jeudi 4 juillet 2019

Jean Marcel sur la langue et la culture

 
Jean Marcel, au centre sous le dais,
lors de son «ordination» en 2009
(cliquer sur la photo pour l'agrandir)
Source: Lepetitjournal.com

Au deuxième jour des funérailles bouddhistes de l’essayiste Jean Marcel, voici quelques extraits d’un texte peu connu, publié en 1984 :


Fragments de lettres à un ami
sur les rapports de la langue et la culture


[...] Il faut avouer que la problématique de l'avenir du français nous tombe dessus à un bien mauvais moment, en un temps où il est de plus en plus courant d'entendre parler sérieusement de véritable « crise des langues » – de toutes les langues, y compris les dominantes. Un livre récent, best-seller aux USA, consacré à la question linguistique chez nos voisins (eux aussi, donc?), porte en sous-titre : Will America be the death of English? C'est à te faire frémir, n'est-ce pas ? Eh bien, de l'Oural aux Laurentides (et pas seulement pour le français, comme nous sommes « masochistement » portés à le croire), ce n'est que récriminations contre la façon dont on parle et écrit le polonais, l'allemand, l'anglais même, l'italien, etc. Quand on y regarde de plus près, comme il m'a été donné de le faire un peu en chacune de ces civilisations, on s'aperçoit que ce que l'on appelle la « crise des langues » n'est en réalité qu'un aspect d'une crise infiniment plus générale remettant en cause les fondements mêmes de la hiérarchie de toutes les valeurs sur lesquelles reposait notre monde depuis longtemps – la culture linguistique était une de ces valeurs.
Et puis, il faut tout de même admettre que ce ne sont pas tant les langues comme systèmes qui font l'objet de cette inquiétude, mais, quand on y voit de plus près, la pédagogie en tant qu'elle est responsable de la transmission des valeurs – c'est-à-dire, peut-être, l'enseignement tout court. La pédagogie, non pas comme truc ou technique d'enseignement mais comme philosophie générale de construction des valeurs (quelles que soient celles-ci), n'a pas suivi la révolution la plus considérable peut-être de notre temps : l'accès de plus en plus grand de populations de plus en plus nombreuses à l'éducation transmise par système. Malgré nos ordinateurs, malgré nos discours, malgré le déferlement de bricolages pédagogiques de plus en plus compliqués, nous enseignons toujours comme si nous nous trouvions devant une classe de petits scribes en herbe sous la Ve dynastie des Pharaons d'Égypte.
Voilà par où, me semble-t-il, il importe de commencer à regarder si l'on entendait non pas corriger mais simplement comprendre la situation réelle — ce qui serait déjà une amorce de solution. ...]

*   *   *

Qu'est-ce donc, en définitive, que la langue française ? C'est ce par quoi j'exerce un droit à l'héritage non seulement de tout ce qui a été produit dans cette langue (ce qui n'est déjà pas mal, merci), mais aussi à l'essentiel de l'héritage de l'humanité qui y a été versé par contamination, contact ou traduction. Cela est immense. Cela est un empire qui couvre tous les âges de l'humanité historique et recouvre la quasi totalité des terres de la planète. Pourquoi m'en priverais-je ? Pourquoi me désisterais-je de cet héritage, l'un des plus riches que l'on puisse recevoir ?
Trois ou quatre autres langues, tout au plus, dans le monde actuel pourraient m'offrir pareille quantité et pareille qualité de richesses culturelles. Il s'agit là d'un privilège considérable dont nous, Québécois, avons bien peu abusé, me semble-t-il, et dont nous nous sommes à peine prévalu. Quoi donc ! nous avons à portée de la main, par ce réseau extraordinaire d'information qu'est la langue, une culture unique dans l'histoire de l'humanité, et nous serions les seuls, semble-t-il, à la dédaigner ? Par quelle aberration le Québec serait-il donc le seul pays au monde où se ferait jour une hostilité à l'égard de la culture que sa langue propre met à sa disposition, et généreusement ? Il est pourtant plus mal placé que quiconque pour ce faire car c'est l'avenir même de sa langue qui se joue dans ce refus, dans cette inconscience. Un jeune Américain sortant de son high school en sait davantage sur le rôle de la France dans l'histoire de l'Occident qu'un cégépien québécois. Un écrivain américain a souvent lu plus d'auteurs français que la plupart de nos écrivains québécois; un éditorialiste de New York est souvent mieux au fait de la politique et de la société françaises que ne l'est la quasi totalité de nos éditorialistes. Avec le résultat qu'une de nos éditorialistes pouvait tout récemment affirmer qu'elle préférait se frotter à la « culture » des 80 000 habitants de l'île de la Dominique (île des Caraïbes, au cas où tu ne le saurais pas) plutôt qu'à celle de la France. Évidemment, c'est moins compromettant pour les allégeances qu'on lui soupçonne. Enfin, libre à Madame ! Mais son choix n'en indique pas moins la petitesse de ses vues, la constipation de sa volonté de culture, l'étroitesse de ses visées, bref le renfrognement d'une vieille bigote pour qui la France représente encore la capitale de l'athéisme et du péché – héritage de curaille, s'il en fut! [...]
[...] Ce n'est peut-être pas la culture qui nous manque le plus mais le sens de la culture – autrement dit : la conscience réfléchie de l'usage que l'on peut en faire. [...]

*   *   *

[...] Se vouloir à tout prix de culture américaine mais de langue française demeure, et pour longtemps, une contradiction dans les termes qui finira bien par étouffer cette fameuse « identité » que nous cherchons à nous donner depuis des années, sans trop y parvenir. Quel avantage, veux-tu bien me dire, soutirer de cet écartèlement ? Devant cette ambivalence dont bien peu semblent se rendre compte ou mesurer la réelle portée pour l'avenir, le choix est pourtant clair. Je ne vois aucun avenir très glorieux dans l'avantage que représenterait pour nous le vain désir de n'être toujours que des sous-californiens, des ramasseurs de miettes technologiques, des éternels tenanciers de capharnaüm à bric-à-brac pédagogique livré par dumping lorsqu'il est devenu inutilisable ou simplement caduc ailleurs. Mais je reconnais fort bien que l'on puisse choisir de le devenir tout à fait, une fois pour toutes et pour de bon : il n'y a pas mille moyens pour ce faire, il n'y en a qu'un – qui résulte d'ailleurs de ce qui a déjà été dit plus haut des rapports de langue et culture. Il suffit de se brancher sur le réseau d'information de la culture américaine par le truchement du seul instrument qui permette d'être informé directement et à temps complet : la langue qui véhicule cette culture, l'anglais. Du même coup et par voie de conséquence, il nous faudra tout de même avoir la lucidité d'abdiquer tous nos droits sur les spécificités que nous nous sommes créées à l'intérieur des frontières tracées par notre langue : notre régime politique, nos institutions culturelles de toutes natures (système d'enseignement, littérature, etc.), notre tradition syndicale, notre type d'économie et, tout à la fin, pour être enfin logique, nos frontières territoriales elles-mêmes. Il ne nous restera plus dès lors, une fois prise cette décision, qu'à nous appliquer à nous fondre dans le grand tout – qui en vaut bien d'autres, je ne le nie pas.
[…]

Nous nous donnons une Charte de la langue française pour « protéger notre langue », mais nous ne donnons à celle-ci aucun moyen efficace de créer sa propre dynamique d'exploration et d'invention culturelle – moyen qui eût consisté en une politique corollaire, conséquente et adéquate. Nous faisons du français la langue de l'enseignement pour tous (enfin, presque tous), mais du même coup nos enfants apprennent à lire à l'école dans des anthologies de « sélections » du Reader's Digest – crois-le ou non, je l'ai vu, de mes yeux, vu...

Jean Marcel recevant en cadeau une bouteille de tokaji
(Pécs, 1986)

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