Dans un billet publié le 16 février dernier, je faisais la liste des mots anglais présents dans le dernier roman de Michel Houellebecq, Anéantir. Une lectrice m’a envoyé le commentaire suivant : « ces emprunts sont tout à fait inutiles et ne cèdent qu’à la mode de parsemer un texte de mots anglais ».
Cette opinion se base sur la vieille dichotomie emprunts de luxe et emprunts de nécessité qui était le fondement en 1980 de la première politique de l’emprunt linguistique de l’Office (pas encore québécois) de la langue française. L’Office s’est depuis ravisé.
Dans un colloque tenu en 2016 au Musée de la civilisation à Québec, les responsables de la nouvelle politique de l’emprunt linguistique de l’Office québécois de la langue française (OQLF) déclaraient :
L’évaluation des emprunts s’est effectuée pendant longtemps en fonction de la dichotomie entre emprunt de luxe et emprunt de nécessité […] (p. 278). […]… la coexistence d’un terme français avec un emprunt à l’anglais n’est plus, dorénavant, un critère de rejet absolu de ce dernier. […] l’acceptation d’emprunts qui sont en coexistence avec des termes français ne signifie pas que les unités empruntées seront nécessairement préférées à ces derniers dans les fiches du Grand dictionnaire terminologique, mais plutôt qu’ils constituent des désignations possibles et acceptables pour un concept donné (p. 280).
La nouvelle position de l’Office est déplorable. Je trouve que ma lectrice a bien raison de tenir à la notion d’emprunt de luxe.
Les auteurs de la nouvelle politique de l’OQLF auraient pu faire intervenir dans leur réflexion les notions de dénotation et de connotation.
Du point de vue de la dénotation, les emprunts dispatcher, job, resort, compliant, etc. que l’on trouve dans le texte de Houellebecq font double emploi avec des termes qui existent déjà en français. Ils sont donc inutiles.
Mais, du point de vue de la connotation, ils servent à quelque chose : ils contribuent à distinguer socialement les personnes qui les utilisent, à signaler qu'elles ne font pas partie du vulgum pecus. Sur la question de la distinction sociale, je renvoie aux travaux de Pierre Bourdieu.
On pourrait aussi faire intervenir deux notions de la sémiologie : indice et signal. Un indice est « un fait immédiatement perceptible qui nous fait connaître quelque chose à propos d’un autre qui ne l’est pas. Mais tout indice n’est pas un signal. » En effet, le signal, même s’il appartient à la catégorie des indices, s’en distingue parce qu’il provient d’une volonté de l’émetteur : « pour qu’un fait perceptible constitue un signal, il faut, d’abord, qu’il ait été produit pour servir d’indice » (Luis J. Prieto, « La sémiologie », dans André Martinet, Le langage, Paris, Gallimard, « Encyclopédie de la Pléiade », 1968, p. 95-96). Dans cette perspective, les emprunts de luxe sont des signaux qui ont été produits pour servir d’indices.
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Un blogueur anonyme veut « en finir », comme il dit, avec la notion d’emprunt linguistique. J’ai essayé de commenter son billet mais, pour ce faire, il aurait fallu que je m’identifiasse et inscrivisse mon adresse électronique alors que lui publie visière baissée sans donner d’adresse. Comme je sais qu’il lui arrive de lire mes billets, je vais lui répondre ici. Très brièvement d’ailleurs. Car l’expression emprunt linguistique est tout simplement un terme descriptif. Les mots passent d’une langue à l’autre depuis qu’il y a des langues différentes – donc depuis la tour de Babel. Le linguiste se contente de constater que tel mot vient de telle langue ou que telle tournure imite celle de telle autre langue. Sans jugement de valeur.
Par ailleurs, les dictionnaires ont l’habitude de faire la distinction entre « emprunt à l’anglais » et « anglicisme ». Dans le premier cas, le mot est considéré tout simplement comme un mot français, on se contente de mentionner son origine. Dans le second, son usage est critiqué.
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