Dans un article souvent cité, le linguiste américain John Gumperz a décrit la situation linguistique d’un village de l’Inde appelé Kupwar. On y parle deux langues indo-européennes, l’ourdou et le marathe, et deux langues dravidiennes, le kannada et le télougou. Après plusieurs siècles de contact les structures grammaticales de ces langues (surtout le marathe, l’ourdou et le kannada) ont convergé en une structure unique mais pas le vocabulaire. La rigidité du système des castes a été invoquée pour expliquer le maintien des distinctions lexicales, c’est-à-dire l’absence d’emprunts de mots d’une langue à l’autre. Bref, les locuteurs partagent la même grammaire mais parlent des langues différentes parce qu'ils utilisent des mots différents :
Because of this prolonged contact, the Kupwar varieties of these four languages have developed identical constituent structures and grammatical categories, and, as a result, one language can be translated from another with extraordinary ease. All one needs to do is to convert a sentence from any one of these languages to one of the others by simply substituting the appropriate morphs in one to one fashion[1].
John Gumperz en Inde en 1955 |
Lors d’un colloque à Ottawa en 1995 un linguiste indien a dit à peu près ceci : l’un des pires cadeaux que vous, Occidentaux, nous ayez faits est celui de la notion de langue standard. Et il se citait en exemple : quand il discutait de politique avec son frère, il le faisait en anglais; quand il prenait le taxi pour aller à l’aéroport, il s’adressait au chauffeur en telle langue et en telle autre lorsqu’il allait au marché. Les frontières entre les langues en Inde, notait-il, sont floues et fluides.
En Occident, il est vrai, les frontières linguistiques sont plus tranchées, des dictionnaires et des grammaires, des ouvrages de stylistique comparée, délimitent ce qui est du français et de l’anglais, de l’espagnol et du catalan, du norvégien et du danois, etc. Car parmi les fonctions d’une langue standard, il y a celle que Paul Garvin et Mervin Alleyne[2] ont appelé la fonction de séparation : c'est-à-dire la séparation identitaire.
Mais cela n’est vrai qu’en théorie. Sur le terrain apparaissent des dialectes hybrides résultant du contact entre langues, joual au Québec, chiac en Acadie, trasianka (трасянка) en Biélorussie, etc.
La fonction de séparation identitaire peut être instrumentalisée par la politique.
Il y a un siècle, le grand linguiste française Antoine Meillet faisait remarquer que la langue slovène était une création de l’administration autrichienne pour diviser les Slaves du Sud – ceux qui formeront ensuite la Yougoslavie. Dans cette même région, on peut voir la fonction de séparation à l’œuvre encore de nos jours. Tant que la Yougoslavie a duré le serbo-croate s’est maintenu comme langue standard même s’il pouvait s’écrire selon deux alphabets différents, le romain et le cyrillique. Après l’éclatement de la fédération, on a commencé à codifier de nouvelles langues standard pour remplacer le serbo-croate : non seulement le serbe et le croate mais aussi le bosniaque.
Loin de la pureté irréelle des codifications, la recherche sociolinguistique montre que, sur le terrain, les frontières entre langues et variétés de langue sont floues et fluctuantes. Dans un environnement comme celui de Montréal, caractérisé non seulement par le bilinguisme français-anglais mais aussi par la présence de nombreuses langues tierces (les principales en ordre décroissant : arabe, italien, espagnol), il peut arriver que les frontières entre langues soient plus ou moins poreuses. Les linguistes parlent alors d’alternance codique (code switching) et de mélange de langues (code mixing) dans leurs descriptions de ces situations. Il n’y a pas à porter de jugement de valeur quant à l’existence de pareilles situations; mais on constate la tendance répétée à porter des condamnations morales, comme s’il s’agissait de péchés.
Certains locuteurs vont se contenter de prendre acte de la situation et utiliseront en français les mots parking et green (au golf) et même, dans un contexte fortement bilingue comme celui de Montréal, des mots comme tire (pneu), washer (rondelle), ils iront jusqu’à dire tinquer son char (faire le plein). Bref, ils ne se préoccuperont pas des interférences entre langues.
D’autres vont essayer de lutter contre ces phénomènes de manière, en définitive, artisanale en bricolant des solutions de rechange : au golf, plutôt que de dire le green on dira le vert; au tennis, plutôt que d’utiliser les mots anglais tye break on dira bris d’égalité et cela pourra même recevoir l’aval des autorités normatives. C’est souvent, en effet, la position adoptée par le Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue français. C’est la solution Kupwar : parler anglais avec des mots français. Par exemple, cet extrait d’une fiche du GDT : « Bris d'égalité est un calque morphologique acceptable du terme anglais tie-break, qui s'intègre bien au système morphosémantique du français ». Sur cet exemple précis, rappelons ce que le sociolinguiste français Louis-Jean Calvet a écrit :
Début mai, étant à Québec pour un colloque, j'avais noté un usage proprement québécois dans le vocabulaire du tennis consistant à utiliser bris d'égalité à la place de l'anglais tie break pour désigner ce qu'on appelle en français hexagonal jeu décisif. Je me rends compte aujourd'hui que l'expression est généralisée : balle de bris pour balle de break, briser le service du rival, avoir une chance de bris, etc. Ce qui est frappant, ou du moins ce qui me frappe dans cette volonté québécoise de "désaméricaniser" le lexique, c'est que pour comprendre des formes que nous n'employons pas en France il suffit le plus souvent de se demander à quoi elles correspondent en anglais. […] En d'autres termes, les Québécois ont tendance, lorsqu'ils suivent les instructions officielles, à parler anglais en français. C'est-à-dire que la néologie se ramènerait souvent pour eux à la traduction, ou plutôt à ce qu'on appelle en termes techniques le calque. Le visage de la langue en est bien sûr transformé. Mais, surtout, cette tendance me semble conforter au plus au point la domination de l'anglais. S'il suffisait, dans les différentes langues du monde, de traduire le verbe to break pour former une expression tennistique "locale", alors tout le monde parlerait anglais dans sa langue. (Calvet, 24 juillet 2008)
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