Réflexions sur la nouvelle politique de l’emprunt linguistique
de l’Office québécois de la langue française
Conclusions
Dans
les billets précédents, j’ai commenté, par « sauts et gambades »
(pour reprendre l’expression de Montaigne), la nouvelle Politique de l’emprunt linguistique de l’Office québécois de la
langue française. Avant de résumer mes critiques, je crois qu’il est important
de rappeler la proposition principale de l’énoncé de politique :
dorénavant, l’Office acceptera les
anglicismes non récents (de plus de 15 ans), généralisés et légitimés (?).
Tout cela est enrobé dans un discours lénifiant.
1. Le
document de l’Office commence par affirmer que la norme sociolinguistique
privilégiée dans le traitement des emprunts est le français standard « tel
qu’il est employé au Québec, qui partage la majeure partie de ses usages avec
ceux du reste de la francophonie, notamment de la France. » Dans les
faits, la politique de l’emprunt favorise le
séparatisme linguistique par rapport au reste de la francophonie. En effet,
elle propose d’accepter les anglicismes non récents généralisés, c’est-à-dire ceux
qui nous distinguent le plus des autres francophones. En revanche, l’énoncé de
politique refuse les anglicismes récents (moins de quinze ans) venant des autres
pays francophones.
Le
document affirme que « les emprunts en usage au Québec le sont aussi
souvent ailleurs en francophonie ». Ce qui n’est pas faux, d’autant plus
que la formulation parle d’emprunts en général plutôt que d’anglicismes. Nous
partageons en effet beaucoup d’emprunts avec les autres francophones : spaghetti, pizza, hamburger, toundra, tong,
taïga, troïka, etc. Mais qu’en est-il de nos anglicismes non récents et
généralisés qui seraient panfrancophones ? Qu’on prenne les centaines de
nos vieux anglicismes répertoriés dans le Colpron et qu’on essaie d’en trouver
des attestations dans d’autres pays francophones. J’admets qu’on y parviendra
dans quelques cas : ainsi, éligible
s’est répandu récemment en Europe au sens d’« admissible ». Et on commence à y entendre «opéré par» au sens d'«exploité par». Mais ce
ne sera que des cas isolés.
2. Le
document indique qu’il sert d’abord à orienter les travaux des terminologues de
l’Office : « … la présente politique comporte des principes et des
critères de traitement des emprunts qui doivent être suivis dans tous les
travaux terminolinguistiques réalisés par l’organisme. » (p. 4). Mais
le principe directeur 2.1 mentionne un autre public visé : « L’Office
favorise l’amélioration de la compétence linguistique des locutrices et des
locuteurs… » On vise donc aussi la
langue parlée par l’ensemble de la population – si le mot locuteur a
un sens. Le document fait d’ailleurs sans cesse référence aux locuteurs
(pardon : aux locutrices et aux
locuteurs, soyons politiquement corrects). Cela est bien curieux quand on
sait que, dans une vie antérieure, les rédacteurs de la présente politique
reprochaient à l’Office d’intervenir dans la langue parlée, à preuve cette
citation de 1989 : « l’Office veut étendre sa mainmise jusque dans le
parler usuel des Québécois. »
3. Le
document présente plusieurs problèmes conceptuels. Ainsi, l’emprunt lexical est
mal défini (cf. billet du 28 juillet). Des définitions sont
contradictions : on définit un emprunt généralisé comme « employé par
une grande proportion, voire la majorité des locutrices et des locuteurs d’une
collectivité » (p. 25) mais au paragraphe suivant on écrit qu’un
emprunt peut être « généralisé dans le corpus documentaire
consulté », ce qui réduit considérablement le spectre de la
généralisation. Par ailleurs, le critère de l’intégration ou non au système
linguistique du français est un concept mal compris, j’en ai donné des exemples.
Enfin, le simple fait d’utiliser l'expression « norme de
référence » montre qu’on n’a pas compris le concept de norme (cf. mon
billet du 31 juillet).
4. Le
document donne indistinctement comme exemples des mots québécois empruntés
surtout à l’anglais, quelques fois à des langues autochtones, mais aussi des
mots admis depuis longtemps dans les dictionnaires généraux du français. Ils y
ont été admis avant même que l’Office existe. On n’a par conséquent jamais
demandé à l’Office de se prononcer sur les mots slalom, manitou ou toundra et on se demande ce qu’ils
viennent faire dans un énoncé de politique consacré aux emprunts en français
québécois.
5. Parlons
maintenant de l’emprunt massif que le document définit ainsi dans ses dernières
pages : « phénomène linguistique qui se produit dans certains
secteurs d’activité lorsqu’un grand nombre de structures ou d’unités lexicales
d’une langue sont empruntées à une autre langue ». Partout dans le
document on minimise le phénomène historique de l’emprunt massif et on le
cantonne à quelques milieux et secteurs d’activité :
[…]
il faut considérer les manifestations du phénomène de l’emprunt dans un
contexte qui peut favoriser le recours spontané à l’emprunt, voire à l’emprunt massif,
dans certains milieux et secteurs d’activité. (p. 2)
[…]
le recours spontané à l’anglais plutôt qu’aux ressources du français ainsi que
le phénomène de l’emprunt massif dans certains milieux et secteurs d’activité
font en sorte que les emprunts à l’anglais font l’objet d’une analyse plus
sévère. (p. 9)
Ainsi
donc, l’emprunt massif à l’anglais n’a concerné que certains milieux et
certains secteurs d’activité. L’énoncé de politique n’offre pas de cadre
historique expliquant le grand nombre d’anglicismes dans le français du Québec.
Évacuation donc de l’histoire. Ne surtout pas parler de la Conquête et de ses
conséquences. Les rédacteurs de l’énoncé ont oublié les leçons de leur
maître :
Il
reste que l'anglicisme représentait au 19e siècle une menace
réelle pour le français du Canada, en raison de la situation sociopolitique
bien sûr, mais aussi parce que le contact avec l'anglais avait pour effet
d'influer sur le sens des mots français (anglicisme sémantique) et de favoriser
l'emploi d'expressions traduites de l'anglais (anglicisme syntagmatique).
Dans
L'anglicisme, voilà l'ennemi! (1880),
J.-P. Tardivel a pourchassé surtout l'anglicisme sémantique (par ex.: application au sens de «demande », introduire «présenter», ignorer «méconnaître», etc.). Tardivel a
bien vu que les mots anglais eux-mêmes, dont il relevait des exemples dans le
parler de ses compatriotes (steamer,
leader, bill, meeting, etc.) et que les Français de France accueillaient
avec grande faveur présentaient beaucoup moins de danger pour la stabilité de
la langue. L'anglicisme formel (appellation désignant cette catégorie
d'emprunts) est en effet facile à reconnaître pour celui qui souhaite l'éviter
alors que, pour reprendre la formulation de Tardivel, « l'habitude de
parler anglais avec des mots français est d'autant plus dangereuse qu'elle est
généralement ignorée ».
[…]
Bien
que l'anglicisme ait fait rage en France et au Canada au cours de la même
période, les emprunts qu'on a acceptés dans les deux pays se répartissent de
façon différente dans les catégories ci-dessus. Les Français ont adopté
surtout, semble-t-il, des anglicismes formels; les Canadiens en ont adopté un
bon nombre aussi, même s'ils ont cherché à les éviter, mais, en plus, ils ont
été exposés davantage à l'anglicisme sémantique et à l'anglicisme
syntagmatique. Une autre différence, qui explique peut- être la précédente,
tient à ce que l'anglicisme en France a pénétré surtout par l'écrit, alors
qu'au Canada l'influence anglaise s'est exercée aussi fortement à l'oral qu'à
l'écrit.
–
Claude Poirier, Québec français 55
(1985), p. 23.
La
nouvelle politique de l’Office est en rupture avec la position traditionnelle
de cet organisme telle que l’a résumée Jean-Claude Corbeil :
L’action de l’Office a été une
entreprise de décolonisation. On doit la mettre dans la même perspective que la
publication de Nègres blancs d’Amérique ou du Journal d’un colonisé
de Memmi. À l’époque de la création de l’Office, les Québécois se resituaient
en tant que majorité maîtrisant ses propres institutions. On s’est trouvé dans
l’obligation de décoloniser la langue tout comme les institutions publiques,
l’économie, etc. Il a donc fallu franciser les entreprises et faire un ménage
dans nos anglicismes. Par exemple, le mot bumper doit disparaître non
pas parce que c’est un mot anglais, mais parce qu’il fait partie de la logique
de la colonisation anglaise. Cette colonisation, nous en sommes toujours
menacés. Il faut être vigilant, sinon on va un jour ou l’autre passer à
l’anglais.
– Jean-Claude Corbeil cité par
Pierre Turgeon, « La bataille des dictionnaires », L’Actualité,
avril 1989, p. 22.
À l’Office
québécois de la langue française, l’ère de la décolonisation a pris fin. L’essai
de Jean Marcel (1973) était prémonitoire : le Joual est désormais entré dans Troie.
Commence maintenant l’ère de l’asservissement volontaire.
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