Comme mes lecteurs ont pu s’en rendre
compte à quelques reprises, je suis exaspéré par la pratique, devenue courante
dans le Grand Dictionnaire terminologique (GDT), d’affirmer sans preuve que tel
ou tel mot fait partie de la « norme sociolinguistique du français au
Québec ». Dans sa Politique de l’emprunt linguistique (2017),
l’Office québécois de la langue française (OQLF) va même jusqu’à affirmer que
« chaque emprunt est évalué en fonction : […] de son adéquation à la
norme sociolinguistique du français au Québec (c’est-à-dire de sa légitimité
dans l’usage) » (p. 9). Sur la base de quelle enquête ?
Aucune ! C’est tout simplement de la pifométrie.
Pourtant il y a eu quelques enquêtes
qui donnent une idée du sentiment sociolinguistique des Québécois. Mais leurs
résultats ne correspondent pas aux attentes des idéologues endogénistes. Voici
un sizième billet rendant compte des résultats de quelques-unes de ces
enquêtes.
Je reprends ici les analyses que le sociologue
Pierre Bouchard et moi avions faites d’un sondage effectué en 1998. Le questionnaire
avait été soumis à un échantillon représentatif d’adultes francophones,
anglophones et allophones.
Le texte qui suit étudie les réponses
de ces deux dernières catégories et a été publié dans le Devoir du 9 septembre
1999 ; j’y ai apporté quelques modifications cosmétiques.
Le titreur avait ainsi coiffé notre
article : « Les anglophones adoptent la langue du Québec, les
allophones, celle de la France. »
Nous avons cherché à déterminé le modèle
normatif des anglophones et des allophones quand ils parlent français, ainsi
que leur évaluation de la manière de parler des francophones.
L'évaluation que l’on fait de sa
manière de parler traduit une adhésion plus ou moins consciente à l’un des
modèles normatifs prévalant dans le milieu. Dans cette perspective, on
constatera avec intérêt que les allophones ont plus l’impression de parler
français (60 %) que les anglophones (44 %) qui, eux, ont plus
l’impression de parler québécois. Ils se distinguent des anglophones en
privilégiant le modèle français et il s’agit d’une distinction statistiquement
significative.
Les résultats qui suivent corroborent
ce que nous venons de constater. Plus de la moitié des allophones (55 %)
affirment parler à la manière française (20 % tout à fait à la manière
française et 35 % plutôt à la manière française) alors que seulement le
tiers des anglophones (33 %) se disent dans cette situation, si on
additionne ceux qui parlent tout à fait à la manière française et ceux qui parlent
plutôt à la manière française. Malgré certaines difficultés, ces derniers sont
sûrement plus intégrés au contexte québécois.
Un modèle de
référence
Après avoir vu à quel modèle normatif
général les non-francophones adhèrent ou ont tendance à adhérer, il devient
intéressant de déterminer l’évaluation qu'ils font du parler de la population
francophone née au Québec. Cette dernière parle-t-elle très bien, bien, mal ou
très mal le français ? En répondant à une telle question, les anglophones et
les allophones ne décrivent pas vraiment ce qu’est leur conception du modèle
québécois en matière de langue mais nous renvoient à un modèle qu’ils imaginent
plus ou moins consciemment et auquel ils adhèrent ou auraient tendance à
adhérer.
L’évaluation du parler des
francophones est généralement positive : plus de deux anglophones ou
allophones sur trois (68 %) considèrent que les francophones nés au Québec
parlent bien ou très bien. Les anglophones sont en général plus positifs que
les allophones ; ils divergent d’opinion notamment à la catégorie « très bien ».
En effet, 16 % des anglophones affirment que les francophones nés au
Québec parlent très bien, alors que seulement 9 % des allophones font
cette affirmation.
Par ailleurs, il ne faut pas négliger
le fait qu’au moins le quart des anglophones et des allophones considère que la
population francophone née au Québec parle mal. Soulignons que les allophones
se montrent les plus sévères sur ce point (32 % des allophones
comparativement à 25 % des anglophones).
Comment interpréter cette évaluation ?
Pourquoi en est-on venu à la conclusion que certains Québécois parlent très
bien, d’autres bien et d'autres mal ? Sans doute parce que l’on a une idée
plus ou moins précise d’un parler idéal auquel on compare le parler de la
population francophone née au Québec, d'un modèle auquel on se réfère.
On dira que telle personne parle à la
manière française et d’une autre qu’elle parle à la manière québécoise. Si on se
fie aux opinions reçues sur la norme, on aura sûrement tendance à dire que les
personnes qui parlent français ou à la manière française parlent mieux que les
autres. Qu’en est-il des populations consultées ?
On constate d’abord que, pour la très
grande majorité des anglophones, les francophones nés au Québec parlent à la
manière québécoise (92 %) ou parlent tout simplement québécois (86 %) ;
pour les allophones, les résultats sont de 91 % et 84 %. Ce constat
est lourd de signification : il nous renvoie à l’évaluation plus ou moins
positive que l’on fait de la manière de parler des francophones. Si on estime
que les francophones parlent français, on affirmera que ces derniers parlent
bien (>95 %), alors qu’à l'inverse, si on estime que les francophones
parlent québécois, on dira qu'ils parlent plus ou moins mal, la proportion des
non-francophones affirmant qu’ils parlent bien descend à 62 % et 69 %.
Ce que les
parents souhaitent
Une autre façon d’aborder la question
de la norme est de chercher à déterminer le modèle de langue que les parents
souhaitent que leurs enfants parlent. Souhaiteraient-ils qu ’ils apprennent
à «parler comme des Français de France, comme des personnes qui lisent les
nouvelles de Radio-Canada, comme la plupart des politiciens du Québec ou comme
le monde ordinaire qu’on voit dans les jeux télévisés ?». Malgré les
limites évidentes de cette typologie (inspirée des travaux de la Commission
Gendron), il nous apparaît tout de même intéressant de constater que les allophones
ont plus tendance à privilégier un modèle du français parlé apparenté d'une
façon ou d'une autre au modèle français et véhiculé par les Français de France
ou, dans une certaine mesure, par les lecteurs de nouvelles de Radio-Canada (71 %).
Les anglophones, pour leur part, sont moins portés que les allophones à aller
dans ce sens (58 %) et, de ce fait, ils adhèrent plus facilement au parler
des gens ordinaires (34 %) que ces derniers (26 %).
L’attrait suscité par le modèle
français devient encore plus évident quand on demande aux non-francophones s’ils
souhaitent que, dans les cours de français, leurs enfants « apprennent à
parler tout à fait à la manière française, plutôt à la manière française,
plutôt à la manière québécoise ou tout à fait à la manière québécoise ».
Les allophones favorisent nettement le parler à la manière française (« tout
à fait » + « plutôt » = 72 %) alors que les
anglophones se montrent très partagés entre le parler à la manière française
(51 %) et celui à la manière québécoise (49 %).
Enfin, il est possible d’observer les
mêmes tendances pour ce qui est de l’apprentissage du français écrit. Les allophones
privilégient toujours le modèle français: 62 % « aimeraient que leurs
enfants apprennent à écrire le fiançais comme des journalistes français ».
Les anglophones, quant à eux, sont encore aussi partagés entre le modèle
français et le modèle québécois: 52 % « aimeraient que leurs enfants
apprennent à écrire le français comme des journalistes québécois ».
Les allophones privilégient le modèle du français parlé par les Français de France, l’apprentissage du parler à la manière française et l’apprentissage du français écrit tel que le pratiquent les journalistes français. A l’inverse, les anglophones privilégient le modèle québécois: l’apprentissage du français parlé par les gens ordinaires, l’apprentissage du parler à la manière québécoise et l'apprentissage du français écrit des journalistes québécois.
Par ailleurs, les allophones et les
anglophones semblent s’entendre sur une sorte de moyen terme entre les modèles
français et québécois décrits précédemment et qui se traduit par les souhaits
suivants pour leurs enfants: l’apprentissage du français parlé par les lecteurs
de nouvelles de Radio-Canada, l’apprentissage du parler à la manière française
et l’apprentissage du français écrit tel que le pratiquent les journalistes
québécois.
Bref, cette catégorisation nous permet de spécifier les orientations générales des allophones et des anglophones et de mesurer l’attrait général des modèles. Ainsi, plus de la moitié des allophones (54 %) adhèrent au modèle français, un peu plus du quart (27 %) sont intéressés par le modèle intermédiaire (la variante québéco-française) et le reste (19 %) privilégie le modèle québécois. Dans le cas des anglophones, la situation semble moins polarisée, ils se répartissent à peu près également entre les trois modèles: 36 % adhèrent au modèle québécois; 33 % à un modèle intermédiaire (la variante québéco-française) et 31 % au modèle français.
Une enquête de 2004 a repris le même
questionnaire (chapitre 11 du fichier pdf téléchargeable en cliquant ici).
Les mêmes tendances ont été observées (il n’y a pas de différences
significatives entre les résultats de 1998 et ceux de 2004). À ma connaissance,
il n’y a pas eu de nouvelle enquête sur le sujet.
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