samedi 10 février 2024

La norme du français au Québec : les désaccords

 

Comme mes lecteurs ont pu s’en rendre compte à quelques reprises, je suis exaspéré par la pratique, devenue courante dans le Grand Dictionnaire terminologique (GDT), d’affirmer sans preuve que tel ou tel mot fait partie de la « norme sociolinguistique du français au Québec ». Dans sa Politique de l’emprunt linguistique (2017), l’Office québécois de la langue française (OQLF) va même jusqu’à affirmer que « chaque emprunt est évalué en fonction : […] de son adéquation à la norme sociolinguistique du français au Québec (c’est-à-dire de sa légitimité dans l’usage) » (p. 9). Sur la base de quelle enquête ? Aucune ! C’est tout simplement de la pifométrie.

Pourtant il y a eu quelques enquêtes qui donnent une idée du sentiment sociolinguistique des Québécois. Mais leurs résultats ne correspondent pas aux attentes des idéologues endogénistes. Voici un troisième billet rendant compte des résultats de quelques-unes de ces enquêtes.

 

J’emprunte les données qui suivent à deux enquêtes, effectuées à 15 ans d’intervalle[1]. Pour plus de détails, veuillez vous référer au billet précédent.


Quatre énoncés proposés dans ces enquêtes recueillent un appui plus ou moins mitigé. Et l’évolution des opinions sur une période de 15 ans est particulièrement intéressante.

 

1.   « Beaucoup de mots que nous utilisons au Québec nous empêchent de communiquer avec les francophones des autres pays. »

En 1983, près de trois Québécois sur quatre (73,2 %) se disaient en accord avec cet énoncé. Quatre ans plus tard, ils étaient moins de un sur deux (42,1 %).

Les personnes qui ont voyagé dans les autres pays francophones sont celles qui ont le plus abandonné cette opinion. En effet, il y a une baisse de 46,1 points sur quinze ans parmi les personnes qui ont visité des pays francophones, comparativement à une baisse de 24,5 points chez celles qui ont voyagé dans des pays non francophones.

 

2.   « Les francophones d’ici devraient mieux connaître les mots typiques des autres régions de la francophonie. »

Tant en 1983 qu’en 1998, un peu plus d’un Québécois sur deux appuie cet énoncé (54,4 % en 1983, 53,8 % en 1998). Sur ce point, il n’y a pas eu d’évolution en 15 ans.

 

3.   « Tous les francophones du monde devraient employer partout les mêmes mots. »

En 1983, les répondants se partageaient également entre ceux qui étaient pour et ceux qui étaient contre cet énoncé (50 % exactement). Sur 15 ans, l’accord avec cette opinion a connu une chute de près de 15 points, passant de 50 % à 35,2 %. La baisse la plus marquée s’est manifestée chez les personnes les plus scolarisées : chez celles qui ont 13 ans et plus de scolarité, la baisse est de 14,2 points, alors qu’elle est de 6,9 points chez celles ayant moins de 13 ans de scolarité.


4.   « Il faudrait éliminer les mots anglais du français d’ici. »

En 1983, près de quatre Québécois sur cinq (79 %) se disaient d’accord avec cet énoncé; quinze ans plus tard, ils n’étaient plus qu’un peu plus de la moitié (57,7 %).

On constate qu’en 1998, près des deux tiers des personnes âgées de moins de 35 ans disent manifester plus de tolérance envers les anglicismes; en revanche, chez les plus de 35 ans, près des deux tiers les rejettent. Sur la question des anglicismes, le clivage selon l’âge est donc très marqué. 

 

Une enquête effectuée en 2004 confirme ces tendances. On peut le vérifier en cliquant ici (fichier pdf téléchargeable).


Tableaux

1.       « Beaucoup de mots que nous utilisons au Québec nous empêchent de communiquer avec les francophones des autres pays. »

O.L.F. 1998

C.L.F. 1983

D’accord            42,1 %*

D’accord             73,2 %*

En désaccord      57,9 %*

En désaccord       26,8 %*

*Différences significatives

 

1 (a) « Beaucoup de mots que nous utilisons au Québec nous empêchent de communiquer avec les francophones des autres pays. »

Pourcentage de répondants qui se disent d’accord avec cet énoncé selon qu’ils ont ou non voyagé dans d’autres pays francophones

 

C.L.F. 1983

O.L.F. 1998

Ont voyagé dans des pays francophones

79,4 %*

33,3 %*

N’ont pas voyagé dans des pays francophones

68,7 %*

44,2 %*

*Différences significatives

 

2.       « Les francophones d’ici devraient mieux connaître les mots typiques des autres régions de la francophonie. »

O.L.F. 1998

C.L.F. 1983

D’accord            53,8 %

D’accord             54,4 %

En désaccord      46,2 %

En désaccord       45,6 %

 

3.       « Tous les francophones du monde devraient employer partout les mêmes mots. »

O.L.F. 1998

C.L.F. 1983

D’accord            35,2 %*

D’accord             50 %*

En désaccord      64,8 %*

En désaccord       50 %*

*Différences significatives

 

3(a) « Tous les francophones du monde devraient employer partout les mêmes mots. »

Pourcentage de répondants qui se disent en accord avec cet énoncé, selon le nombre d’années de scolarité

Scolarité

C.L.F. 1983

O.L.F. 1998

Moins de 13 ans

55,7 %*

48,8 %*

Plus de 13 ans

39,8 %*

25,6 %*

*Différences significatives

 

4.       « Il faudrait éliminer les mots anglais du français d’ici. »

O.L.F. 1998

C.L.F. 1983

D’accord            57,7 %*

D’accord             79 %*

En désaccord      42,3 %*

En désaccord       21 %*

*Différences significatives

 

4(a) « Il faudrait éliminer les mots anglais du français d’ici. »

Pourcentage de répondants qui se disent en accord avec cet énoncé, selon l’âge

 

D’accord

En désaccord

Moins de 35 ans

37,2 %*

62,8 %*

35 à 54 ans

60,7 %

39,3 %

55 ans et plus

69,2 %

30,8 %

*Différence significative

 



[1] Ces analyses ont été faites en collaboration avec Pierre Bouchard.

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