Élisabeth
Borne a assuré samedi « avoir délivré » la feuille de route
fixée par Emmanuel Macron (Le Figaro, 10 juillet 2023)
À
force de « délivrer », Élisabeth Borne s'est abîmée : elle a
utilisé 23 fois l'article 49-3 de la Constitution… (Mediapart,
24 décembre 2023)
Sur
la Grèce, l'Europe, la conjoncture française et les réformes, Emmanuel Macron
voulait délivrer un message optimiste (L’Express, 24 juin
2015)
La
capacité de l'État à “délivrer du concret” est devenue le grand enjeu du
quinquennat (Le Monde, 22 juillet 2019
… lorsque
le Président lui demande en janvier 2025 de rendre possible le règlement des
péages par téléphone, réagissant à la vidéo TikTok d’un conducteur disant avoir
été mis à l’amende pour cela, Bruno Retailleau assure à La Dépêche :
"Si c’est le Président qui le demande. Un ministre est là pour
délivrer." (La Dépêche, 17 octobre 2025)
Dans la Macronie on délivre
mais Boualem Sansal n’est toujours pas libéré.
Cet usage du verbe délivrer
vient vraisemblablement de l’anglais, où il est d’ailleurs critiqué. Dans
son dernier roman, Our Evenings, l’écrivain britannique Alan
Hollinghurst met ces mots dans la bouche d’un personnage qui est ministre des
Arts :
‘We’re tightening our belts in the Arts sector’, said
Giles, ‘as everyone of us is in all areas of life. But we’re committed to
delivering a leaner, better future for our theatres and orchestras and arts
organizations’. I think it was the first time I’d heard the cant use of ‘deliver’
[…] (Our
Evenings, p. 422)
Le romancier traite cet
usage de jargon. La définition de
cant dans Wikipedia est limpide : « A cant is the jargon or
language of a group, often employed to exclude or mislead people ».
Autre exemple de jargonnage,
la locution être en capacité, fréquente dans la bouche de l’actuel président
de la France quand il ne zozote pas en anglais : « Il faut être en
capacité de financer les start-up très vite et très fort » (Libération,
9 novembre 2015). Pour Radio-France, « ce ne sont pas les libéraux
qui ont importé ce terme managérial en politique mais la gauche. Ségolène
Royal, en 2007, l’utilisait déjà beaucoup » (« Pourquoi la locution
"être en capacité" a remplacé le verbe "pouvoir" dans le
langage politique ? », Radio-France, 7 mai 2020).
* * *
Dernier exemple de
jargonnage, l’emploi de l’adjectif orthogonal :
Le
sénateur Max Brisson, porte-parole du groupe LR : "Nous avons un
certain nombre de décisions prises par le gouvernement de monsieur Lecornu qui
sont orthogonales de nos valeurs et de nos convictions" (site TF1,
15 octobre 2025)
… l'ex
porte-parole du gouvernement Sophie Primas assure sur RTL "ne pas avoir
que des désaccords avec le RN". "S'il y a un contrat de gouvernement
avec des idées et des mesures qui ne sont pas orthogonales à nos convictions,
eh bien travaillons ensemble", lance encore cette très proche de Gérard
Larcher avant de finalement rétropédaler et de ne plus assumer cette tentative
d'union des Droites. » (site BFMTV; L’Humanité, 8 octobre
2025)
Des mesures qui ne sont pas
orthogonales à nos convictions ?
Encore une fois, cet usage
vient vraisemblablement de l’anglais même si je ne l’ai pas trouvé dans les
ouvrages de référence majeurs accessibles en ligne (Oxford, Cambridge, Collins)
à l’exception du Wiktionary. Dans le site English Language and Usage, on
signale qu’orthogonal peut signifier « not relevant » ou « unrelated »
et on trouve cet exemple : « I'm not fighting you. Our opinions
differ, that's all. They're orthogonal ». Un juge américain s’est même
étonné de l’usage de ce mot, comme le rapporte le Washington Post
(12 janvier 2010) :
Supreme
Court justices deal in words, and they are always on the lookout for new ones.
University
of Michigan law professor Richard D. Friedman discovered that Monday when he
answered a question from Justice Anthony M. Kennedy, but added that it was
"entirely orthogonal" to the argument he was making in Briscoe v.
Virginia.
Friedman
attempted to move on, but Chief Justice John G. Roberts Jr. stopped him.
"I'm
sorry," Roberts said. "Entirely what?"
"Orthogonal,"
Friedman repeated, and then defined the word: "Right angle. Unrelated.
Irrelevant."
Il y a 55 ans, Robert
Beauvais avait écrit L’hexagonal tel qu’on le parle pour décrier le langage
prétentieux à la mode en politique, à la télévision, dans l'université. La
langue a depuis évolué. On parle maintenant l’orthogonal dans les hautes
sphères du pouvoir en France.