lundi 20 avril 2020

Robert Chaudenson tel que je l’ai connu


Comme je l’ai mentionné dans le billet précédent, mon ami Robert Chaudenson est mort le 7 avril dernier. J’ajoute qu’il est décédé du Covid-19.

J’avais entendu le nom de Robert Chaudenson bien des années avant que je fasse sa connaissance. La première fois que j’ai entendu parler de lui, ce fut en 1984 lors d’un colloque dans une université de province dominée par la gauche. Dans une réunion préparatoire, son nom avait été mentionné et on l’avait associé à la droite, laissant même entendre qu’il pouvait être un agent du Deuxième Bureau, voire de la CIA. Lui-même n’hésitait pas à se gausser de cette réputation.

La première fois que je l’ai rencontré, c’était en 1992 à l’occasion d’une réunion à Brazzaville sur la création des Offices des langues nationales et la définition d'un plan d'aménagement linguistique de l'Afrique francophone organisée par l'Agence de Coopération Culturelle et Technique (ancêtre de l’Organisation internationale de la Francophonie). J’ai compris par la suite que Robert était loin d’être étranger à l’invitation que l’on m’avait faite de participer à cette réunion.

Le vol, parti de Montréal, faisait escale à Zurich, Genève et Douala. Robert est monté à bord à l’escale de Genève (de Zurich à Genève, ce n’est qu’un saut de puce) et il a demandé de pouvoir s’asseoir à côté de moi. J’ajoute ici qu’à l’escale de Douala, j’ai compris pourquoi on demandait aux passagers et au personnel de bord de s’asseoir et de boucler leurs ceintures ! De Genève à Brazzaville, nous avons donc eu plusieurs heures pour faire connaissance.

Ma première rencontre avec Robert Chaudenson est donc très différente de celle de Louis-Jean Calvet. J’extrais un passage du texte qu’il a publié sur son site le 8 avril :

Nous nous étions rencontrés au début des années 1980. Je savais qui il était, il savait qui j’étais, mais nous ne nous étions jamais rencontrés. C’était un soir, à l’aéroport d’Abidjan. Nous étions tout un groupe à attendre le bus, en retard, qui devait nous amener à l’hôtel où allait se dérouler le colloque auquel nous étions conviés. Et j’entends puis je vois un grand mec, grande gueule, protester de façon très désagréable contre ce retard. Je me tourne vers un ami ivoirien venu nous accueillir et je lance, très fort, « qui c’est ce grand con ? ». On me répond que c’est Chaudenson. Il lance à son tour « qui c’est ce petit con ? ». On lui dit que c’est Calvet. Il avait une réputation politique exécrable et je lance « Ah ! C’est vous le fasciste ! ». Il réplique : « Ah ! C’est vous le gauchiste ! » On fait mieux comme première rencontre.

Calvet ajoute plus loin : « Il était ce qu’on pourrait appeler un anarchiste de droite ».

La citation décrit une facette de sa personnalité. Il en est une autre, plus secrète, qu’une linguiste parisienne m’a révélée bien des années plus tard : Robert était très généreux, il lui est arrivé de secourir des étudiants dans le besoin. J’ajoute le témoignage de Calvet : « il avait un cœur d’or, une grande générosité, beaucoup d’étudiants doivent s’en souvenir. » 

Peu avant la réunion de Brazzaville, le Canada avait fait don d’ordinateurs (usagés, je crois) à des écoles africaines. Dès notre première rencontre, Robert s’est mis à pester contre cette action et a tenu à m’en démontrer l’absurdité. Nous avons eu une journée de libre avant notre retour et, je ne sais comment il a manigancé le tout, je me demande s’il n’a tout simplement pas imposé notre présence, nous avons visité trois écoles primaires de trois quartiers socio-économiquement différents de Brazza. Aucune école n’avait l’électricité : Robert avait donc raison de dire que le don du Canada montrait une ignorance totale de la réalité de l’école africaine (publique, ajouterais-je ; car il y a là-bas beaucoup d’écoles religieuses qui sont mieux loties). Les classes comptaient 60-70 élèves, tous assis par terre sauf dans une école où quelques élèves de familles un peu plus riches apportaient chaque matin sur leur tête leur petite chaise en plastique. Seule la maîtresse avait un manuel.

Robert était une grande gueule et il prenait plaisir à polémiquer. Spécialiste des créoles, il a pris à partie, dans une revue québécoise de surcroît, une linguiste québécoise adepte de la théorie de la relexification du créole haïtien (en gros : le créole haïtien provient d’une seule langue africaine, le fon du Bénin, dont on aurait remplacé les mots par des mots français). À cette occasion, la plupart des linguistes québécois se sont comportés comme les moutons de Panurge, venant à la rescousse de leur pauvre collègue attaquée par le maudit Français sans même prendre la peine d’étudier les arguments de Chaudenson. La position de Chaudenson est la suivante** :

Les créoles français nés de la colonisation des XVIIème et XVIIIème siècles, résultent dans le contexte socio-historique de la plantation esclavagiste alimentée en main-d’œuvre par des populations immigrées linguistiquement hétérogènes, de l’appropriation non guidée de variétés approximatives d’un français déjà koïnéisé durant la phase antérieure de société d’habitation.[…] La créolisation est en fait un phénomène exceptionnel dans la mesure où dans les conditions socio-historiques et sociologiquement spécifiques (plantations à mains-d’œuvre juvéniles immigrées) ont été mis en œuvre, hors de toute contrainte socio-culturelle et de toute pression normative, des processus d’appropriation linguistique non guidée qui se manifestent dans d’autres circonstances, à d’autres degrés, pour les langues en cause, en l’occurrence le français.

Je n’en dirai pas davantage sur ce débat sinon pour donner un exemple qui abonde dans le sens de Calvet lorsqu’il écrit : « Robert ne pouvait pas résister à un bon mot, même, ou plutôt surtout, s’il était méchant ou blessant ». C’est ainsi qu’à propos de la linguiste québécoise dont il vient d’être question, il ne se gênait pas pour dire et écrire que c’était la seule disciple de Chomsky dont le Maître n’avait jamais cité un seul écrit.

Dans la même veine, il a déclenché une tempête lors d’une mission d’enseignement en Martinique. Extrait qui donne une idée du style du polémiste* :

La mission d'enseignement que j'ai faite en Martinique a été pour moi très riche d'enseignement. J'ai été couvert d'injures, en particulier par R. Confiant, mais, depuis fin 2000, j'étais habitué à la psychopathie confiantesque et comme, en plus, ses écrits me concernant ne m'étaient jamais adressés, j'en ignorais le plus souvent jusqu'à l'existence. Ce silence de ma part a sans doute conforté chez R. Confiant sa foi aveugle dans un talent de polémiste qu'il se reconnaît volontiers. Pour ma part, je ne parviens pas à le percevoir dans ses écrits, qui ne sortent du registre de l'injure que pour tourner à la calomnie ou au chantage. Il est vrai que les incertitudes de Confiant dans le maniement de la langue française le conduisent sans doute à ignorer le sens du mot « polémique ».

Robert n’était pas que polémiste, il était aussi satiriste. À cet égard, son chef-d’œuvre est peut-être le portrait qu’il a fait de José Bové, « un peu à la manière de Roland Barthes (mais de loin), évoquant la ‘forêt de signes’ qu'était, à ses yeux, l'Abbé Pierre ». C’est par cette longue citation que je terminerai mon portrait de Robert Chaudenson:

C’est une belle image dans laquelle tout est soigneusement choisi pour faire sens. 

La moustache est assurément l’élément majeur de signification. On sait que l’homme d’autorité, dans la mythologie populaire, porte moustache. Pour ne pas remonter trop loin, Hitler, Staline, Pinochet et Sadam Hussein furent des moustachus. Les dictateurs glabres ne font pas d’usage, comme l’ont montré Mussolini ou Pol Pot. Signe de virilité, la moustache est tout naturellement signe de force. Les Turcs sont tous moustachus donc forts. Il y a toutefois moustache et moustache... Les arrangements pileux dont la taille se limite, approximativement, à la largeur des narines signalent le dictateur hystérique et caricatural (Hitler imitait Charlot et Himmler imitait Hitler...). La force tranquille de la bonne brute se marque par une moustache épaisse et fournie, particulièrement appréciée des tyrans moyen-orientaux. La moustache de José Bové s’inscrit nettement dans la lignée de celle de Staline, mais avec une rusticité savante qui lui donne l’apparence d’un fagot de broussailles. Un tel arrangement, doublement écologique, nécessite, à n’en pas douter, des soins aussi quotidiens qu’attentifs, de façon à assurer un équilibre harmonieux entre la force tranquille d’une virilité rurale et la fantaisie poilue d’un non-conformisme bucolique. En matière de moustache comme ailleurs, un beau désordre ne saurait être qu’un effet de l’art. Bien entendu, les nuances du poil ne sont pas dépourvues de sens; cette moustache, nourrie sous la mère dans le Larzac, a les tons mordorés et fauves de la forêt de novembre, le jus de tabac de la pipe permettant d’enrichir encore cette palette des nuances automnales d'un poil naturel et authentique.

La pipe est presque aussi riche de signes que la moustache. La cigarette n’est pas le propre d’un sexe et il y a désormais plus de fumeuses que de fumeurs. En revanche, la pipe est incontestablement mâle, tout au moins dans nos sociétés occidentales, et elle tend même presque à manifester le machisme. Elle se situe d’ailleurs depuis toujours aux antipodes de la distinction, voire de la politesse : on a la cigarette aux lèvres, voire au bec, mais la pipe est un brûle-gueule. Le fumeur de pipe n’est pas homme à se préoccuper d’autrui et il se moque bien d’empuantir l’atmosphère. Sans oser l’afficher, il pense secrètement éloigner par là non seulement les femelles, mais aussi tous les mâles douteux qui ne supporteraient pas de se voir emboucanés par des remugles de chambrée.

La coupe de cheveux est également pleine de sens. Par un miracle de la géométrie capillaire, elle réussit à se situer à égale distance de la coupe monacale, autrefois dite au bol, de la tignasse hirsute du SDF et du savant brushing kouchnérien. L’essentiel de la force sémiologique de José Bové tient d’ailleurs à ce qu’il parvient à réunir tous les signes de la ruralité abstraite et idéale, sans jamais tomber dans la caricature. Pour parvenir à être le Jacquou le croquant (sans être toutefois pour les dames Jacquou le craquant) non pas de la provinciale forêt de l’Herm (comme dans le roman), mais des plateaux de télévision, José Bové doit se tenir sans cesse, avec une adresse et une vigilance de funambule médiatique, à mi-chemin entre les stéréotypes classiques du paysan de comédie et l’image quasi abstraite de l’agriculteur moderne. Loin de lui, par exemple, l’idée triviale de porter des sabots comme celle de se faire mettre, fût-ce par un coiffeur habile, quelques brins de paille dans les cheveux. Le port des sabots serait d’ailleurs aussi excessif qu’inutile, puisque nos personnages de télévision sont tous des hommes-troncs. Peut-être, après tout, José Bové, dans ses interventions médiatiques, cache-t-il sous les tables de studios les Berlutti de Roland Dumas, comme il se donne peut-être la joie, secrète, mais d’autant plus intense, de péter dans la soie sous ses pantalons de velours côtelé !

Si les chaussures sont un élément accessoire pour ne pas dire inutile dans la panoplie sémiologique de José Bové, le pull-over, toujours au centre de l’image, est en revanche essentiel. Le cashmere n’appartient pas, on l’aura deviné, à l’appareil vestimentaire visible de José Bové. Foin (sans jeu de mots) de ces fines et douces laines, aussi urbaines que bourgeoises quand elles ne sont pas en outre horriblement synthétiques. En demi-saison, une rude chemise de bûcheron canadien ; durant l’hiver, des pull-overs rugueux dont tout porte à croire qu’ils ont été tricotés au coin de l’âtre avec la laine de ses moutons par une Pénélope larzacienne. La matière est essentielle, mais moins que les couleurs. José Bové affectionne, en effet, les teintes automnales qui s’accordent, en les mettant en valeur, avec les ocres de sa moustache. Ces bruns verdâtres ou ces verts brunâtres signalent, à ceux qui ne les auraient pas encore perçus, la ruralité et l’ancrage dans la glèbe. Ils ne craignent ni les taches de cassoulet ni les bavures de pipe, quand on s’assoupit dans son fauteuil, après une rude journée passée à démonter des MacDo pour « Zone Interdite » ou à faucher des plants d’OGM en vue du « 20 heures ». Là encore, tout l’art de José tient à son adresse diabolique à éviter tous les ostentatoires excès : pas de trous au coude ou de brûlures résultant d’une escarbille mal contrôlée, pas de manches grossièrement rapetassées. De tels effets, certes tentants mais faciles, signaleraient inévitablement l’imposture. N’attendons pas de José Bové les grossières erreurs d’un Marc Blondel, qui ne manquait pas, naguère encore, avant qu’un conseiller en communication avisé ne l’en détourne, d’arborer son écharpe rouge du défilé du Premier mai tout en fumant des Davidoff à 200 balles pièce.

Le velours, de préférence côtelé, met une touche finale et même confédérale à cette si parfaite collection de signes. José Bové évite toutefois les vestes à coudières de cuir ; cela fait un peu trop gentleman-farmer. Du fait de sa parfaite maîtrise de l’anglais, peu courante chez les éleveurs de moutons du Larzac, on pourrait le prendre, au Sheraton de Seattle ou à l’Hyatt de Porto-Alegre, pour une taupe de la CIA ou MI5 ce qui serait tout de même un comble.

Ce personnage, si parfaitement composé, a en outre le rare talent, que n'avait pas l'Abbé Pierre, de savoir s’adapter aux situations nouvelles. Celles des studios de télévision lui sont si familières qu’il n’a pas, comme les novices, à demander naïvement quelles sont les bonnes caméras. Comme tous les grands acteurs, il se passe d’accessoires. Nul besoin d'une figue fraîche comme Caton dénonçant la menace punique devant le Sénat romain ou d’un sac de riz comme Kouchner en Somalie ! Il sait improviser ; mieux encore, comme un pommier fait des pommes, il fait du sens avec tout ce qui passe à sa portée. Ce détail a bien entendu échappé aux pandores qui, chargés naguère de le conduire en prison, ont cédé à la tentation de se donner l’ultime plaisir de lui passer les menottes. Erreur fatale ; ces menottes, instrument de justice et d’opprobre par lequel les gendarmes voulaient rendre éclatante leur domination et souligner sa honte, sont devenues, comme la couronne d’épines imposée au Christ sur le chemin de croix, le signe de son immolation volontaire et joyeuse à la cause paysanne. Loin de dissimuler son visage comme le font tant de filous ordinaires ou de cacher ses menottes sous sa veste, José Bové a levé les mains bien haut au dessus de sa tête, devant la multitude des caméras et des appareils photos, fournissant ainsi à toute la presse française, encadrée par les instruments de la justice ainsi dénoncée, l’image éclatante, moderne et souriante du martyre de Saint José le Croquant.

Condamné à la prison ferme, il se terra chez lui en attendant l’arrivée de la force publique. Le bougre savait bien que tous les chemins du coin menant à son logis allaient être barrés par ses partisans juchés sur leurs tracteurs. Les policiers le savaient aussi, mais une fois encore ils sont tombés dans le piège, pourtant évident.

Un vulgaire malandrin est conduit à la geôle en panier à salade, un hélicoptère sera nécessaire pour opérer l’Ascension indispensable à l'embastillement du héros.

José Bové n’est plus. Vive Jésus Bové !
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* Robert a transformé les événements de Martinique en une saga que l’on pourra lire en cliquant ici.
** Cité d’après Marie-José Emmanuel, « Genèse des créoles selon Robert Chaudenson, linguiste ».








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