C’est avec bien du retard que je souligne
le décès de Jean-Baptiste Marcellesi (1930-2019). Je l'ai rencontré une seule fois, à l’occasion d’un colloque de sociolinguistique qu’il
avait organisé dans son université de Rouen en 1984. J’ai découvert un homme
affable, ouvert à la discussion, loin du dogmatisme que son militantisme
communiste aurait pu laisser supposer. Car communiste, il l’est resté toute sa
vie depuis ses années de lycée, malgré le pacte germano-soviétique, malgré
Budapest, malgré Prague. L’Humanité a
d’ailleurs publié un article lors de son décès mentionnant que « ses
travaux ont été au cœur des réflexions du PCF sur la question des langues
régionales, et en particulier sur la langue corse dans un État unitaire ».
Avec Bernard Gardin, il est l’auteur de la
première introduction à la sociolinguistique publiée en français (Introduction
à la sociolinguistique, la linguistique sociale, Paris, Larousse, 1974,
260 p.)[1].
Dans cet ouvrage, plusieurs pages sont consacrées aux interventions de Staline
dans le domaine de la linguistique*. Cela peut paraître étrange aujourd’hui.
Mais le sociolinguiste américain Joshua Fishman, qu’on ne pouvait soupçonner de
sympathies marxistes, craignait qu’après la chute du Mur de Berlin on accorde
moins d’attention aux critiques néo-marxistes dans le domaine de l’aménagement
linguistique[2].
Jean-Baptiste Marcellesi était d’origine
corse. C’est la situation de la langue corse qui lui a inspiré le concept de
langue polynomique :
D'après la définition
du linguiste Marcellesi, on appelle polynomique une langue dont l'unité est
abstraite et résulte d'un mouvement dialectique et non de la simple
ossification d'une norme unique. Son existence est basée sur la décision
massive de ceux qui la parlent de la considérer comme une, de lui donner un nom
spécifique et de la déclarer autonome par rapport aux langues reconnues.
— Paul
Colombani, « Polynomie », A viva voce
L’auteur de cette citation poursuit :
C'est donc une erreur
de croire que la définition du corse comme langue polynomique représente une
découverte scientifique. Il s'agit simplement d'une définition volontariste,
pour ne pas dire d'une décision arbitraire de la part de certains linguistes.
Eux le savent. Le problème est que dans le public beaucoup croient qu'il s'agit
d'une réalité objective, qu'on a "découvert" une originalité du corse
et une aspiration séculaire à une "libération" linguistique par
rapport à l'italien qui n'a jamais existé, mais que l'on tente d'établir en
torturant des textes et en cherchant d'improbables précédents.
[…]
… la notion de langue polynomique n'est pas une
réalité objective mais une affirmation volontariste (et dans le cas de la Corse
la volonté populaire n'est pas éclairée par l'information nécessaire) qui
induit en erreur parce que dans notre cas elle suggère l'idée d'une
hétérogénéité par rapport à l'italien.
Tout cela n’est pas sans rappeler le débat entre
les partisans d’une norme québécoise (endogénistes) et ceux du français dit
international. Tout compte fait, j’aurais pu intituler mon billet « Marxisme
et endogénisme ».
[1] On
peut toutefois contester cette primauté de Marcellesi et Gardin. Marcel Cohen avait
publié en 1956 Pour une sociologie du
langage (Paris, Albin Michel). La seconde édition est parue chez Maspero en
1971 sous le titre Matériaux pour une
sociologie du langage.
[2]
Joshua A. Fishman, « Neo-marxist and post-structural critiques of ‘classical’
language planning » dans : J. Maurais et P. Martel, Langues et sociétés en contact (Mélanges
Jean-Claude Corbeil), Tübingen, Niemeyer, 1994, pp. 41-47.
* * *
* Note historique:
«...l'intervention de Staline dans la Pravda en 1950 se fait en réaction aux positions prises par le linguiste Nicolas Marr (1865-1934) dont la notoriété fut d'abord liée à sa spécialité d'archéologue et de philologue du Caucase puis, à partir des années 1930 quand il devint vice-président de l'Académie de sciences de l'URSS, à sa théorie selon laquelle toutes les langues du monde dérivent d'un stock initial commun, et surtout à sa théorie selon laquelle « les différents « stades » du langage correspondent à des stades du développement des sociétés» (Andrée Tabouret-Keller, «Une lecture en 2008 de Pour une sociologie du langage (1956)», Langage et société 2009/2).
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