lundi 8 septembre 2025

Les Linguistes atterré·e·s et la domination de l’anglais


En 2023 paraissait le tract Le français va très bien, merci du collectif des Linguistes atterré·e·s (Gallimard, coll. « Tracts »). J’ai déjà eu l’occasion de publier un billet sur une des pseudo-vérités qu’ils assènent dans ce pamphlet : « L’anglais ne connaît pas de genre grammatical » (cliquer ici pour lire ce billet).

Lionel Meney a publié l’année dernière La sociolinguistique entre science et idéologie. Une réponse aux Linguistes atterrées (Limoges, Lambert-Lucas). L’annonce de cette parution sur un fil de discussion a suscité une polémique lancée par une linguiste subcarpatique ou moldo-valaque (lire mon compte rendu de l’incident en cliquant ici).

Une critique d’un chapitre de ce livre (« Le français n'est pas ‘envahi’ par l'anglais ») a paru récemment dans un blogue de Médiapart. L’auteur, Vincent Doumayrou, est vraisemblablement un traducteur professionnel à en juger par les arguments qu’il utilise. Selon lui, « les LA [= Linguistes atterré·e·s] tombent en fait dans les mêmes travers que les personnes qu’ils prétendent pourfendre au nom de la science ». À noter qu’il a soumis ses critiques à quelques-uns des auteurs et dit qu’il n’en a reçu aucune réponse.

Vincent Doumayrou avertit que ses billets sont supprimés au bout d'une durée maximale de deux ans. Aussi je vais citer quelques extraits de son billet « Les linguistes atterrés se prosternent devant la domination de l'anglais » avant qu’il disparaisse dans les limbes d’Internet :

[…] le livre est un simple ouvrage d’opinion, mais d’opinions proférées avec l’assurance du sachant : pour cette raison, indépendamment même de ses thèses, sa lecture m’a procuré une impression de suffisance assez pénible.

J'ajoute aussi, à titre subsidiaire, m'étonner de l'énoncé suivant : « Les puristes [se plaignent] de ce qu'ils appellent [sic] les anglicismes » ; comme si cette notion n'avait de sens que dans la bouche des puristes. Pourtant, elle désigne un emprunt fait à l'anglais, comme le mot germanisme désigne un emprunt fait à l'allemand, hispanisme à l'espagnol, gallicisme au français : je ne comprends pas la réflexion des LA.

[…] au cours de leur histoire, les langues ont emprunté des mots et des tournures les unes aux autres. Mais au cours de l’histoire, les langues ont aussi une vocation de différentiation culturelle, elles ont formé le support de l’identité des peuples et de la construction des nations. 

[…] Et contrairement à ce que les LA laissent entendre par ailleurs, ce phénomène de construction de l’identité par la langue n’a rien de spécifique à notre pays. Ainsi, dans la Belgique unifiée du XIXème siècle, la Flandre a en bonne partie forgé son identité en réaction à l’influence du français.

De même, l’Angleterre a défendu sa langue par des lois contre le français – notamment le Statute of Pleading de 1362, qui fait de l’anglais la langue des actes de justice, sorte d’équivalent de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts : quand ils fustigent la Loi Toubon, les partisans de l’anglais (dont les LA, qui glorifient le monde anglophone comme peu à cheval sur les règles de l’orthographe, ce qui est discutable mais sort du propos de ce billet) oublient qu’en son temps, l’Angleterre a aussi eu recours à des lois de protection linguistique.

[…] De plus et surtout, on peut très bien s’élever contre les anglicismes pour des raisons autres que nationalistes. Ainsi, les LA accuseraient-ils de « lecture nationaliste » des salariés qui lutteraient contre le jargon anglomane employé par l’encadrement, comme cela arrive parfois ?

[…] Il est d’ailleurs déroutant de voir ces derniers [= les LA] dénoncer la complication de l’orthographe française comme un outil de domination des sachants sur les non-sachants, et ne trouver aucune objection à l’anglomanie des élites, comme si cette dernière n'était pas élitiste aussi

[…] je trouve paradoxal que les LA présentent comme un risque tendanciel la disparition du français au profit de l’anglais, alors que leur thèse consiste précisément à affirmer que l’anglais ne menace pas le français... ils reformulent comme une hypothèse recevable la proposition qu’ils présentent quelques pages avant comme une idée reçue à combattre à tout crin…

[…]

Le chapitre s'abstient […] de toute dénonciation quant au fait que l'anglais évince progressivement les autres langues nationales, notamment dans l'enseignement supérieur et la recherche ou encore la vie des grandes entreprises. Dans les écoles de commerce, et petit à petit dans les écoles d'ingénieur, le cours en anglais est devenu la règle, et on peut difficilement éviter l’emploi du terme d’invasion… aucun mot, pourtant, pour dénoncer le risque de perte de domaine du français.

Pour lire le texte complet de Vincent Doumayrou, cliquer ici.

 

lundi 25 août 2025

La langue de par chez nous


Il y a de cela plusieurs années je me promenais rue Saint-Jean à Québec. Il y avait trois religieuses devant moi et j’entends l’une dire : « chez eux à elle sont venus en fin de semaine ». Peut-être avais-je déjà entendu l’expression mais je ne l’avais jamais remarquée.

Ne cherchez pas d’explication dans Usito, vous ne la trouverez pas. Non plus dans le Dictionnaire historique du français québécois. Il n’y a pas de quoi s’étonner, ce dernier est en cours de publication.

En revanche, Le Glossaire du parler français au Canada (1930) avait noté que « chez nous vont venir » signifiait « mes parents vont venir » :

 


On peut discuter de l’analyse faite par les rédacteurs du Glossaire : il est curieux de définir ce qu’ils considèrent comme une préposition par des syntagmes nominaux.

Je n’ai pas trouvé d’exemples de chez utilisé pour former un syntagme nominal sujet dans le fichier lexical du Trésor de la langue française au Québec.

Du point de vue étymologique, cet usage dérive du sens « dans la maison de » de la préposition chez. On trouve en français standard des exemples où « le groupe prép[ositionnel] peut être lui-même précédé d'une autre prép[osition] à valeur locale, le concept ‘dans’ étant alors neutralisé et chez signifiant ‘la maison où habite..., séjourne habituellement...’ » (Trésor de la langue française informatisé) :

Alors je songeai, puisque j'avais la clef de chez elle, à aller la voir comme de coutume. A. Dumas Fils, La Dame aux Camélias,1848, p. 146.

Les avenues avant chez la tante c'était plein de marrons. Je pouvais pas m'en ramasser, on n'avait pas une minute... Céline, Mort à crédit,1936, p. 51.

 

vendredi 22 août 2025

Une ancienne formule de politesse québécoise

 

Le 11 août, j’ai publié un billet où je citais les propos d’une chroniqueuse du Devoir sur le vouvoiement : « [i]l n’y a pas si longtemps, les enfants vouvoyaient leurs grands-parents, voire leurs parents. ».

Cela m’a rappelé une forme d’interpellation qui me semble aujourd’hui disparue : l’emploi du pronom possessif à la 3e personne du singulier pour s’adresser à ses parents. Les plus anciennes attestations de cette formule datent de 1916 dans le fichier lexical du Trésor de la langue française au Québec (TLFQ) : « Je sais, son père; je sais bien », « C'est-il vrai, sa mère, demanda-t-elle […] » (Maria Chapdelaine).

On trouve des dizaines d’exemples de cette forme d’adresse dans Trente arpents de Ringuet (p.ex., « [é]coutez, son père, ça fait betôt trois mois que vous êtes cheu nous »). On la trouve aussi chez Gabrielle Roy, Germaine Guèvremont, Jacques Ferron, etc. L’exemple le plus récent semble être de Janette Bertrand : « Arrive au XXIe siècle, sa mère ! » (Le bien des miens, 2007).

Dans les exemples du TLFQ, l’interpellation des parents au moyen du pronom de 3e personne du singulier s’accompagne (presque) toujours du vouvoiement. Mais la formule peut aussi s’utiliser entre conjoints et s’accompagner alors du tutoiement, comme dans cet exemple tiré de Bonheur d’occasion :

Elle [Rose-Anna] pencha la tête et hasarda timidement:
- Son père, as-tu pensé à la dépense?
- Oui, sa mère, c'est tout arrangé. Le truck me coûte rien.
- Lachance te le laisse?
La physionomie d'Azarius se rembrunit.

Cet usage n’a pas été enregistré dans le Trésor de la langue française (TLFi) de Nancy (TLFi), où on ne trouve s.v. son que :

A. − [Dans l'interpellation]

1. [Précédant les titres honorifiques de certains personnages importants, pour s'adresser à eux avec révérence ou parler d'eux à la 3epers. du sing.; s'écrit dans ce cas avec une majuscule] Sa (Gracieuse) Majesté la Reine de […]

2. [Précédé de monsieur, madame, et suivi de père, mère, tante..., pour s'adresser à une pers. à la 3epers. du sing. ou parler d'elle par déférence] Monsieur son père, Madame sa mère. […].

Cet usage a complétement échappé à l’attention des rédacteurs d’Usito (pourtant censé décrire le français standard en usage bla bla bla). À l’entrée son, adjectif possessif, Usito s’est contenté d’une variation sur la définition du TLFi :

(devant un titre honorifique) (avec une majusc.) Sert à désigner à la 3e personne un personnage de haut rang.

Aucune référence à l’usage québécois pourtant attesté des dizaines de fois dans le fichier lexical du TLFQ. Et qui avait été enregistré dans le Glossaire du parler français au Canada (1930):



dimanche 17 août 2025

Une ode qui fait désordre


La dernière « « bien-aimée rubrique Point de langue » du quotidien Le Devoir, « à mi-chemin entre l’essai et la vulgarisation scientifique », est une « ode à la variation linguistique » et mériterait plus que les quelques critiques que je vais ici formuler. Car je ne veux pas être victime de la loi dite de Brandolini, selon laquelle la quantité d'énergie nécessaire pour réfuter des sottises est supérieure d’un ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire, selon la définition de Wilipedia.

Première affirmation contestable : « la seule communauté francophone à avoir produit son propre dictionnaire général complet est le Québec, et encore, il a fallu attendre 2013, avec Usito (il y a eu d’autres ouvrages québécois au cours de la riche histoire lexicographique du Québec, mais il s’agissait plutôt d’ouvrages correctifs ou se concentrant sur les particularismes). »

Réfutation : Claude Poirier et Lionel Meney ont déjà montré que l’architecture des articles du dictionnaire Usito reprend souvent celle du Trésor de la langue française (TLF), dictionnaire en 16 volumes (plus supplément) produit à Nancy et depuis plusieurs années disponible gratuitement en ligne. Lionel Meney va même plus loin lorsqu’il affirme : « Usito, prétendument « dictionnaire général et complet » du français québécois, a en réalité repris massivement les termes, les sens et les définitions du dictionnaire du Centre national de la recherche scientifique de France le Trésor de la langue française en 16 volumes. » Pour plus de détails, cliquer ici.

Seconde affirmation : « lors de la Révolution française, la diversité des dialectes est perçue comme un frein à l’idéal d’unité et d’égalité […] La diabolisation des dialectes n’a eu d’autres conséquences qu’une perte de richesse linguistique et la honte dont on garde le souvenir jusqu’à aujourd’hui, comme en témoigne ce message qui aurait été affiché dans les classes de Bretagne : « Il est interdit de parler breton et de cracher par terre ».

Réfutation : à l’époque de la Révolution française, on ne parlait pas de dialectes mais de patois. Et, cerise sur le gâteau, la chroniqueuse considère que le breton est un dialecte. Pour tout linguiste un peu sérieux, le breton est une langue à part entière. Et dans la France contemporaine on le considère comme une langue régionale au même titre que le basque, l’alsacien et nombre de langues des territoires d’Outre-mer.

 

 

 

lundi 11 août 2025

Garde à vous!


Une fois de plus je ne peux m’empêcher de commenter la « bien-aimée rubrique Point de langue » du Devoir, « à mi-chemin entre l’essai et la vulgarisation scientifique. » Celle de samedi dernier n’était pas piquée des hannetons. Elle portait sur le vouvoiement à la suite de la décision du ministre de l’Éducation Bernard Drainville de rendre obligatoire le vouvoiement dans les écoles.

La bien-aimée chroniqueuse s’interroge sur la fréquence du tutoiement au Québec qu’on ne peut expliquer, précise-t-elle, par une influence de l’anglais. Elle propose une explication sociologique qu’elle emprunte à Sapir :

Dans un entretien que le linguiste et anthropologue américain Edward Sapir accorde à Philippe Barbaud dans le cadre de sa chronique de langue « Parler d’ici », en 1984, ce dernier faisait ce rapprochement avec l’anglais. Sapir répond que « c’est loin d’être évident » et propose l’explication suivante : « Je crois plutôt que votre société, pour des raisons historiques évidentes, est nettement plus égalitaire qu’ailleurs. Vos origines rurales ont nivelé les différences hiérarchiques engendrées par les classes sociales du Vieux Continent. Dès lors, que devient l’utilité du “vous” dans l’échange linguistique entre interlocuteurs qui se perçoivent comme égaux, culturellement parlant ? Le vouvoiement s’avère en fin de compte peu représentatif d’une société qui se perçoit plus égalitaire. »

Philippe Barbaud, aujourd’hui à la retraite, a été professeur de linguistique à l’UQAM. Dans un commentaire laissé sur le site web du Devoir, il répond du tac au tac : « J'aurais bien aimé avoir une conversation avec l'ethnolinguiste réputé Edward Sapir... Mais quand il est mort en 1939, je n'étais pas encore né ! »

Donc, selon la chroniqueuse, le vouvoiement est une manifestation d’une société plus égalitaire. Pourtant, elle rappelle « [i]l n’y a pas si longtemps, les enfants vouvoyaient leurs grands-parents, voire leurs parents. » À cela j’ajoute que j’ai eu tout un choc quand, lors ma première classe au cours classique, le titulaire m’a appelé Monsieur et il n’était évidemment pas question que les élèves le tutoyassent. À cette époque (et bien avant d’ailleurs), à l’école primaire, au secondaire, à l’Université, on vouvoyait les enseignants. C’était pourtant après la déclaration de Sapir (mort en 1939 !) sur notre société plus égalitaire qui favorise le recours au tutoiement.

Un autre commentateur a publié sur le site web la remarque suivante : « Quel salmigondis qui tourne en rond sans grande utilité, pour finir en queue de poisson ! Que n'écrirait-on pas pour mettre en doute une décision ministérielle pourtant bien raisonnable ? »

Vous pourrez lire les autres commentaires, au fond plus instructifs que la chronique elle-même, en cliquant ici.

 

lundi 21 juillet 2025

Gloubi-boulga

Je n’ai pu m’empêcher de laisser un commentaire samedi dernier sur le site Internet du Devoir à la suite de la dernière « bien-aimée rubrique Point de langue », « à mi-chemin entre l’essai et la vulgarisation scientifique. » Cette fois la chroniqueuse, sans doute en panne d’inspiration car elle avait abordé le sujet l’été dernier, s’en prend aux difficultés de l’orthographe française. Elle commence par les consonnes étymologiques parasites (comme le g dans doigt) et les consonnes doubles pour, passant du coq à l’âne, décrier les règes d’accord du participe passé. La remarque fort brève que j’ai envoyée à la rédaction du Devoir attirait l’attention sur le fait que la chroniqueuse mêlait deux thèmes : « Il est quand même curieux que notre spécialiste ne fasse pas la distinction élémentaire entre orthographe lexicale (les mots dans le dictionnaire) et orthographe grammaticale (les accords). »

La chroniqueuse a reçu l’appui d’un linguiste dont le commentaire était titré : « Voilà qui devrait confondre de nombreux septiques... » On n’aurait pu rêver meilleur exemple pour appuyer l’orthographe traditionnelle. Ma question « des vrais sceptiques ou des fausses sceptiques ? » n’a pas été publiée…

 


mardi 15 juillet 2025

L’art de tourner en rond sur un pont

 


Le 14 juillet, l’Office québécois de la langue française (OQLF) a mis en ligne, sur la page d’accueil de son site, le communiqué suivant: 

L’Office québécois de la langue française est fier de dévoiler les particularités du français d’ici qu’il a proposées à l’éditeur du Petit Larousse illustré 2026, et qui viennent enrichir l’ouvrage paru en juin : circulaire (document publicitaire), motard, motarde (motocycliste que l’on associe généralement au milieu criminel), procédurier (document qui présente des procédures) et pont (prothèse dentaire). Enfin, à l’initiative de l’équipe éditoriale du dictionnaire, le mot réduflation (réduction de la quantité d’un produit vendu au même prix) a été ajouté sous l’entrée shrinkflation.

Deux remarques.

Circulaire est non seulement considéré comme une impropriété par le Multidictionnaire et un anglicisme par Lionel Meney (cliquer ici) mais il est condamné dans une fiche du Grand Dictionnaire terminologique (GDT) du même OQLF : « Au Canada, sous l'influence de l'anglais, on emploie souvent le mot circulaire en ce sens [= document publicitaire]. En français, une circulaire est une lettre reproduite à plusieurs exemplaires et adressée à plusieurs personnes à la fois. »

Une fiche de 2022 est venue contredire la première : « Le terme circulaire est acceptable en français. Les réserves déjà émises sur l'usage de ce terme n'ont plus lieu d'être. Dans son sens premier, le nom circulaire désigne une lettre de nature administrative reproduite à plusieurs exemplaires et envoyée à un grand nombre de personnes à la fois. Par extension de sens [nullement influencée par l’anglais !], il désigne un document publicitaire destiné à un vaste public. Son emploi, qui est attesté sporadiquement au début du XXsiècle, est très fréquent depuis les années 1970-1980. Aujourd'hui, le terme circulaire est bien implanté en français au Québec et est utilisé en contexte neutre, à l'écrit comme à l'oral. »

L’usager, ou plutôt la personne usagère, n’a que l’embarras du choix.

Seconde remarque : pont pour désigner une prothèse dentaire. Non seulement le GDT ne donne même pas bridge comme synonyme, il le déconseille carrément : « Bridge, surtout en usage en Europe francophone, est déconseillé en français au Québec. En effet, bridge est uniquement implanté et légitimé dans le domaine des loisirs. » Contrairement à la banque terminologique Termium du gouvernement fédéral canadien, le GDT ne fait même pas mention du terme normalisé par l’Organisation internationale de normalisation (ISO) : prothèse partielle fixe.