Comme mes lecteurs ont pu
s’en rendre compte à quelques reprises, je suis exaspéré par la pratique,
devenue courante dans le Grand Dictionnaire terminologique (GDT), d’affirmer
sans preuve que tel ou tel mot fait partie de la « norme sociolinguistique
du français au Québec ». Dans sa Politique de l’emprunt linguistique
(2017), l’Office québécois de la langue française (OQLF) va même jusqu’à
affirmer que « chaque emprunt est évalué en fonction : […] de son
adéquation à la norme sociolinguistique du français au Québec (c’est-à-dire de
sa légitimité dans l’usage) » (p. 9). Sur la base de quelle
enquête ? Aucune ! C’est tout simplement de la pifométrie.
Pourtant il y a eu
quelques enquêtes qui donnent une idée du sentiment sociolinguistique des
Québécois. Mais leurs résultats ne correspondent pas aux attentes des
idéologues endogénistes. Voici un deuxième billet rendant compte des résultats
de quelques-unes de ces enquêtes.
J’emprunte les données qui
suivent à deux enquêtes, effectuées à 15 ans d’intervalle[1].
La première enquête date de
1983[2]. Elle n’a
concerné que les villes de Montréal et de Québec (régions métropolitaines de
recensement). Les entrevues en face à face ont été faites auprès de 500
personnes à Montréal et de 200 personnes à Québec, toutes nées au Québec et
âgées de 18 ans et plus. Dans les tableaux qui suivent, cette enquête figure
sous l’appellation « C.L.F. 1983 ».
La deuxième enquête a eu
lieu en 1998 auprès de 1591 francophones âgés de 18 ans et plus, représentant
l’ensemble de la population francophone du Québec. Les données ont été
recueillies par entrevue téléphonique. Dans les tableaux, cette enquête sera
désignée sous l’appellation « O.L.F. 1998 ».
Lorsque je compare les
données de 1998 à celles de 1983, je me base sur un sous-échantillon comprenant
uniquement les personnes habitant les régions métropolitaines de recensement de
Montréal et de Québec. Dans tous les autres cas et sauf mention expresse du
contraire, les données portent sur l’ensemble de la population québécoise.
Dans ce billet, je présente
les réponses à six énoncés qui reçoivent un appui largement majoritaire au sein
de la population francophone du Québec (les tableaux figurent à la fin du
billet).
1.
« Les francophones du Québec devraient
être capables de parler également un français international. »
De 1983 à 1998, cet énoncé
continue de faire consensus, près de 9 Québécois sur 10 manifestant leur
accord. Nous n’avons constaté aucune évolution sur cette question.
2.
« Les mots d’ici constituent une
richesse qu’il faut absolument conserver. »
La proportion de la
population qui dit être d’accord avec cet énoncé a crû de 14,7 points sur une
période de 15 ans, passant de près de trois personnes sur quatre (73,2 %)
à près de neuf sur dix (87,9 %), et cette hausse est significative du point
de vue statistique.
3.
« Pour les termes techniques
spécialisés, les Français et les Québécois devraient utiliser les mêmes
mots. »
La question n’avait pas été
posée en 1983. En 1998, elle recueille 89,2 % d’adhésion.
4.
« Il est acceptable de tutoyer les
clients, quel que soit leur âge, dans les commerces. »
Pour cet énoncé, nous
n’avons des données que pour 1998. Elles indiquent que 84,3 % des
Québécois sont défavorables à l’idée de se faire tutoyer dans les commerces.
5.
« Il est normal que les employés
tutoient les personnes âgées ou les bénéficiaires résidant en centre
hospitalier ou en centre d’hébergement. »
Là encore, nous ne disposons
de données que pour 1998. Quatre Québécois sur cinq se prononcent contre le
tutoiement des personnes âgées dans les services de santé.
6.
« Bien parler, c’est aussi être capable
d’utiliser des formules de politesse dans son langage. »
Les données, disponibles
seulement pour 1998, montrent que la quasi totalité des francophones du Québec
(97,2 %) sont d’accord avec cet énoncé. Même s’il est moins massif, on se doit
de mentionner, dans le même ordre d’idées, le rejet des sacres : trois
personnes sur quatre trouvent que « les sacres devraient être bannis, même
dans les conversations familières. »
D’où se dégagent trois
conclusions :
1.
Le refus du séparatisme linguistique :
les Québécoises et les Québécois estiment qu’ils devraient être en mesure de
parler aussi un français d’audience internationale; ils croient aussi que les
termes techniques devraient être les mêmes en France et au Québec. Ces opinions
rejoignent la position que le Conseil de la langue française défendait en 1990
lorsqu’il affirmait que les Québécois « ne veulent pas se couper du
français international » (Conseil de la langue française, 1990 : 51).
2.
Les mots propres au Québec sont sentis comme
faisant partie du patrimoine national. Ce sentiment s’est même accru sur une
période de 15 ans.
3.
Même si elle est d’ordre plus sociologique
que proprement linguistique, la politesse fait clairement partie de la norme
linguistique. On pense notamment au phénomène du tutoiement, qui semble avoir
pris de l’ampleur au tournant des années 1990. En effet, le livre de Carole
Simard, Cette impolitesse qui nous
distingue, date de 1994 et on relève dans une chronique de La Presse de Lysiane Gagnon datée du 28
mars 1996 les propos suivants : « Je vais à la banque, la caissière
me tutoie. Hier j’allais renouveler mon permis de conduire, le préposé me
tutoyait. Ma mère vit dans une résidence. Elle a 80 ans, elle est hyper-lucide,
on lui parle comme à un bébé : ‘As-tu pris tes médicaments?’ » En
tout cas, ce phénomène ne paraissait pas suffisamment répandu au début des
années 1980 pour qu’on ajoute une question sur lui dans l’enquête de 1983.
Mais, en 1998, l’opinion publique réagit fortement contre le tutoiement.
Les résultats d’une enquête
effectuée en 2004 ont confirmé ces éléments de consensus (Maurais, 2008).
Depuis, l’OQLF n’a pas fait d’autre enquête du genre.
Tableaux
1. « Les francophones du
Québec devraient être capables de parler également un français
international. »
O.L.F. 1998 |
C.L.F. 1983 |
D’accord 88,2 % |
D’accord 85,3 % |
En désaccord 11,8 % |
En désaccord 14,7 % |
2. « Les mots d’ici
constituent une richesse qu’il faut absolument conserver. »
O.L.F. 1998 |
C.L.F. 1983 |
D’accord 87,9 %* |
D’accord 73,2 %* |
En désaccord 12,1 %* |
En désaccord 26,8 %* |
*Différences significatives
3. « Pour les termes
techniques spécialisés, les Français et les Québécois devraient utiliser les
mêmes mots. »
O.L.F. 1998 |
D’accord 89,2 %
|
En désaccord 10,8 %
|
4. « Il est acceptable de
tutoyer les clients, quel que soit leur âge, dans les commerces. »
O.L.F. 1998 |
D’accord 15,7 %
|
En désaccord 84,3 %
|
5. « Il est normal que les
employés tutoient les personnes âgées ou les bénéficiaires résidant en centre
hospitalier ou en centre d’hébergement. »
O.L.F. 1998 |
D’accord 16,9 %
|
En désaccord 83,1 %
|
6. « Bien parler, c’est
aussi être capable d’utiliser des formules de politesse dans son
langage. »
O.L.F. 1998 |
D’accord 97,2 %
|
En désaccord 2,8 %
|
Bibliographie
Bouchard, Pierre et
Jacques Maurais (1999), « La norme et l’école. L’opinion des
Québécois », Terminogramme
91-92, p. 91-116.
Conseil de la langue
française (1990), L’aménagement de la
langue : pour une description du français québécois, Québec, Conseil
de la langue française.
Gagnon, Lysiane (1996),
« Une idée pour M. Bouchard », La Presse, 28 mars 1996, p. B-2.
Maurais, Jacques, Les
Québécois et la norme, Montréal, OQLF.
Paquot, Annette (1988), Les
Québécois et leurs mots. Étude sémiologique et sociolinguistique des
régionalismes lexicaux au Québec, Québec, Conseil de la langue
française/Presses de l’Université Laval.
Simard, Carole (1994), Cette impolitesse qui nous distingue,
Montréal, Boréal.
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