lundi 19 août 2024

La méthode comparative en terminologie


Il y a une grande incompréhension de ce qu’a été, dans ses débuts, le travail terminologique de l’Office (pas encore québécois) de la langue française. J’ai pu m’en rendre compte souvent et, récemment, à la lecture des billets du blog États de langue, le français québécois dans tous ses états (dont l’auteur, apparemment un certain Allard qui pourrait être enseignant, ne donne pas son identité complète).

Le point de départ de la méthode de travail terminologique est le même que celui de Jean Darbelnet dans ses cours de stylistique comparée de l’anglais et du français : trouver des équivalences plutôt que traduire mot à mot.

Tout au cours de sa vie, le professeur Darbelnet avait un carnet où il prenait des notes. Il pouvait nous dire qu’il avait relevé telle ou telle expression à Piccadilly Circus en telle année.

Donnons un exemple de cette méthode qui inspirera celle de l’Office : je vois qu’au Royaume-Uni on utilise ce panneau :

 


…alors qu’en Amérique du Nord on voit habituellement ce genre de panneau :

 


…et qu’en France on trouve plutôt ceci :



Je peux en conclure que le panneau que l’on voit au Québec :

 


… a été conçu sous l’influence de l’anglais. C’est une simple constatation. Je n’ai pas encore posé de jugement de valeur. Cela viendra dans un second temps.

Autre exemple, je constate qu’au Québec on appelle thermopompe l’appareil appelé en anglais heat pump et connu sous le nom de pompe à chaleur en France. Il s’agit d’une simple observation. Je peux aussi ajouter une deuxième constatation, que le terme thermopompe, avec son premier composant grec, a une allure plus savante. Ce n’est que dans un troisième temps que je me poserai la question : doit-on préférer un terme un peu savant à un terme plus transparent ? Ici commence le jugement de valeur.

Cette façon de procéder — je le rappelle : trouver des équivalences existant déjà entre l’anglais et le français plutôt que procéder à des traductions littérales — servait à rédiger les fiches terminologiques, toujours divisées en deux, un partie anglaise et une partie française, chaque partie comportant les rubriques : catégorie grammaticale, genre, définition, contexte, domaine d’utilisation, exemple, indication géographique au besoin, liste des sources pour chaque rubrique. Toutes ces rubriques permettaient de s’assurer que le terme français proposé était bien l’équivalent du terme anglais. Je me demande si on utilise encore ce genre de fiche à l’OQLF puisqu’on voit de moins en moins de définitions anglaises dans le Grand Dictionnaire terminologique (GDT).

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La Stylistique comparée du français et de l’anglais de Jean Darbelnet et Jean-Paul Vinay a servi de modèle à la Stylistique comparée du français et de l’allemand d’Alfred Malblanc.

J’ai suivi à l’Université de Pécs les premières leçons du séminaire de Georges Kassai (Kassai György) sur la stylistique comparée du français et du hongrois. Il reconnaissait sa dette envers Jean Darbelnet et Jean-Paul Vinay. Un exemple de l’application de cette méthode à la langue hongroise : 

Lesiet est un verbe, sietni « courir », précédé d’un préverbe (le « en bas, vers le bas »). On a souvent intérêt à traduire cette combinaison par un verbe suivi d’un adverbe, mais c’est le verbe hongrois qui équivaut au contenu de l’adverbe français et c’est l’adverbe hongrois qui est traduit par le verbe : lesiet, « descendre rapidement ».

Cette méthode permet de constater le grand nombre de calques qu’il y a dans les langues européennes :

all. Krankenhaus = hgr. kórház (hôpital)

all. Großmutter = hgr. nagymama (grand-mère)

angl. court martial, Chapel Royal, the Princess Royal = (ordre des mots français en anglais)

ang. to take part = all. teilnehmen = hgr. részt venni = r. принимать участие = prendre part

throw the baby out with the bathwater = das Kind mit dem Bad ausschütten = jeter le bébé avec l’eau du bain

Il est souvent difficile de savoir quelle langue a emprunté à l’autre  même s’il est peu vraisemblable que Krankenhaus soit un calque du hongrois.

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Au tournant des années 1970 l’État a demandé à l’Office de la langue française d’élaborer un plan pour faire du français la langue du travail. Le directeur de l’Office de l’époque, à ce qu’on m’a rapporté, était tellement accablé par la tâche qu’il se lamentait devant ses employés en disant « non possumus, non possumus ». C’est alors que Jean-Claude Corbeil est entré en scène et a proposé son plan pour « décoloniser la langue » : « L’action de l’Office a été une entreprise de décolonisation », expliquera-t-il plus tard (L’Actualité, avril 1989, p. 22).

Constatant que l’industrialisation du Québec s’était faite principalement en anglais, on s’est tout simplement demandé quels termes on utiliserait si l’industrialisation s’était faite en français. Il fallait donc comparer les termes anglais utilisés dans les diverses branches de l’industrie avec les termes utilisés en France dans les mêmes conditions. Cela a donné lieu à plusieurs missions en France de Québécois, terminologues et représentants du monde industriel, et de plusieurs experts français au Québec. La documentation rapportée a été dépouillée pour élaborer des fiches terminologiques selon une procédure mise en place en parallèle.

Les principes de l’analyse terminologique ont été explicités dans un Guide de travail en terminologie (1973). Jean-Claude Corbeil a toujours insisté sur le fait que la rigueur de la méthode est gage de la qualité de l’analyse terminologique.

Cette méthodologie s’est imposée dans tous les travaux de l’Office déjà en cours, par exemple ceux portant sur la francisation de l’étiquetage : ainsi, on constate sur une étiquette l’utilisation du terme cake mix et, pour un produit équivalent, on lit en France préparation pour gâteau.

Un règlement de 1967 du ministère de l’Agriculture rendait obligatoire la présence du français sur les emballages des produits alimentaires  donc dès avant la loi 22. À la demande de ce ministère, l’Office a produit en 1968 un Vocabulaire anglais-français de l’alimentation. Étant donné le manque de documentation à l’époque, cet ouvrage était bien insuffisant (de l’avis même de son autrice) mais il a conduit à la publication dans les années suivantes de lexiques consacrés à différents secteurs de l’alimentation. Ces travaux ont été faits en collaboration avec le ministère de l’Agriculture, avec divers organismes du gouvernement fédéral et avec des représentants de l’industrie. En effet, pour assurer la qualité et la pertinence des décisions terminologiques, la consultation des experts de l’industrie est indispensable. Plusieurs missions en France ont aussi été faites pour recueillir de la documentation et consulter d’autres experts.

Dans le cas du vocabulaire de l’alimentation, les termes des réglementations québécoise et fédérale ont aussi été comparés à ceux que l’on trouvait dans La Réglementation des produits alimentaires et non alimentaires : Répression des fraudes et contrôle de la qualité de Raymond Armand Dehove (Paris, Commerce-Éditions, plusieurs éditions depuis 1954).

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Jean-Claude Corbeil et Marie-Éva de Villers ont regretté que l’Office québécois de la langue française se soit progressivement éloigné de cette méthode terminologique rigoureuse :

Ce n’est pas tant l’évolution de la situation de la langue française au Québec qui s’est modifiée que l’angle sous lequel l’OQLF considère les choses. L’Office semble désormais prendre en considération la généralisation de la langue familière, et même populaire, qui caractérise aujourd’hui la langue parlée, et parfois la langue écrite. À l’analyse terminologique des anglicismes, l’Office ajoute l’analyse lexicographique en tenant compte davantage des niveaux de langue. Le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) s’éloigne de sa mission terminologique et se transforme en dictionnaire de langue. Pourtant, le mandat de l’organisme n’a jamais été modifié depuis l’adoption de la Charte et n’a fait l’objet d’aucun débat. Par ce changement de cap, l’Office dévie de son orientation fondamentale.

D’où leur conclusion : « Au lieu d’effectuer un retour en arrière, de détricoter les importants travaux terminologiques soigneusement élaborés au cours des années 70, l’organisme devrait s’en tenir à son mandat original et accomplir avec efficacité la mission qui lui a été confiée par la Charte de la langue française » (cliquer ici pour lire l’ensemble de leur texte).

 

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