Dans mon billet du
28 mars 2023 sur l’intégrabilité des emprunts, j’annonçais une suite qui
porterait sur les critères sémantiques d’intégration.
Rappelons d’abord ce qu’est
un anglicisme sémantique. C’est un sens nouveau donné à un mot français sous
l’influence de l’anglais. Comme le disait le premier (1980) Énoncé d’une
politique relative à l’emprunt de formes linguistiques étrangères de
l’Office (pas encore québécois) de la langue française : « L’emprunt
sémantique peut se produire sous l’influence de formes apparentées (to
realize, réaliser) ou d’une correspondance de sens entre les deux mots,
mais dans un autre champ de signification » (copy, copie pour
désigner un exemplaire de livre).
Il faut distinguer l’emprunt
sémantique du calque. Ce dernier est la traduction littérale en français d’une
expression d’une autre langue (low profile, profil bas). La notion de calque
s’applique également à un mot simple, analysable en éléments, que l’on traduit
littéralement (listing, listage). Pour qu’il y ait calque, il faut donc
qu’il y ait au moins deux éléments (deux unités minimales porteuses de sens).
Ces distinctions ont été
rendues plus obscures dans les deux versions subséquentes de politique des
emprunts linguistiques de l’Office québécois de la langue française (OQLF).
Raisonnons à partir de
quelques exemples.
Bris d’égalité est
une traduction littérale de tie break. Pour le Grand Dictionnaire
terminologique (GDT), « bris d'égalité est un calque morphologique
acceptable du terme anglais tie-break, qui s'intègre bien au système
morphosémantique du français. » Sur ce calque, je citerai le linguiste
français Louis-Jean Calvet :
Début
mai, étant à Québec pour un colloque, j'avais noté un usage proprement
québécois dans le vocabulaire du tennis consistant à utiliser bris d'égalité
à la place de l'anglais tie break pour désigner ce qu'on appelle en
français hexagonal jeu décisif […]. Je me rends compte aujourd'hui que
l'expression est généralisée : balle de bris pour balle de break,
briser le service du rival, avoir une chance de bris, etc. Ce qui est
frappant, ou du moins ce qui me frappe dans cette volonté québécoise de
« désaméricaniser » le lexique, c'est que pour comprendre des formes
que nous n'employons pas en France il suffit le plus souvent de se demander à
quoi elles correspondent en anglais. Pour comprendre balle de bris il
faut passer par balle de break. […] on a souvent l'impression que l'on
suit au Québec une troisième voie consistant à traduire mot à mot de l'anglais.
En d'autres termes, les Québécois ont tendance, lorsqu'ils suivent les
instructions officielles, à parler anglais en français. C'est-à-dire que
la néologie se ramènerait souvent pour eux à la traduction, ou plutôt à ce
qu'on appelle en termes techniques le calque. Le visage de la langue en
est bien sûr transformé. Mais, surtout, cette tendance me semble conforter au
plus haut point la domination de l'anglais.
Il ajoute :
Franciser ainsi l'anglais en croyant lui
résister constitue un phénomène étrange que j'aurais tendance à analyser non
pas en termes linguistiques mais plutôt en termes psychanalytiques. J'écris ces
quelques lignes en écoutant d'une oreille distraite une chaîne de télévision
québécoise et j'entends sauver de l'argent, qui est bien sûr une
traduction de to save money pour dire économiser. Il s'agit là
d'une forme populaire, mais les responsables québécois de la politique
linguistique me paraissent aller strictement dans le même sens. (Billet du 24
juillet 2008, en ligne sur le site de Louis-Jean Calvet.)
(Louis-Jean Calvet parle de
phénomène étrange qu’il faudrait analyser en termes psychanalytiques plutôt que
linguistiques. Suis-je le seul à avoir constaté que les deux grandes lois
linguistiques québécoises, la loi 22 et la loi 101, sont dues à deux
psychanalystes ?)
Deuxième exemple :
l’évolution sémantique récente du mot communauté au détriment de collectivité.
Il y a quelques décennies, le mot communauté utilisé sans autre
précision désignait au Québec presque toujours une communauté religieuse. Au
début, je trouvais fort curieux d’entendre parler de condamnation à des travaux
dans la communauté ou d’entendre des autochtones s’inquiéter des répercussions
de telle ou telle décision gouvernementale dans la communauté. Évidemment, il
s’agissait d’un emprunt à l’anglais. Aujourd’hui, l’emploi de communauté
au sens de collectivité semble être passé dans l’usage québécois. Au
Québec, c’est sous l’influence de l’anglais qu’on donne à communauté un
sens qui est plutôt celui de collectivité, c'est-à-dire ensemble
organisé de la population coïncidant avec une subdivision du territoire,
jouissant de la personnalité morale et ayant le pouvoir de s'administrer par un
conseil élu.
Dernier exemple : bris
d’eau, traduction littérale de water break (on entend aussi
régulièrement à la radio bris d’aqueduc). Il s’agit tout simplement de
la rupture d’une conduite d’eau. L’expression bris d’eau est une
absurdité sémantique. Mais en vertu du principe saussurien de l’arbitraire du
signe*, cette suite de sons absurde finira peut-être par être associée au
concept de rupture de conduite. Comme le disait joliment le GDT dans la fiche
« jouabilité » (aujourd’hui révisée), « parfois, les mots
finissent par prendre le sens que l’usage leur donne ».
Ces exemples montrent à quel
point il peut être vain de chercher des critères sémantiques pour filtrer les
emprunts à une langue étrangère.
Ma conclusion générale au
présent billet et au billet du 28 mars 2023, c’est qu’il n’y a pas de
critères infaillibles et universels pour décider de l’acceptation ou de
l’intégrabilité des emprunts linguistiques. Même les difficultés phonétiques
peuvent être contournées. On trouvera toujours un moyen d'intégrer les mots étrangers si on y tient vraiment ou si l’on doit le faire : un présentateur de
journal télévisé trouvera le moyen de prononcer Brno (ville tchèque) ou Wrocław
(ville polonaise). Il faut donc se résoudre au cas par cas. C’est revenir à la
sagesse du premier énoncé de politique linguistique de l’Office (1980) :
les « critères [d’acceptation ou de rejet] ne doivent pas être considérés
isolément, mais […] ils doivent être appliqués comme un ensemble pondéré pour
chaque cas d’emprunt ou de calque » (p. 15).
Les optimistes irréductibles
voudront faire valoir que l’Office québécois de la langue française peut
toujours filtrer les anglicismes dans les domaines de spécialité. On peut toutefois
douter de la volonté de l’organisme d’aller dans ce sens quand on considère sa
pratique. À titre d’exemple, alors qu’on aurait pu croire à la fin des années
1990 que le calque tête-de-violon était en régression au profit de crosse
de fougère qu’il tentait d’imposer jusque-là, l’Office, au lieu d’orienter
l’usage dans la langue commerciale, se contente de constater depuis un quart de
siècle : « dans l'étiquetage de produits commerciaux, l'usage n'est
pas encore fixé ». Désormais, quand l’Office intervient, c’est le plus
souvent pour censurer les anglicismes lexicaux (les mots anglais tels quels) et
pour entériner l’usage de calques ou en proposer de nouveaux. La belle
affaire ! Nous sommes toujours au même point qu’en 1879 quand Jules-Paul
Tardivel décriait « l’habitude, que nous avons graduellement contractée,
de parler anglais avec des mots français ».
______
*Pour Ferdinand de
Saussure, le signe linguistique est une double entité : le signifiant (le
son, l’image acoustique) et le signifié (le concept). Le lien entre les deux
parties est arbitraire.
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