L’éditorial d’Antoine
Robitaille sur les nouveaux tabous linguistiques publié dans Le Devoir du 23 juillet 2014 m’a
rappelé un incident qui a suivi la présentation d’une communication que j’ai
faite en 2002 à un colloque co-organisé par l’Office québécois de la langue
française (OQLF). À cette époque, j’étais encore chercheur au Conseil de la
langue française. Lors de la période des questions, un participant, appuyé par
un autre, m’avait reproché d’avoir utilisé l’expression « faute de
français ». Pour la publication des actes du colloque, j’avais ajouté un
passage qui répondait à cette objection. Le comité d’organisation du colloque,
composé pour moitié de fonctionnaires de l’OQLF, a refusé de publier mon texte.
Entre-temps, j’avais été muté à l’OQLF… : charmante façon de souhaiter la
bienvenue à un collègue.
Voici donc un extrait de
ce texte scandaleux. J’aurai l’occasion de revenir sur toute cette opération de
censure.
Les
fautes de français existent-elles?
Lors du 70e Congrès de
l’ACFAS (mai 2002), un sociolinguiste a soutenu que les fautes de français
n’existent pas. Son intervention a été applaudie par un professeur de
l’Université Laval chargé de donner un cours de linguistique aux futurs
enseignants. Appui isolé et visiblement non partagé par le reste de
l’auditoire, faut-il le dire, mais position quand même inquiétante. Selon ce
point de vue, il n’y aurait plus que des écarts.
Certains iront même jusqu’à arguer qu’ils préfèrent le mot écart parce
qu’il serait moins chargé de connotations morales[1] — ce qui revient à dire qu’au fond, les deux mots désignent la même chose. On
peut discuter longtemps cette thèse comme on peut aussi la rejeter du revers de
la main en faisant valoir que, faute ou écart, c’est bonnet blanc et blanc
bonnet. Pourtant, au tennis, si quelqu'un lançait la balle avec la main, on
n'aurait aucun scrupule à parler de faute. Et si quelqu'un proposait de parler
d'écart plutôt que de faute en ce domaine, cela n'aurait aucun sens. Quelle
logique conduit donc, en matière de langue, à imposer le recours à un langage
politiquement correct?
Bien
sûr, on peut faire valoir, à la suite de Henri Frei[2], que la
justification de la plupart des fautes se trouve dans le système linguistique
lui-même, c’est-à-dire que les fautes sont la manifestation de tendances
profondes à la régularisation du système et à la disparition des anomalies.
Mais cette explication constitue aussi une réification de la langue, reproche que
l’on a fait au structuralisme en général : la langue devient ainsi un
objet coupé de la vie réelle et l’on fait abstraction du fait que les formes
dites fautives sont en concurrence avec les formes dites correctes et que les
unes comme les autres sont soumises à des jugements de valeur.
Il devrait donc être évident que
le point de vue du sociolinguiste ne saurait ignorer les conditions
d’utilisation de la langue parlée et écrite dans la vie réelle de la société.
Or, les forces sociales font en sorte que ce que nous appelons la correction
linguistique est valorisé. Depuis des années, les entreprises déplorent les « carences
sérieuses de la compétence en langue première et en langue seconde de toutes
les catégories de la main-d’œuvre québécoise[3] ».
C’est faire preuve d’irresponsabilité que d’inculquer aux futurs enseignants la
notion que les fautes de français n’existent pas. Et le sociolinguiste sérieux
se doit de constater que, dans notre société, la maîtrise du «français correct[4] »
est importante sur le marché du travail, qu’il s’agit là d’un élément
déterminant – et discriminant – sur le « marché linguistique »,
pour reprendre la métaphore de Pierre Bourdieu. Dans la vie de tous les jours,
les usages en concurrence sont jugés les uns par rapport aux autres : ils
sont hiérarchisés — et le sociolinguiste se doit d’en tenir compte.
Les
fautes de français existent-elles? C’est le titre d’un ouvrage de
Danielle Leeman-Boux[5] dans
lequel sont analysés non des fautes d’orthographe (lexicale ou grammaticale)
mais des exemples comme l’emploi de on
au lieu de nous, de la
locution de suite au lieu de tout de suite ou de l’expression aller au coiffeur. La remarque suivante
du préfacier, André Goosse, mérite d’être citée :
Des linguistes se sont récriés
d’admiration devant l’ingéniosité dont la langue a fait preuve en se pourvoyant
d’une nouvelle marque de l’interrogation, le ti : « J’irai-ti ? » Mais je n’en connais aucun
qui l’ait adoptée pour son propre usage, pas plus qu’ils n’écriraient « vous
disez », quoique cette forme manifeste la même analogie que « vous
contredisez », ou encore « je m’ai trompé », quoique le choix de
l’auxiliaire montre que le sujet parlant reconnaît la même transitivité que
dans « je l’ai trompé », ou encore « la femme à Dupont »,
quoique la préposition à pour marquer
la possession existe dans des emplois reçus et qu’elle ait un beau passé[6].
Le
préfacier ajoute plus loin :
[…] si ingénieux que soit le ti interrogatif, il n’a jamais franchi
la barrière de l’écrit et, dans l’oral, où il semble d’ailleurs en net recul,
il n’a jamais appartenu à un usage fort général, même quand et où il était
vivant. Il me paraît indispensable d’enseigner à ceux qui s’en serviraient
encore qu’il existe des procédés, sinon meilleurs, du moins plus adéquats à des
situations de communication autres que la conversation familière[7].
S’il fallait vraiment distinguer faute et écart, on pourrait réserver le premier terme pour désigner les
infractions aux règles communes — comme les fautes d’orthographe et la plupart
des autres fautes analysées dans le présent rapport. On pourrait alors réserver
l’emploi d’écart pour les irruptions
d’un lecte (niveau de langue) dans un autre — par exemple, l’utilisation d’un
terme familier dans un registre formel ou d’une construction populaire (ils jousent, j’ai tombé) dans un
contexte où le locuteur ou le scripteur s’efforce d’utiliser la langue
standard.
Dans
le corpus sur lequel est basée ma recherche, un exemple comme « mon
magnétophone défuncta » peut être considéré soit comme une faute parce que
cette forme verbale n’est pas reconnue dans la langue standard, soit comme une
recherche d’effet stylistique. Et dans la mesure où l’auteur avait l’intention
de jouer avec les mots, le recours à l’expression « tirer à boulet rompu »
peut être considéré comme un écart plutôt que comme une faute. En effet, la
légitimation d’un écart par volonté d’effet stylistique suppose et exige que le
scripteur soit conscient de ce qu’il fait en choisissant un mot, une tournure,
non conformes à la norme parce qu’il connaît l’usage qui conviendrait à la
situation de communication dans laquelle il se trouve et que cet usage fait
donc partie de sa compétence langagière. Un écrivain comme San Antonio a
fréquemment eu recours à ce genre de procédé. Mais les écarts entendus dans ce
sens sont très peu nombreux dans les textes que j’ai analysés.
Les fautes de français existent-elles? Refusant de sombrer dans une
démagogie racoleuse, je soutiens pour ma part qu’elles existent et,
ajouterai-je en m’inspirant du titre d’un ouvrage célèbre d’André Frossard, je
les ai rencontrées. Le lecteur pourra lui aussi les rencontrer en lisant mon
rapport complet en cliquant ici ou ici.
[1]
C’est vite oublier que le mot écart signifie aussi l’«action de
s’écarter d’une règle morale, des convenances sociales, etc.» (Petit Robert).
[2]
Henri Frei, La grammaire des fautes,
1929 (Genève Slatkine Reprints, 1971).
[3]
Centre de linguistique de l'entreprise, Pour cesser de se plaindre : franciser
de l'intérieur, Mémoire soumis à la Commission des affaires sociales sur
l'énoncé de politique sur le développement de la main-d'œuvre Partenaires pour un Québec compétent et
compétitif et le projet de loi 408 portant sur la Société québécoise de développement
de la main-d'œuvre, Montréal, janvier 1992.
[4]
Expression utilisée par le Conseil de la langue française dans son avis Maîtriser la langue pour assurer son avenir (1998).
[5]
Danielle Leeman-Boux, Les fautes de
français existent-elles? Paris, Seuil, 1994.
[6]
André Goosse, Préface à Danielle Leeman-Boux, Les fautes de français existent-elles? Paris, Seuil, 1994,
pp. 11-12.
[7] Ibid.
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