Jean Marcel, au centre sous le dais, lors de son «ordination» en 2009 (cliquer sur la photo pour l'agrandir) Source: Lepetitjournal.com |
Au
deuxième jour des funérailles bouddhistes de l’essayiste Jean Marcel, voici
quelques extraits d’un texte peu connu, publié en 1984 :
Fragments de lettres à un ami
sur les rapports de la langue et la culture
sur les rapports de la langue et la culture
[...] Il faut avouer que
la problématique de l'avenir du français nous tombe dessus à un bien mauvais
moment, en un temps où il est de plus en plus courant d'entendre parler
sérieusement de véritable « crise des langues » – de toutes les langues, y compris les dominantes. Un livre
récent, best-seller aux USA, consacré à la question linguistique chez nos voisins (eux
aussi, donc?), porte en sous-titre : Will America be the death of
English? C'est à te faire frémir, n'est-ce pas ? Eh bien, de l'Oural
aux Laurentides (et pas seulement pour le français, comme nous sommes « masochistement »
portés à le croire), ce n'est que récriminations contre la façon dont on parle
et écrit le polonais, l'allemand, l'anglais même, l'italien, etc. Quand on y
regarde de plus près, comme il m'a été donné de le faire un peu en chacune de
ces civilisations, on s'aperçoit que ce que l'on appelle la « crise des
langues » n'est en réalité qu'un aspect d'une crise infiniment plus
générale remettant en cause les fondements mêmes de la hiérarchie de toutes les
valeurs sur lesquelles reposait notre monde depuis longtemps – la culture linguistique était une de ces valeurs.
Et puis, il faut tout de
même admettre que ce ne sont pas tant les langues comme systèmes qui font
l'objet de cette inquiétude, mais, quand on y voit de plus près, la pédagogie
en tant qu'elle est responsable de la transmission des valeurs – c'est-à-dire, peut-être, l'enseignement tout court. La pédagogie,
non pas comme truc ou technique d'enseignement mais comme philosophie générale
de construction des valeurs (quelles que soient celles-ci), n'a pas suivi la
révolution la plus considérable peut-être de notre temps : l'accès de plus
en plus grand de populations de plus en plus nombreuses à l'éducation transmise
par système. Malgré nos ordinateurs, malgré nos discours, malgré le déferlement
de bricolages pédagogiques de plus en plus compliqués, nous enseignons toujours
comme si nous nous trouvions devant une classe de petits scribes en herbe sous
la Ve dynastie des
Pharaons d'Égypte.
Voilà par où, me
semble-t-il, il importe de commencer à regarder si l'on entendait non pas corriger
mais simplement comprendre la
situation réelle ce qui serait déjà une amorce de
solution. ...]
*
* *
Qu'est-ce donc, en définitive,
que la langue française ? C'est ce par quoi j'exerce un droit à l'héritage
non seulement de tout ce qui a été produit dans cette langue (ce qui n'est déjà
pas mal, merci), mais aussi à l'essentiel de l'héritage de l'humanité qui y a
été versé par contamination, contact ou traduction. Cela est immense. Cela est
un empire qui couvre tous les âges de l'humanité historique et recouvre la
quasi totalité des terres de la planète. Pourquoi m'en priverais-je ?
Pourquoi me désisterais-je de cet héritage, l'un des plus riches que l'on
puisse recevoir ?
Trois ou quatre autres
langues, tout au plus, dans le monde actuel pourraient m'offrir pareille
quantité et pareille qualité de richesses culturelles. Il s'agit là d'un
privilège considérable dont nous, Québécois, avons bien peu abusé, me
semble-t-il, et dont nous nous sommes à peine prévalu. Quoi donc ! nous
avons à portée de la main, par ce réseau extraordinaire d'information qu'est la
langue, une culture unique dans l'histoire de l'humanité, et nous serions les
seuls, semble-t-il, à la dédaigner ? Par quelle aberration le Québec
serait-il donc le seul pays au monde où se ferait jour une hostilité à l'égard
de la culture que sa langue propre met à sa disposition, et généreusement ?
Il est pourtant plus mal placé que quiconque pour ce faire car c'est l'avenir même de sa langue qui se joue dans ce refus, dans cette inconscience.
Un jeune Américain sortant de son high school en sait davantage sur le rôle de la France
dans l'histoire de l'Occident qu'un cégépien québécois. Un écrivain américain a
souvent lu plus d'auteurs français que la plupart de nos écrivains québécois;
un éditorialiste de New York est souvent mieux au fait de la politique et de la
société françaises que ne l'est la quasi totalité de nos éditorialistes. Avec
le résultat qu'une de nos éditorialistes pouvait tout récemment affirmer
qu'elle préférait se frotter à la « culture » des 80 000
habitants de l'île de la Dominique (île des Caraïbes, au cas où tu ne le
saurais pas) plutôt qu'à celle de la France. Évidemment, c'est moins compromettant
pour les allégeances qu'on lui soupçonne. Enfin, libre à Madame ! Mais son
choix n'en indique pas moins la petitesse de ses vues, la constipation de sa
volonté de culture, l'étroitesse de ses visées, bref le renfrognement d'une
vieille bigote pour qui la France représente encore la capitale de l'athéisme
et du péché – héritage de curaille, s'il en fut! [...]
[...] Ce n'est peut-être
pas la culture qui nous manque le plus mais le sens de la culture – autrement dit : la conscience réfléchie de l'usage que l'on
peut en
faire. [...]
*
* *
[...] Se vouloir à tout prix de
culture américaine mais de langue française demeure, et pour longtemps, une
contradiction dans les termes qui finira bien par étouffer cette fameuse « identité »
que nous cherchons à nous donner depuis des années,
sans trop y parvenir. Quel avantage, veux-tu bien me dire, soutirer de cet
écartèlement ? Devant cette ambivalence dont bien peu semblent se rendre
compte ou mesurer la réelle portée pour l'avenir, le choix est pourtant clair.
Je ne vois aucun avenir très glorieux dans l'avantage que représenterait pour
nous le vain désir de n'être toujours que des sous-californiens, des ramasseurs
de miettes technologiques, des éternels tenanciers de capharnaüm à bric-à-brac
pédagogique livré par dumping lorsqu'il est
devenu inutilisable ou simplement caduc ailleurs. Mais je reconnais fort bien
que l'on puisse choisir de le devenir tout à fait, une fois pour toutes et pour
de bon : il n'y a pas mille moyens pour ce faire, il n'y en a qu'un – qui résulte d'ailleurs de ce qui a déjà été dit plus haut des rapports de langue et
culture. Il suffit de se brancher sur le réseau d'information de la culture
américaine par le truchement du seul instrument qui permette d'être informé
directement et à temps complet : la langue qui véhicule cette culture,
l'anglais. Du même coup et par voie de conséquence, il nous faudra tout de même
avoir la lucidité d'abdiquer tous nos droits sur les spécificités que nous nous
sommes créées à l'intérieur des frontières tracées par notre langue :
notre régime politique, nos institutions culturelles de toutes natures (système
d'enseignement, littérature, etc.), notre tradition syndicale, notre type
d'économie et, tout à la fin, pour être enfin logique, nos frontières
territoriales elles-mêmes. Il ne nous restera plus dès lors, une fois prise
cette décision, qu'à nous appliquer à nous fondre dans le grand tout – qui en vaut bien d'autres, je ne le
nie pas.
[…]
Nous nous donnons une Charte de la langue française pour « protéger notre langue », mais nous ne
donnons à celle-ci aucun moyen efficace de créer sa propre dynamique
d'exploration et d'invention culturelle – moyen qui eût consisté en une politique corollaire,
conséquente et adéquate. Nous faisons du français la langue de l'enseignement
pour tous (enfin, presque tous), mais du même coup nos
enfants apprennent à lire à l'école dans des anthologies de
« sélections » du Reader's Digest – crois-le ou non, je l'ai vu, de mes
yeux, vu...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire