mardi 13 février 2024

La norme du français au Québec : locuteurs des villes et locuteurs des champs


Comme mes lecteurs ont pu s’en rendre compte à quelques reprises, je suis exaspéré par la pratique, devenue courante dans le Grand Dictionnaire terminologique (GDT), d’affirmer sans preuve que tel ou tel mot fait partie de la « norme sociolinguistique du français au Québec ». Dans sa Politique de l’emprunt linguistique (2017), l’Office québécois de la langue française (OQLF) va même jusqu’à affirmer que « chaque emprunt est évalué en fonction : […] de son adéquation à la norme sociolinguistique du français au Québec (c’est-à-dire de sa légitimité dans l’usage) » (p. 9). Sur la base de quelle enquête ? Aucune ! C’est tout simplement de la pifométrie.

Pourtant il y a eu quelques enquêtes qui donnent une idée du sentiment sociolinguistique des Québécois. Mais leurs résultats ne correspondent pas aux attentes des idéologues endogénistes. Voici un cinquième billet rendant compte des résultats d’une de ces enquêtes.

 

Ce billet est basé sur une enquête de 1998 auprès de 1591 francophones âgés de 18 ans et plus, représentant l’ensemble de la population francophone du Québec. Les données ont été recueillies par entrevue téléphonique. Pour plus de détails sur l’enquête et le questionnaire, cliquer ici (fichier pdf téléchargeable; cf. spécialement les pages 9 et 10).

 

L’analyse a été effectuée avec l’aide indispensable du sociologue Pierre Bouchard.

 

L’application de la procédure statistique dite des « nuées dynamiques » nous a permis de dégager quatre grands modèles normatifs.

 

Modèle 1 : Ceux qui ont l’impression de parler québécois et souhaitent parler comme les gens ordinaires des jeux télévisés, sont d’accord avec le besoin d’ouverture aux autres (« Beaucoup de mots utilisés au Québec nous empêchent de communiquer avec les francophones des autres pays ») et avec la nécessité de connaître les mots typiques des autres régions de la francophonie, mais en désaccord avec une certaine harmonisation de la terminologie et avec l’élimination des mots anglais du français du Québec. Pour simplifier, nous l’appellerons le modèle « québécois – jeux télévisés ».

Modèle 2 : Ceux qui ont l’impression de parler québécois et souhaitent parler comme les lecteurs de nouvelles de Radio-Canada, sont en désaccord avec le besoin d’ouverture aux autres (« Beaucoup de mots utilisés au Québec nous empêchent de communiquer avec les francophones des autres pays ») et avec la nécessité de connaître les mots typiques des autres régions de la francophonie, mais d’accord avec une certaine harmonisation de la terminologie et avec l’élimination des mots anglais du français du Québec. Pour simplifier, nous l’appellerons le modèle « québécois – Radio-Canada ».

Modèle 3 : Ceux qui ont l’impression de parler français et souhaitent parler comme les lecteurs de nouvelles de Radio-Canada, sont en désaccord avec une certaine harmonisation de la terminologie, mais en accord avec le besoin d’ouverture aux autres (« Beaucoup de mots utilisés au Québec nous empêchent de communiquer avec les francophones des autres pays »), avec la nécessité de connaître les mots typiques des autres régions de la francophonie et l’élimination des mots anglais du français du Québec. Pour simplifier, nous l’appellerons le modèle « français – Radio-Canada ».

Modèle 4 : Ceux qui ont l’impression de parler français et souhaitent parler comme les gens ordinaires des jeux télévisés, sont d’accord avec la nécessité de connaître les mots typiques des autres régions de la francophonie et une certaine harmonisation de la terminologie, mais en désaccord avec ce besoin d’ouverture aux autres (« Beaucoup de mots utilisés au Québec nous empêchent de communiquer avec les francophones des autres pays ») et l’élimination des mots anglais du français du Québec. Pour simplifier, nous l’appellerons le modèle « français – jeux télévisés ».

 

L’importance de chacun de ces modèles, c’est-à-dire l’adhésion de la population à l’un ou l’autre de ces modèles, varie en fonction du degré d’urbanisation. Pour les fins de notre analyse, nous avons classé le Québec en trois catégories, selon l’intensité de l’urbanisation : milieu urbain (localités de 50 000 habitants et plus), milieu semi-urbain (localités de 25 000 à 50 000 habitants) et milieu rural (zones de moins de 25 000 habitants).

 

Milieu urbain

Milieu semi-urbain

Milieu rural

Modèle 1 (42 %)

Modèle 3 (44 %)

Modèle 3 (39 %)

Modèle 3 (30 %)

Modèle 4 (30 %)

Modèle 1 (34 %)

Modèle 2 (28 %)

Modèle 2 (26 %)

Modèle 4 (27 %)

 

Le modèle 1 (« québécois – jeux télévisés ») figure au premier rang en milieu urbain, est absent en milieu semi-urbain et occupe le deuxième rang en milieu rural. Le modèle 3 (« français – Radio-Canada »), qui apparaît au deuxième rang en milieu urbain, prédomine en milieu semi-urbain et en milieu rural. Le modèle 2 (« québécois – Radio-Canada ») n’apparaît que dans les milieux urbains et semi-urbains, où il occupe la dernière place. Le modèle 4 (« français – jeux télévisés ») est absent du milieu urbain; il apparaît au deuxième rang en milieu semi-urbain et en dernière position en milieu rural.

Par la suite, nous avons forcé la procédure statistique et réduit de quatre à trois les modèles linguistiques valables pour l’ensemble du Québec. Ce qui a produit le tableau suivant :

 

Modèles normatifs constatés et pourcentage de francophones

Ensemble du Québec

 

 

Variété géogra-phique

Modèle de référence

Mots qui empê-chent de commu-niquer

Connais-sance des mots typiques

Utilisation des mêmes mots partout

Élimina-tion des mots anglais

Pourcen-tage de franco-phones

Modèle 2

Québé-cois

Lecteurs de nouvelles de Radio-Canada

Accord

Accord

Accord

En désaccord

39 %

Modèle 3

Français

Lecteurs de nouvelles de Radio-Canada

Accord

Accord

En désaccord

En désaccord

33 %

Modèle 1

Québé-cois

Gens ordinaires des jeux télévisés

En désaccord

En désaccord

En désaccord

Accord

29 %

 

Le tableau montre que la référence demeure la langue des lecteurs de nouvelles de Radio-Canada puisque cet élément fait partie de la définition des deux principaux modèles. Ces deux modèles se caractérisent aussi par leur tolérance envers les anglicismes. On notera aussi que le modèle 1, qui prédomine en milieu urbain, occupe le dernier rang dans l’ensemble du Québec. On remarquera, enfin, une sorte de contradiction interne du modèle 3 : les personnes qui adhèrent à ce modèle croient que les mots qui sont utilisés au Québec empêchent la communication avec les francophones des autres pays mais elles ne croient pas que les francophones devraient utiliser partout les mêmes mots.

 

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