mercredi 27 novembre 2024

Remettre la terminologie à sa place

 

 

LA PLACE DE L'ENSEIGNEMENT DE LA TERMINOLOGIE

DANS L'AMÉNAGEMENT LINGUISTIQUE DU QUÉBEC

Table ronde sur l'enseignement de la terminologie, université Laval, 12 août 1986

Le texte qui suit a déjà été publié dans une publication au tirage que l'on pourrait presque qualifier de confidentiel (Girsterm, Travaux de terminologie n5, janvier 1987). C'est pourquoi il n'a pas semblé inutile de le reproduire ici.

 

On m'a demandé de donner mon opinion sur l'enseignement de la terminologie au Québec dans le cadre de la section qui a été intitulée « Le point de vue de l'observateur et du traducteur ». Je présenterai donc les commentaires d'un observateur qui, après avoir été terminologue à l'Office de la langue française de 1973 à 1980, ne l'est plus depuis bientôt six ans et qui n'a eu qu'une expérience passagère de l'enseignement de cette discipline, n'ayant donné un enseignement de la terminologie qu'un trimestre à l'Université du Québec à Trois-Rivières. Aussi bien, comme je n'ai pas d'expérience récente d'enseignement de cette matière, mes commentaires seront à prendre davantage comme des souhaits que comme des critiques.

Pour formuler mes commentaires, je pars du principe que l'enseignement de la terminologie ne peut pas faire abstraction du contexte social dans lequel le futur terminologue devra s'inscrire. Quel est ce contexte? La meilleure façon de le décrire, c'est encore de rappeler dans quelles circonstances la terminologie est apparue au Québec. Elle a d'abord surgi, spontanément pourrait-on dire, chez les traducteurs; puis, à la fin des années 60 et au cours des années 70, c'est-à-dire au moment où les politiques linguistiques canadiennes et québécoises se sont progressivement définies, il y a eu parallèlement systématisation de l'activité terminologique et, vers le milieu des années 70, est apparue de plus en plus évidente à certains praticiens du milieu la nécessité d'enseigner la terminologie au niveau universitaire, au point que plusieurs terminologues de l'Office de la langue française, en plus de leurs activités professionnelles régulières, se sont engagés dans cette activité. L'activité terminologique, non seulement au Québec même mais aussi dans les organismes relevant du gouvernement fédéral, s'est donc définie dans le cadre de l'application d'une législation linguistique. C'est là la première caractéristique que je retiens : la terminologie, dans mon optique, est une discipline ancillaire qui concourt à la réalisation du projet d'aménagement linguistique que s'est donné le Québec et qui est indispensable à l'application des politiques de bilinguisme du gouvernement fédéral.

De ce qui précède découle la constatation que la terminologie est apparue chez nous dans un contexte de bilinguisme. Même s'il est théoriquement possible d'envisager l'existence d'activités terminologiques unilingues au Québec, en pratique la terminologie qui se pratique ici est d'abord comparative. D'où, pour les futurs terminologues, la nécessité d'une bonne connaissance de la langue seconde. Cela peut paraître une évidence et je n'estimerais même pas qu'il vaille la peine d'en parler si l'expérience ne m'avait pas convaincu que ce point pouvait constituer une déficience. C'est une lacune que j'ai eu aussi l'occasion de constater lorsque j'ai enseigné la terminologie. Souligner l'importance de la langue seconde, c'est rappeler une question qui a été assez longuement débattue en 1977 lors de la table ronde sur l'enseignement de la terminologie, organisée dans le cadre du 6colloque international de terminologie de l'Office de la langue française : Peut-on être terminologue sans être traducteur?

La terminologie, au Québec, est aussi liée à une entreprise de modernisation lexicale : encore là, il s'agit d'une évidence car, dans la plupart des situations, la terminologie sert à enrichir le lexique des domaines de spécialité. Mais cette modernisation lexicale revêt au Québec deux aspects distincts l'un de l'autre. Il y a d'abord ce que l'on pourrait appeler le rattrapage lexical, c'est-à-dire l'appropriation par les Québécois de terminologies françaises déjà existantes mais inconnues ici parce que l'industrialisation s'est faite principalement en anglais. Le second aspect, c'est la modernisation lexicale proprement dite – dans ce cas, lorsqu'il s'agira de vocabulaires de spécialités, on parlera plutôt de néonymie ; c'est une activité qui se définit par rapport à la traduction. Comme le dit Claude Hagège dans son article « Voies et destins de l'action humaine sur les langues » : « ... à la base de la modernisation du lexique se trouve une préoccupation capitale, celle de la traduction ». Hagège poursuit en faisant remarquer que la modernisation du lexique, dans presque toutes les langues, se fait de nos jours principalement par rapport à l'anglais. Car c'est l'anglais, pour des raisons économiques et politiques propres au monde contemporain, qui exprime le premier un grand nombre d'activités humaines dans des domaines nouveaux. Et la façon dont l'on procède à l'enrichissement du vocabulaire (emprunts directs et calques ou recours aux moyens internes de la langue : dérivation, composition, création) dépend de l'attitude que l'on adopte face à l'anglais. Comme on le voit, ces réflexions ajoutent à la nécessité pour les futurs terminologues d'acquérir de solides connaissances de la langue anglaise.

Mais on peut penser que cette solide connaissance de la langue seconde devra s'accompagner de quelques notions générales sur le bilinguisme et sur le phénomène des langues en contact. Depuis la publication en 1953 de l'ouvrage d'Uriel Weinreich, Languages in Contact, beaucoup d'effort ont été consacrés à une question qui devrait normalement retenir l'attention des terminologues. En tout cas, il me semble que des thèmes comme le bilinguisme et les langues en contact sont d'autant plus pertinents que le futur terminologue doit s'insérer, au Québec, dans un projet d'aménagement linguistique qui définit, par voie législative, les rapports du français et de l'anglais sur le territoire québécois.

La façon dont l'aménagement linguistique – plus particulièrement l'aménagement du corpus, c'est-à-dire l'aménagement de la langue elle-même – se pratique au Québec pourra avantageusement être mise en parallèle avec ce qui se fait ailleurs dans le monde. La comparaison est maintenant facilitée par la publication ces dernières années de l'ouvrage monumental (en trois volumes) de Fodor et Hagège intitulé La réforme des langues. Cet ouvrage, qui décrit de nombreuses réformes lexicales, aidera à faire prendre conscience des facteurs qui déterminent le succès de ces entreprises de modernisation linguistique ; après tout, le terminologue veut bien que son travail serve à quelque chose, c'est-à-dire que ses propositions terminologiques se traduisent dans l'usage: c'est ce que nous appelons l'implantation. Au Québec, on en est venu à penser, pour des raisons philosophiques, que l'intervention sur la langue devait se limiter aux vocabulaires de spécialité ; l'expérience québécoise – réactions négatives à certaines décisions terminologiques – semble aussi indiquer qu'il est préférable de ne pas intervenir sur la langue générale. Pourtant, dans l'ouvrage de Fodor et Hagège, on trouvera de nombreux exemples où l'on est intervenu sur la langue générale, avec succès semble-t-il : je pense à des cas comme le finnois (article de Sauvageot) ou l'estonien (article de Tauli). Qui plus est, dans ces deux cas, les réformateurs n'ont pas touché qu'au lexique, mais aussi à certaines catégories morphologiques et même à la syntaxe. Il me semble que l'étude de ces expériences d'aménagement linguistique est susceptible, sinon de modifier la pratique terminologique québécoise, du moins la conception que l'on se fait de cette activité et de ses possibilités.

Mais ce qui pourra avoir le plus d'impact sur la terminologie québécoise, ce sont les études en cours sur les aspects sociolinguistiques de l'implantation terminologique. Ces travaux sur le changement terminologique ont été principalement l'œuvre jusqu'à présent de Denise Daoust, de l'Office de la langue française, qui a diffusé ses résultats préliminaires dans un article intitulé  Le changement terminologique planifié : un cas particulier de changement linguistique » (Revue québécoise de linguistique 15/2 [1985]) et dans une communication présentée à l'université de Georgetown (« Planned Change and Lexical Variation »). Pour moi, et c'est ce que j'ai essayé de démontrer jusqu'à présent dans mon exposé, la terminologie, au Québec, ne doit pas être une discipline désincarnée, elle doit s'inscrire dans un projet d'aménagement linguistique et, pour ce faire, elle doit avoir de bonnes bases sociolinguistiques. En pratique, cela veut dire que les terminologues devront être au courant des facteurs qui conditionnent l'implantation terminologique. D'ores et déjà, un certain nombre de ces facteurs ont été identifiés. Parmi les facteurs psychosociaux, on a déjà mis en relief l'importance de la motivation personnelle de certains individus pour la mise en train du processus de changement ; on a aussi souligné la part réservée à l'attitude de la haute direction de l'entreprise pour enclencher le changement. D'autre part, on sait déjà depuis 1978, grâce à une enquête de Monica Heller, qu'il existe un important facteur de résistance au changement terminologique chez les francophones eux-mêmes : en effet, on a pu démontrer qu'il est plus facile de remplacer un terme anglais par un terme français proposé officiellement par l'Office de la langue française que de remplacer un terme québécois (ou perçu comme tel) par un terme du français européen. En troisième lieu, l'étude commandée à Sorecom en 1981 par l'Office de la langue française a permis de mettre en évidence le rôle de certains facteurs organisationnels dans l'utilisation et la diffusion des termes techniques français dans l'entreprise : statut (multinational, national ou régional) de l'entreprise, niveau de la technologie utilisée, provenance de cette technologie et clientèle visée. En quatrième lieu, les études sur le changement terminologique ont montré l'importance de certaines variables sociodémographiques, les mêmes qui agissent sur le changement linguistique naturel : l'âge, le sexe, le niveau de scolarité ; mais, en plus, elles ont souligné le rôle du poste occupé dans la structure hiérarchique de l'entreprise. Enfin, il ressort de toutes les recherches que la structure de communication de l'entreprise influence le processus de changement terminologique : il s'agit, d'une part, des canaux de communication (utilisation de l'écrit ou de l'oral au travail) et, d'autre part, des réseaux de communication (statut hiérarchique du destinataire ou de l'interlocuteur).

Les recherches de Denise Daoust montrent l'importance pour la francisation des entreprises de ce qu'elle a appelé les agents de changement linguistique. Ces agents de changement linguistique peuvent être, par exemple, des représentants de la haute direction qui donnent l'impulsion première au programme de francisation et le soutiennent par la suite ou bien ce peuvent être des employés qui jouissent de prestige auprès de leurs collègues. Selon Denise Daoust, tout « semble indiquer que les bases du changement terminologique, comme celles du changement linguistique naturel, prennent racine chez des individus qui adoptent des innovations linguistiques ». De par leur formation et de par les exigences de leur travail, les terminologues sont appelés à faire partie de ces agents de changement linguistique. Il me semble que la jonction des terminologues avec les agents de changement linguistique que l'on a commencé à identifier dans les entreprises pourra se faire avec succès si l'on parvient à éviter deux écueils : le premier écueil serait de faire de la terminologie une activité très intellectuelle, désincarnée, proche dans ce cas de la taxonomie (entendue au sens de science de la classification, et non pas seulement au sens de classification des formes vivantes) et de la réflexion philosophique ; une telle activité est sûrement nécessaire et utile en soi mais je vois mal comment elle peut s'intégrer de façon efficace dans le processus de francisation des entreprises. Le second écueil, c'est le purisme : à quoi cela sert-il de faire de belles terminologies bien françaises si elles ne passent pas dans l'usage, si les usagers les rejettent? À cet égard, il vaut la peine de rappeler une constatation faite depuis longtemps : la participation des usagers à l'élaboration des terminologies est une des conditions de la réussite de l'implantation (à ce sujet, cf. la communication de J.-Cl. Corbeil au 4e colloque STQ-OLF [1982], spéc. p. 180). Pour assurer la participation des usagers, il faudra sans doute faire, à l'occasion, des accrocs à nos séries de termes bien formés et bien français. Et, dans ce contexte, il y aurait lieu de faire intervenir les notions de norme et de normalisation, mais il s'agit là de notions qui semblent bien couvertes dans les actuels programmes de formation des terminologues.

Pour me résumer, j'ai essayé, dans cette communication, de plaider pour un rôle actif du terminologue en matière de francisation, pour qui il soit un agent de changement linguistique et non pas seulement quelqu'un qui établit des listes de termes. Pour ce faire, il me semble essentiel qu'il ait des notions de base en sociolinguistique. Le rôle du terminologue dans la francisation des entreprises risque d'être capital ; pour l'instant, nous ne disposons que de rares études sur le degré de succès de la francisation des entreprises québécoises : elles semblent bien indiquer quelques progrès, mais la méthodologie qui a été utilisée jusqu'ici – sondages téléphoniques – n'est peut-être pas la meilleure façon d'avoir un aperçu de la réalité des choses. Quoi qu'il en soit, il n'est pas complètement exclu que ce qu'on a appelé opération de francisation n'ait été, dans bien des entreprises, qu'une francisation sur papier, qu'un habile maquillage. Si cela était vrai, cela voudrait dire que, dans ces entreprises, à peu près tout resterait à faire. On comprendra dès lors le rôle essentiel que peut être appelé à jouer le terminologue dans une telle situation : à condition, bien sûr, de ne pas faire que de la terminologie mais de devenir un agent de changement, un animateur sociolinguistique. Et cette animation suppose collaboration avec les usagers et même participation de ceux-ci au processus de décision terminologique. Pour rester dans le même ordre d'idée, je terminerai en citant une remarque que Jean-Claude Corbeil formulait en 1982 au 4e colloque OLF-STQ ; même si elle pourra paraître à certains un peu « dure à avaler », il me semble qu'elle contient encore une part de vérité : « Il ne faut pas exagérer un certain professionnalisme de la terminologie. La terminologie est d'abord et avant tout l'affaire et la responsabilité des différents groupes de spécialistes. Le terminologue, avec ses méthodes de travail et ses connaissances, n'est qu'une aide technique dans une relation de multidisciplinarité » (p. 183).

 

 

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