Ces dernières années, le débat sur la norme du
français a été particulièrement vif au Québec et s'est déroulé avec comme toile
de fond l'entreprise de produire un dictionnaire national normatif du
québécois. Dans ce contexte, il est important de faire le point sur les mots
utilisés dans le registre soutenu et qui nous différencient vraiment des autres
francophones pour rompre avec la démagogie des aménageux. Selon Marie-Éva de
Villers, qui n'étudie que la langue journalistique, 85 % des mots employés
seraient les mêmes qu'en France – évaluation qui, déjà, relativise les
différences.
Il est simplificateur et dangereusement réducteur de
classer les québécismes (les mots ou sens propres au Québec) dans les trois
catégories suivantes : les archaïsmes, c'est-à-dire les mots vieillis dans
le reste de la Francophonie mais vivaces au Québec ; les créations
québécoises et les anglicismes.
Essayons d'y voir plus clair. Et précisons que la
typologie que je propose, puisqu’elle a pour objet de rendre compte du registre
soutenu, omet les mots familiers et vulgaires.
Il y a d'abord une première catégorie de mots qui
n'ont de québécois que l'apparence. Ce sont en fait des mots du français
universel qui désignent des réalités (souvent botaniques ou fauniques) qui
n'existent principalement qu'au Québec : pimbina n'est pas plus un québécisme que boabab n'est un africanisme. Ce sont des mots du français général
nécessaires pour parler de réalités propres à des régions particulières. Il ne
viendrait à personne l'idée de classer isba
et datcha comme russismes, yourte comme mongolisme, iglou comme inuktitisme : ce sont
tous là des mots pour désigner des habitations dans des contextes particuliers.
On aura compris que c’est dans cette catégorie que se trouvent principalement les
mots, peu nombreux, empruntés aux langues amérindiennes (carcajou, babiche, etc.):
ce sont des mots disponibles dans le français universel.
Une deuxième catégorie de mots est constituée par ce
qu'un linguiste belge a appelé des statalismes,
c'est-à-dire des mots propres aux réalités administratives des divers
territoires : ainsi, au Québec il y a des cégeps et en France des lycées.
Un Français voulant parler du système scolaire du Québec devra utiliser le mot cégep tout comme un Québécois parlant du
système scolaire français n'aura d'autre choix que de recourir au mot lycée. Et si l'on doit écrire sur
l'Université d'Antananarivo, on utilisera le mot cathédrale pour désigner un bâtiment qui sert d'amphithéâtre et qui
est caractérisé par de larges ouvertures dans les murs pour permettre la
circulation de l'air, type de bâtiment évidemment inimaginable dans les
universités du Nord mais tout à fait adapté au climat tropical. Parmi les
statalismes propres au Québec, on peut encore citer carte-soleil ou sous-ministre,
sans oublier de nombreux sigles, acronymes ou gentilés (noms désignant les
habitants d’un lieu). Ce sont ces mots que les aménageux citent volontiers pour
appuyer l’existence d’une langue québécoise standard autonome. Mais à ce
compte, il y aurait autant de français qu’il y a non seulement de pays mais de
régions administratives francophones. Et c’est ce qu’a fait le Conseil supérieur
de la langue française en parlant de français acadien standard, de français ontarien
standard (dans son bulletin de juin 2007). C’est pourtant donner beaucoup
d’importance à quelques centaines de mots – peut-être deux mille dans le cas du
Québec – qui peuvent facilement être réunis dans un dictionnaire de
particularismes.
Parmi les statalismes figurent un certain nombre
d’emprunts à l’anglais : coroner,
whip, etc. Toutefois, même si beaucoup d’anglicismes du domaine judiciaire
et parlementaire ont progressivement été remplacés (qu’on songe à l’Orateur,
maintenant appelé le président de l’Assemblée), on peut se demander si le
mouvement ne devrait pas se poursuivre : c’est ainsi que caucus, même s’il est entériné par une
longue tradition (comme l’était Orateur, d’ailleurs), pourrait être remplacé
par groupe parlementaire. Le statut
normatif de certains statalismes pourrait donc évoluer.
Les deux premières catégories se ressemblent en ce
qu’elles sont constituées de mots relatifs à des faits de société ou de culture
propres au Québec.
Dans une troisième catégorie, il y a des mots créés
au Québec pour combler des lacunes de vocabulaire communes à tous les
francophones : par exemple, courriel
et baladodiffusion. Ces cas doivent
être rangés à part parce ces créations québécoises ont vocation à devenir des
internationalismes – des mots qui sont mis à la disposition de tous les
francophones du monde. D'ailleurs, courriel
se répand, sûrement quoique lentement, dans les autres pays francophones.
Une quatrième catégorie est constituée de mots
encore courants au Québec mais considérés comme des mots ou vieillis ou
archaïques ou dialectaux en France (bas
pour désigner une chaussette). On
peut aussi mettre dans cette catégorie des innovations québécoises qui doublent
des mots utilisés ailleurs dans la Francophonie (par exemple, vivoir, aujourd'hui vieilli, pour séjour ou crémage pour glaçage). C’est
dans cette catégorie que nous trouvons l’immense majorité des québécismes qui
font double emploi avec les mots aujourd’hui standard ailleurs dans le monde
francophone. La vitalité de ces québécismes est liée à la question de la
modernisation de la langue (voir le billet intitulé « Le marteau de Fishman »). La connaissance des équivalents « français » de ces
mots québécois a beaucoup progressé depuis un quart de siècle ; ainsi,
selon une étude de l'Office québécois de la langue française, en 1983 46 %
d'un échantillon représentatif d'habitants des régions métropolitaines de
Montréal et de Québec répondaient champlure
quand on leur demandant comment ils appelaient habituellement l'objet
représenté par un dessin qu'on leur présentait ; en 2006, 72 %
donnaient plutôt le mot robinet.
Compte tenu de l’histoire politique, économique et
sociolinguistique du Québec, il faut classer à part les nombreux emprunts de
mots ou de sens (traductions littérales) faits à l'anglais.
Les mots anglais utilisés tels quels lorsque l'on
parle français au Québec sont, selon toute vraisemblance, en voie de
régression : dans l'étude précédemment citée de l'OQLF, 53,6 % des
Montréalais et des Québécois avaient répondu fan en 1983 mais, en 2006, ils étaient 74,6 % à donner ventilateur comme réponse lorsqu’on leur
présentait une illustration de cet objet.
Mais ce qui domine vraiment dans cette dernière catégorie,
ce sont les traductions littérales de l'anglais (emprunts sémantiques et
calques), ainsi « à l'intérieur des murs » (within the walls) pour dire « derrière les barreaux »,
expression que l'on peut entendre quotidiennement à la radio et à la télévision.
Comme l'ont constaté Pierre Martel et Hélène Cajolet-Laganière, « La
fréquence des emprunts de sens dans la Banque de données textuelles de
Sherbrooke est nettement supérieure à celle des emprunts de forme »
(c'est-à-dire les mots anglais tels quels). Les emprunts sémantiques et les
calques dominent d’ailleurs dans les répertoires d’anglicismes. Et une étude de
l'OQLF portant sur la langue des bulletins d'information à la radio a montré
que la proportion des anglicismes de sens et des calques était quatre fois
supérieure à celle des emprunts lexicaux.
Les anglicismes lexicaux, c’est-à-dire les mots
anglais utilisés comme tels en français, sont beaucoup plus faciles à
reconnaître que les emprunts sémantiques et les calques. Des mots anglais qui
étaient courants au xixe siècle
sont aujourd’hui disparus. Mais la chasse aux anglicismes lexicaux a
paradoxalement (mais logiquement du point de vue du linguiste parce qu’on les a
remplacés par des traductions littérales) accru le nombre des calques et des
emprunts sémantiques. Il y a une relation statistique entre l’accroissement des
derniers et la diminution des premiers comme je l’ai démontré dans une étude
portant sur la langue de la publicité des chaines d’alimentation.
Il faut se rendre à l'évidence : plus que tout,
ce sont les interférences causées par l'influence de l'anglais qui
caractérisent le français utilisé au Québec « dans les situations de
communication formelle », dans les communications publiques et
officielles. Ainsi que l'a constaté un observateur aussi perspicace que le
linguiste français Louis-Jean Calvet : « les Québécois ont tendance,
lorsqu'ils suivent les instructions officielles, à parler anglais en français. »
Les promoteurs d'une « langue québécoise
standard orale et écrite » font l'impasse sur cette évidence
criante : s'il existe une langue québécoise différente du français de
France, elle doit son existence avant tout au grand nombre d'interférences
introduites sous l'influence de la langue anglaise. La question est donc de savoir
si l'on veut adopter comme modèle de référence une forme de langue qui est en
bonne part un hybride.
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