jeudi 8 février 2024

Comment les Québécois jugent-ils les québécismes?

 

Comme mes lecteurs ont pu s’en rendre compte à quelques reprises, je suis exaspéré par la pratique, devenue courante dans le Grand Dictionnaire terminologique (GDT), d’affirmer sans preuve que tel ou tel mot fait partie de la « norme sociolinguistique du français au Québec». Dans sa Politique de l’emprunt linguistique (2017), l’Office québécois de la langue française (OQLF) va même jusqu’à affirmer que « chaque emprunt est évalué en fonction : […] de son adéquation à la norme sociolinguistique du français au Québec (c’est-à-dire de sa légitimité dans l’usage) » (p. 9). Sur la base de quelle enquête ? Aucune ! C’est tout simplement de la pifométrie.

Pourtant il y a eu quelques enquêtes qui donnent une idée du sentiment sociolinguistique des Québécois. Mais leurs résultats ne correspondent pas aux attentes des idéologues endogénistes. Au fil des semaines, je compte mettre en ligne quelques-uns de ces résultats.

 

En 1983, Annette Paquot (1988) avait présenté à un échantillon représentatif de la population des régions métropolitaines de Montréal et de Québec* de courts textes en demandant d’y repérer les québécismes (ou plutôt les canadianismes, concept plus familier du grand public). J’ai repris la même enquête en 2006.

Les textes comprennent 29 régionalismes : 18 sont des régionalismes de sens et 11 des régionalismes de forme. Ou, selon l’autre typologie proposée aussi par Annette Paquot, 16 sont des régionalismes de formation française (archaïsmes, dialectalismes ou innovations) et 13 des mots d’emprunts (à l’anglais ou aux langues amérindiennes). Pour faciliter la comparaison entre l’étude d’Annette Paquot et la mienne, j’ai repris les mêmes typologies, sans les critiquer ni les modifier.

Une question de l’enquête de 1983 demandait de repérer, dans de courts textes, les mots qui ne sont pas considérés comme appartenant au « bon français », c’est-à-dire « au français dont les grammaires et les dictionnaires donnent le modèle ». Pour éviter les malentendus quant à l’interprétation, il peut être utile de préciser que le choix des québécismes illustrant ces textes n’inclut pas que des québécismes condamnés par les autorités normatives. Ainsi, pour ne donner que deux exemples de mots apparaissant dans les textes de l’enquête, beigne est un régionalisme accepté par la plupart des auteurs et battures est un terme qui a même été normalisé par l’Office québécois de la langue française.

En 2006, 39,9 % des répondants ont désigné un ou des québécismes qui apparaissaient dans les textes qui leur étaient présentés et qu’ils considéraient comme n’appartenant pas au « bon français » ; cette proportion était de 30,7 % en 1983. Cette différence est statistiquement significative. Sur les 34 mots contenus dans ces courts textes, 22 ont connu des changements statistiquement significatifs dans l’évaluation que les répondants en font. Ces changements, lorsqu’ils sont significatifs, sont négatifs, sauf pour deux mots, encabané et hambourgeois. Le tableau qui suit présente les résultats selon la typologie québécismes de formation française/québécismes d’emprunt. Dans les deux cas, il y a, en 2006 par rapport à 1983, significativement plus de personnes qui déclarent que des québécismes n’appartiennent pas au « bon français ». Nous passerons en revue les résultats selon ces deux types de québécismes.

Québécismes de formation française et québécismes d’emprunt considérés comme n’appartenant pas au « bon français », RMR de Montréal et de Québec, 1983 et 2006

 


Si l’on considère les québécismes de formation française, la hausse dans la proportion des termes considérés comme n’appartenant pas au « bon français » est faible et est explicable principalement par les résultats plus élevés des mots venir et votation en 2006. Dans le texte présenté aux enquêtés, venir apparaissait dans la phrase suivante : « Vous voulez venir vite riche ? » Ce sens est considéré comme un archaïsme (Poirier, 1980, p. 43-80) et il n’est donc pas étonnant que le mot soit davantage repéré en 2006 que 23 ans plus tôt. Quant au mot votation**, il doit sans doute à son caractère peu fréquent d’attirer l’attention des enquêtés ; d’ailleurs, il est lui aussi considéré comme un archaïsme (Darbelnet, 1982). Si l’on enlève donc les mots venir et votation du tableau des résultats, il n’y a plus de différence significative entre 1983 et 2006.

Il n’y a pas non plus de différence significative entre les années si nous enlevons du tableau les mots hambourgeois et moufflet. C’est que ces deux mots ont un statut ou un historique particulier qui pourrait justifier qu’on ne les prenne pas en compte dans l’analyse. En effet, ils font partie des termes que la Régie (comme s’appelait alors l’Office) de la langue française a proposés lorsqu’un quotidien a dénoncé, à la veille des élections de 1976, le fait que la « loi 22 », qui était la loi linguistique alors en vigueur, n’était pas respectée dans l’affichage des menus de la cafétéria située tout près du bureau du premier ministre. Le mot moufflet (proposition inspirée d’une traduction du mot muffin donnée dans une ancienne édition du Larousse anglais-français) n’est jamais passé dans l’usage. Quant au mot hambourgeois, les réponses à une autre question de notre enquête montrent qu’il est connu de plus de deux Québécois sur cinq, même s’il n’est pas utilisé (sauf très rarement à l’écrit).

On constate par ailleurs que, dans la catégorie des québécismes de formation française, quatre termes considérés comme standard par les autorités normatives sont effectivement très peu désignés par les enquêtés comme n’appartenant pas au « bon français » : battures, beigne, bleuet, tire. On notera que ce sont quatre mots dont on peut dire qu’ils ont une valeur patrimoniale. La réalité des chiffres nous force à inclure dans cette analyse le mot partisanerie, dont plusieurs ne nieront pas le caractère traditionnel. (Ici le point supplée maladroitement au point d’ironie qui fait défaut au français.)

De plus, en n’observant toujours que les québécismes de formation française apparaissant dans le tableau, on constate que les termes considérés comme n’appartenant pas au « bon français » et qui ont un score supérieur à 30 % ont un caractère familier ou sont sans doute en train de l’acquérir (achaler, cadran, encabané, frette, piler, rester, vidanges).

Si on étudie maintenant les québécismes d’emprunt du tableau, on constate que la proportion des enquêtés qui déclarent que des québécismes de ce type ne sont pas considérés comme appartenant au « bon français » a connu une croissance importante, passant de 25,9 % en 1983 à 41 % en 2006. Cette croissance est particulièrement remarquable parce que tous les emprunts de la liste sont des emprunts sémantiques et des calques, donc beaucoup plus difficiles à détecter que des anglicismes lexicaux. Un seul emprunt sémantique est quasi unanimement détecté : malle (la poste), à 95,3 % en 2006, en hausse d’une vingtaine de points depuis 1983. Cinq emprunts reçoivent un score négatif de plus de 60 % : bicycle (bicyclette), engagé (occupé), longue-distance (appel interurbain), pamphlet (brochure) et soubassement (sous-sol). Fait à noter, pour ces cinq mots tout comme pour le mot malle, le score négatif est plus élevé en 2006 qu’en 1983. Cinq autres emprunts sont très peu détectés : breuvage (boisson), comté (circonscription électorale), patronage (favoritisme), professionnel (personne qui exerce une profession libérale) et sous-marin (variété de sandwich). Deux de ces termes (sous-marin et professionnel) ne présentent pas de différence significative entre les résultats de 1983 et ceux de 2006 ; mais, pour les trois autres, la différence dépasse les sept points et l’évolution s’est faite dans le sens d’une accentuation du jugement négatif.

De l’analyse des résultats à la question demandant aux enquêtés de repérer dans un texte les québécismes qui sont considérés comme n’appartenant pas au « bon français », il ressort que ce ne sont pas tous les québécismes qui reçoivent un jugement défavorable. En particulier, les enquêtés sont peu nombreux à considérer comme n’étant pas du « bon français » les québécismes de formation française désignant des réalités appartenant à ce que l’on pourrait appeler le patrimoine. En revanche, on constate que de 1983 à 2006 les emprunts sont de moins en moins considérés comme appartenant au « bon français ». Mais ce qu’il faut surtout retenir, c’est que la sensibilité aux emprunts ne s’applique pas qu’aux anglicismes lexicaux, elle s’étend aussi aux anglicismes sémantiques et aux calques et elle a connu une hausse significative sur une période de près d’un quart de siècle.

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*Québécois adultes (c’est-à-dire âgés de 18 ans et plus), de langue maternelle française, nés au Québec.

**Notons que le mot votation est courant en Suisse. Ces derniers jours, je l’ai entendu à plusieurs reprises à la télévision française lorsqu’il était question du referendum de la mair(ess)e de Paris Anne Hidalgo sur le stationnement des SUV (QC = VUS).

Bibliographie

Darbelnet, Jean (1982), « Statut de certains québécismes au sein de la francophonie », Langues et linguistique, vol. 2, no 8, p. 1-16.

Paquot, Annette (1988), Les Québécois et leurs mots. Étude sémiologique et sociolinguistique des régionalismes lexicaux au Québec, Québec, Conseil de la langue française/Presses de l’Université Laval 

Poirier, Claude (1980), « Le lexique québécois : son évolution, ses composantes », Culture populaire et littératures au Québec, René Bouchard (dir.), Saratoga (CA), Anima Libri.

 

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