mardi 8 janvier 2013

En deçà des promesses / 12 : bilan de mon analyse



Depuis octobre 2012, j’ai publié une bonne quinzaine de billets sur le Franqus, Dictionnaire de la langue française, le français vu du Québec, actuellement en accès libre sur Internet. Le moment est venu de produire une synthèse de mes remarques.


J’ai précédemment donné beaucoup d’exemples qui appuient les conclusions qui vont suivre. Je m’en tiendrai donc à des commentaires généraux et je ne rappellerai pas tous les exemples déjà traités car je suis persuadé que les responsables du Franqus (contrairement à d’autres…) ne feront pas preuve d’entêtement et qu’ils apporteront, si ce n’est déjà fait, les correctifs nécessaires.



Remarque importante : mes commentaires portent sur la version du Dictionnaire de la langue française, le français vu du Québec telle qu’elle était en ligne en novembre et en décembre 2012.



1 Qu’il soit clair que, dans mon jugement du Franqus, je n’entends pas me lancer dans la polémique sur la norme linguistique. Je me contente d’étudier le contenu de ce dictionnaire.


Mais, évidemment, quoi qu’on dise, la question de l’établissement d’une norme endogène (le français québécois standard) par rapport à une norme considérée comme extérieure (le français standard) est centrale à l’entreprise Franqus. Une des caractéristiques de ce dictionnaire en effet est de faire précéder les usages québécois de la marque UQ (usage québécois) et de présenter leurs équivalents en français de France en les faisant précéder de la marque UF (usage de France), et vice-versa : par exemple, UQ bleuet avec renvoi à myrtille ou UF myrtille avec renvoi à bleuet. Mais le Franqus recourt aussi souvent à des commentaires plus explicites pour signaler les équivalences. Ainsi, on indique que le terme carte grise est propre à la France et qu’« au Québec, on emploie certificat d’immatriculation. »


C’est exactement la méthode qu’utilise Lionel Meney dans son Dictionnaire québécois-français. Pourtant, on n’a pas hésité en 2008 à faire venir d’Europe aux frais du contribuable québécois un linguiste pour décrier l’ouvrage de Meney en le décrivant comme un OLNI, « objet lexicographique non identifié » – ce qui a bien fait rigoler la mouvance endogéniste largement représentée dans l’auditoire (j’en ai été témoin).


Dans le Franqus, il y a des incohérences dans la présentation des usages français. Un exemple, le mot pervenche dont le troisième sens est : « Surnom donné aux préposées aux contraventions de la police parisienne, autrefois vêtues d’un uniforme bleu pervenche ». On notera qu’il n’y a pas la marque UF. En revanche, la définition suivante du moot aubergine est précédée de la marque UF : « Surnom donné aux auxiliaires féminines de la police de Paris, chargées du contrôle du stationnement réglementé (notamment au début des années 1970, alors qu’elles portaient un uniforme de cette couleur). rem. Par extension, ce surnom est parfois utilisé pour désigner les agents de stationnement de la ville de Montréal. » On notera l’absence de renvoi synonymique entre aubergine et pervenche. Si l’on ne s’en tient qu’au Franqus, il est impossible de savoir que ces deux mots sont synonymes et il faut chercher ailleurs : « Longtemps ces agents auxiliaires de police ont été appelées par la couleur de leurs uniformes (les aubergines et plus tard les pervenches) » (Wiktionnaire, s.v. contractuelle). Non seulement il y a ici incohérence dans l’utilisation de la marque UF mais il y a une lacune dans le traitement de la synonymie.


2 J’ai noté, et je ne suis pas le premier, « l’absence systématique d’une foule de mots d’usage populaire ». J’en ai fourni déjà plusieurs exemples.


3 Des mots appartenant en principe au français québécois standard n’apparaissent pas dans le dictionnaire. Je parle ici de mots qui n’appartiennent pas au registre familier ou populaire ou vulgaire. Ou alors quand ces mots sont présents, on n’indique pas leur statut linguistique (comptoir de cuisine et comptoir de salle de bain auraient dû être signalés comme calques de l’anglais; miroir « rétroviseur », qu’on entend régulièrement dans une publicité télévisée ces jours-ci, est carrément absent). Quand il s’agit de calques et d’emprunts sémantiques, on peut se demander s’il s’agit de simples oublis ou d’une manœuvre délibérée pour ne pas trop maganer l’image du « français standard en usage au Québec » – bref, pour ne pas donner l’impression d’un joual de parade. Mais il y a d’autres usages qui ne sont pas des calques ou des emprunts sémantiques et qui ne figurent pas non plus dans le dictionnaire (p.ex. problématique au sens de « problème », l’emploi intransitif de quitter, etc.) : ces mots relèvent du registre neutre et je ne vois pas pourquoi on les aurait exclus sciemment.


4 J’ai trouvé des définitions incomplètes, voire tronquées.


5 Sur certains plans le Franqus, qui n’est pas encore publié en version papier, décrit un état de langue déjà dépassé. J’ai donné des exemples du domaine religieux où les définitions décrivent une situation antérieure au concile Vatican ii – qui a eu lieu il y a un demi-siècle…


6 Contrairement à ses prétentions de rendre compte des réalités « d’ici », il arrive que le Franqus, dans ses définitions, rende compte de la réalité française plutôt que de la réalité québécoise. J’en ai donné un exemple frappant avec prie-Dieu défini comme « chaise basse », ce qui a tout à voir avec la réalité française et rien à voir avec la réalité québécoise. Je rappellerai encore l’absence d’un trait caractéristique du paysage de la vallée du Saint-Laurent, le cran (cran rocheux). Sur ce plan, je ne peux dire mieux que l’une des responsables du dictionnaire : « Dans les dictionnaires provenant de France, la mise en contexte est européenne. La littérature québécoise est absente, tout comme les mots spécifiquement utilisés chez nous […]. C'est acculturant ».


7 Les auteurs du Franqus n’ont pas réussi à se dégager du modèle impérialiste parisien qu’ils décrient. Ils ne mettent pas en relation les usages québécois entre eux mais avec les usages de France : habitant « personne qui manque de goût, de raffinement, d’éducation » renvoie à frustre et à rustre mais pas à colon ; colon « personne qui ignore les bonnes manières, manque d’éducation, de savoir-vivre » renvoie à rustre mais pas à habitant. « C'est acculturant », n’est-ce pas ?


8 Les indications de prononciation posent aussi problème. Aux exemples que j’ai donnés il y a quelques jours j’ajoute celui de peseta dont on nous dit que la prononciation est [pəzətɑ] – mais dont l’orthographe rectifiée est péséta.


9 Il est faux d’affirmer que « toutes les définitions et le contenu sont de nous. On est parti de zéro» (Le Devoir, 29 mars 2008) ; ou encore que « toutes les définitions sont de notre cru, nous n’avons rien emprunté aux autres dictionnaires » (Le Devoir, 29 septembre 2012). Plusieurs définitions sont au contraire reprises telles quelles du Trésor de la langue française de Nancy ou du Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française : d’ailleurs, le Franqus a l’habitude de le signaler en faisant suivre les définitions concernées des sigles TLFi ou GDT. Alors pourquoi affirmer le contraire dans les médias ?


Bref, pour les auteurs du Franqus, il y a encore du pain sur la planche. Et ce n’est pas demain que l’on verra dans les librairies la version papier du dictionnaire.


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