vendredi 9 février 2024

La norme sociolinguistique du français au Québec : ce qui fait consensus

 

Comme mes lecteurs ont pu s’en rendre compte à quelques reprises, je suis exaspéré par la pratique, devenue courante dans le Grand Dictionnaire terminologique (GDT), d’affirmer sans preuve que tel ou tel mot fait partie de la « norme sociolinguistique du français au Québec ». Dans sa Politique de l’emprunt linguistique (2017), l’Office québécois de la langue française (OQLF) va même jusqu’à affirmer que « chaque emprunt est évalué en fonction : […] de son adéquation à la norme sociolinguistique du français au Québec (c’est-à-dire de sa légitimité dans l’usage) » (p. 9). Sur la base de quelle enquête ? Aucune ! C’est tout simplement de la pifométrie.

Pourtant il y a eu quelques enquêtes qui donnent une idée du sentiment sociolinguistique des Québécois. Mais leurs résultats ne correspondent pas aux attentes des idéologues endogénistes. Voici un deuxième billet rendant compte des résultats de quelques-unes de ces enquêtes.

 

J’emprunte les données qui suivent à deux enquêtes, effectuées à 15 ans d’intervalle[1].

La première enquête date de 1983[2]. Elle n’a concerné que les villes de Montréal et de Québec (régions métropolitaines de recensement). Les entrevues en face à face ont été faites auprès de 500 personnes à Montréal et de 200 personnes à Québec, toutes nées au Québec et âgées de 18 ans et plus. Dans les tableaux qui suivent, cette enquête figure sous l’appellation « C.L.F. 1983 ».

La deuxième enquête a eu lieu en 1998 auprès de 1591 francophones âgés de 18 ans et plus, représentant l’ensemble de la population francophone du Québec. Les données ont été recueillies par entrevue téléphonique. Dans les tableaux, cette enquête sera désignée sous l’appellation « O.L.F. 1998 ».

Lorsque je compare les données de 1998 à celles de 1983, je me base sur un sous-échantillon comprenant uniquement les personnes habitant les régions métropolitaines de recensement de Montréal et de Québec. Dans tous les autres cas et sauf mention expresse du contraire, les données portent sur l’ensemble de la population québécoise.

Dans ce billet, je présente les réponses à six énoncés qui reçoivent un appui largement majoritaire au sein de la population francophone du Québec (les tableaux figurent à la fin du billet).

 

1.   « Les francophones du Québec devraient être capables de parler également un français international. »

De 1983 à 1998, cet énoncé continue de faire consensus, près de 9 Québécois sur 10 manifestant leur accord. Nous n’avons constaté aucune évolution sur cette question.

 

2.   « Les mots d’ici constituent une richesse qu’il faut absolument conserver. »

La proportion de la population qui dit être d’accord avec cet énoncé a crû de 14,7 points sur une période de 15 ans, passant de près de trois personnes sur quatre (73,2 %) à près de neuf sur dix (87,9 %), et cette hausse est significative du point de vue statistique.

 

3.   « Pour les termes techniques spécialisés, les Français et les Québécois devraient utiliser les mêmes mots. »

La question n’avait pas été posée en 1983. En 1998, elle recueille 89,2 % d’adhésion.

 

4.   « Il est acceptable de tutoyer les clients, quel que soit leur âge, dans les commerces. »

Pour cet énoncé, nous n’avons des données que pour 1998. Elles indiquent que 84,3 % des Québécois sont défavorables à l’idée de se faire tutoyer dans les commerces.

 

5.   « Il est normal que les employés tutoient les personnes âgées ou les bénéficiaires résidant en centre hospitalier ou en centre d’hébergement. »

Là encore, nous ne disposons de données que pour 1998. Quatre Québécois sur cinq se prononcent contre le tutoiement des personnes âgées dans les services de santé.

 

6.   « Bien parler, c’est aussi être capable d’utiliser des formules de politesse dans son langage. »

Les données, disponibles seulement pour 1998, montrent que la quasi totalité des francophones du Québec (97,2 %) sont d’accord avec cet énoncé. Même s’il est moins massif, on se doit de mentionner, dans le même ordre d’idées, le rejet des sacres : trois personnes sur quatre trouvent que « les sacres devraient être bannis, même dans les conversations familières. »

 

D’où se dégagent trois conclusions :

1.   Le refus du séparatisme linguistique : les Québécoises et les Québécois estiment qu’ils devraient être en mesure de parler aussi un français d’audience internationale; ils croient aussi que les termes techniques devraient être les mêmes en France et au Québec. Ces opinions rejoignent la position que le Conseil de la langue française défendait en 1990 lorsqu’il affirmait que les Québécois « ne veulent pas se couper du français international » (Conseil de la langue française, 1990 : 51).

2.   Les mots propres au Québec sont sentis comme faisant partie du patrimoine national. Ce sentiment s’est même accru sur une période de 15 ans.

3.   Même si elle est d’ordre plus sociologique que proprement linguistique, la politesse fait clairement partie de la norme linguistique. On pense notamment au phénomène du tutoiement, qui semble avoir pris de l’ampleur au tournant des années 1990. En effet, le livre de Carole Simard, Cette impolitesse qui nous distingue, date de 1994 et on relève dans une chronique de La Presse de Lysiane Gagnon datée du 28 mars 1996 les propos suivants : « Je vais à la banque, la caissière me tutoie. Hier j’allais renouveler mon permis de conduire, le préposé me tutoyait. Ma mère vit dans une résidence. Elle a 80 ans, elle est hyper-lucide, on lui parle comme à un bébé : ‘As-tu pris tes médicaments?’ » En tout cas, ce phénomène ne paraissait pas suffisamment répandu au début des années 1980 pour qu’on ajoute une question sur lui dans l’enquête de 1983. Mais, en 1998, l’opinion publique réagit fortement contre le tutoiement.

 

Les résultats d’une enquête effectuée en 2004 ont confirmé ces éléments de consensus (Maurais, 2008). Depuis, l’OQLF n’a pas fait d’autre enquête du genre.


Tableaux

1.      « Les francophones du Québec devraient être capables de parler également un français international. »

O.L.F. 1998

C.L.F. 1983

D’accord            88,2 %

D’accord             85,3 %

En désaccord      11,8 %

En désaccord       14,7 %

 

2.      « Les mots d’ici constituent une richesse qu’il faut absolument conserver. »

O.L.F. 1998

C.L.F. 1983

D’accord            87,9 %*

D’accord             73,2 %*

En désaccord      12,1 %*

En désaccord       26,8 %*

*Différences significatives

 

3.      « Pour les termes techniques spécialisés, les Français et les Québécois devraient utiliser les mêmes mots. »

O.L.F. 1998

D’accord               89,2 %

En désaccord         10,8 %

 

4.      « Il est acceptable de tutoyer les clients, quel que soit leur âge, dans les commerces. »

O.L.F. 1998

D’accord               15,7 %

En désaccord         84,3 %

 

5.      « Il est normal que les employés tutoient les personnes âgées ou les bénéficiaires résidant en centre hospitalier ou en centre d’hébergement. »

O.L.F. 1998

D’accord               16,9 %

En désaccord         83,1 %

 

6.      « Bien parler, c’est aussi être capable d’utiliser des formules de politesse dans son langage. »

O.L.F. 1998

D’accord               97,2 %

En désaccord           2,8 %

 

Bibliographie

Bouchard, Pierre et Jacques Maurais (1999), « La norme et l’école. L’opinion des Québécois », Terminogramme 91-92, p. 91-116.

Conseil de la langue française (1990), L’aménagement de la langue : pour une description du français québécois, Québec, Conseil de la langue française.

Gagnon, Lysiane (1996), « Une idée pour M. Bouchard », La Presse, 28 mars 1996, p. B-2.

Maurais, Jacques, Les Québécois et la norme, Montréal, OQLF.

Paquot, Annette (1988), Les Québécois et leurs mots. Étude sémiologique et sociolinguistique des régionalismes lexicaux au Québec, Québec, Conseil de la langue française/Presses de l’Université Laval.

Simard, Carole (1994), Cette impolitesse qui nous distingue, Montréal, Boréal.

 

 



[1] Ces analyses ont été faites en collaboration avec Pierre Bouchard.

[2] Ce sont des questions d’opinion qui ont été ajoutées à l’enquête d’Annette Paquot sur les régionalismes lexicaux du Québec.

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