Comme je l’ai mentionné dans le billet
précédent, mon ami Robert Chaudenson est mort le 7 avril dernier. J’ajoute qu’il
est décédé du Covid-19.
J’avais entendu le nom de Robert Chaudenson
bien des années avant que je fasse sa connaissance. La première fois que j’ai
entendu parler de lui, ce fut en 1984 lors d’un colloque dans une université de
province dominée par la gauche. Dans une réunion préparatoire, son nom avait été
mentionné et on l’avait associé à la droite, laissant même entendre qu’il
pouvait être un agent du Deuxième Bureau, voire de la CIA. Lui-même n’hésitait
pas à se gausser de cette réputation.
La première fois que je l’ai rencontré, c’était en 1992 à l’occasion d’une réunion à Brazzaville sur
la création des Offices des langues nationales et la définition d'un plan
d'aménagement linguistique de l'Afrique francophone organisée par l'Agence de Coopération Culturelle et Technique (ancêtre
de l’Organisation internationale de la Francophonie). J’ai compris par
la suite que Robert était loin d’être étranger à l’invitation que l’on m’avait
faite de participer à cette réunion.
Le vol, parti de Montréal, faisait escale à
Zurich, Genève et Douala. Robert est monté à bord à l’escale de Genève (de
Zurich à Genève, ce n’est qu’un saut de puce) et il a demandé de pouvoir s’asseoir
à côté de moi. J’ajoute ici qu’à l’escale de Douala, j’ai compris pourquoi on
demandait aux passagers et au personnel de bord de s’asseoir et de boucler
leurs ceintures ! De Genève à Brazzaville, nous avons donc eu plusieurs heures
pour faire connaissance.
Ma première rencontre avec Robert
Chaudenson est donc très différente de celle de Louis-Jean Calvet. J’extrais un
passage du texte qu’il a publié sur son site le 8 avril :
Nous nous étions rencontrés au début des années
1980. Je savais qui il était, il savait qui j’étais, mais nous ne nous étions
jamais rencontrés. C’était un soir, à l’aéroport d’Abidjan. Nous étions tout un
groupe à attendre le bus, en retard, qui devait nous amener à l’hôtel où allait
se dérouler le colloque auquel nous étions conviés. Et j’entends puis je vois
un grand mec, grande gueule, protester de façon très désagréable contre ce
retard. Je me tourne vers un ami ivoirien venu nous accueillir et je lance,
très fort, « qui c’est ce grand con ? ». On me répond que c’est
Chaudenson. Il lance à son tour « qui c’est ce petit con ? ». On
lui dit que c’est Calvet. Il avait une réputation politique exécrable et je
lance « Ah ! C’est vous le fasciste ! ». Il réplique :
« Ah ! C’est vous le gauchiste ! » On fait mieux comme
première rencontre.
Calvet ajoute plus loin : « Il
était ce qu’on pourrait appeler un anarchiste de droite ».
La citation décrit une facette de sa
personnalité. Il en est une autre, plus secrète, qu’une linguiste parisienne m’a
révélée bien des années plus tard : Robert était très généreux, il lui est
arrivé de secourir des étudiants dans le besoin. J’ajoute le témoignage de
Calvet : « il avait un cœur d’or, une grande générosité, beaucoup
d’étudiants doivent s’en souvenir. »
Peu avant la réunion de Brazzaville, le
Canada avait fait don d’ordinateurs (usagés, je crois) à des écoles africaines.
Dès notre première rencontre, Robert s’est mis à pester contre cette action et
a tenu à m’en démontrer l’absurdité. Nous avons eu une journée de libre avant
notre retour et, je ne sais comment il a manigancé le tout, je me demande s’il
n’a tout simplement pas imposé notre présence, nous avons visité trois
écoles primaires de trois quartiers socio-économiquement différents de Brazza.
Aucune école n’avait l’électricité : Robert avait donc raison de dire que
le don du Canada montrait une ignorance totale de la réalité de l’école
africaine (publique, ajouterais-je ; car il y a là-bas beaucoup d’écoles
religieuses qui sont mieux loties). Les classes comptaient 60-70 élèves, tous
assis par terre sauf dans une école où quelques élèves de familles un peu plus
riches apportaient chaque matin sur leur tête leur petite chaise en plastique.
Seule la maîtresse avait un manuel.
Robert était une grande gueule et il
prenait plaisir à polémiquer. Spécialiste des créoles, il a pris à partie, dans
une revue québécoise de surcroît, une linguiste québécoise adepte de la théorie
de la relexification du créole haïtien (en gros : le créole haïtien
provient d’une seule langue africaine, le fon du Bénin, dont on aurait remplacé
les mots par des mots français). À cette occasion, la plupart des linguistes
québécois se sont comportés comme les moutons de Panurge, venant à la rescousse
de leur pauvre collègue attaquée par le maudit Français sans même prendre la
peine d’étudier les arguments de Chaudenson. La position de Chaudenson est la
suivante** :
Les créoles français nés de la colonisation des
XVIIème et XVIIIème siècles, résultent dans le contexte socio-historique de la
plantation esclavagiste alimentée en main-d’œuvre par des populations immigrées
linguistiquement hétérogènes, de l’appropriation non guidée de variétés
approximatives d’un français déjà koïnéisé durant la phase antérieure de
société d’habitation.[…] La
créolisation est en fait un phénomène exceptionnel dans la mesure où dans les
conditions socio-historiques et sociologiquement spécifiques (plantations à
mains-d’œuvre juvéniles immigrées) ont été mis en œuvre, hors de toute
contrainte socio-culturelle et de toute pression normative, des processus
d’appropriation linguistique non guidée qui se manifestent dans d’autres
circonstances, à d’autres degrés, pour les langues en cause, en l’occurrence le
français.
Je n’en dirai pas davantage sur ce débat
sinon pour donner un exemple qui abonde dans le sens de Calvet lorsqu’il écrit :
« Robert ne pouvait pas résister à un bon mot, même, ou plutôt surtout,
s’il était méchant ou blessant ». C’est ainsi qu’à propos de la
linguiste québécoise dont il vient d’être question, il ne se gênait pas pour
dire et écrire que c’était la seule disciple de Chomsky dont le Maître n’avait
jamais cité un seul écrit.
Dans la même veine, il a déclenché une
tempête lors d’une mission d’enseignement en Martinique. Extrait qui donne une
idée du style du polémiste* :
La mission d'enseignement que j'ai faite en Martinique a été pour
moi très riche d'enseignement. J'ai été couvert d'injures, en particulier par
R. Confiant, mais, depuis fin 2000, j'étais habitué à la psychopathie
confiantesque et comme, en plus, ses écrits me concernant ne m'étaient jamais
adressés, j'en ignorais le plus souvent jusqu'à l'existence. Ce silence de ma
part a sans doute conforté chez R. Confiant sa foi aveugle dans un talent
de polémiste qu'il se reconnaît volontiers. Pour ma part, je ne parviens pas à
le percevoir dans ses écrits, qui ne sortent du registre de l'injure que pour
tourner à la calomnie ou au chantage. Il est vrai que les incertitudes de
Confiant dans le maniement de la langue française le conduisent sans doute à
ignorer le sens du mot « polémique ».
Robert n’était pas que polémiste, il était
aussi satiriste. À cet égard, son chef-d’œuvre est peut-être le portrait qu’il
a fait de José Bové, « un peu à la manière de Roland Barthes (mais de
loin), évoquant la ‘forêt de signes’ qu'était, à ses yeux, l'Abbé Pierre ».
C’est par cette longue citation que je terminerai mon portrait de Robert
Chaudenson:
C’est une belle image
dans laquelle tout est soigneusement choisi pour faire sens.
La
moustache est assurément l’élément majeur de signification. On sait que l’homme
d’autorité, dans la mythologie populaire, porte moustache. Pour ne pas remonter
trop loin, Hitler, Staline, Pinochet et Sadam Hussein furent des moustachus. Les
dictateurs glabres ne font pas d’usage, comme l’ont montré Mussolini ou Pol
Pot. Signe de virilité, la moustache est tout naturellement signe de force. Les
Turcs sont tous moustachus donc forts. Il y a toutefois moustache et
moustache... Les arrangements pileux dont la taille se limite,
approximativement, à la largeur des narines signalent le dictateur hystérique
et caricatural (Hitler imitait Charlot et Himmler imitait Hitler...). La force
tranquille de la bonne brute se marque par une moustache épaisse et fournie,
particulièrement appréciée des tyrans moyen-orientaux. La moustache de José
Bové s’inscrit nettement dans la lignée de celle de Staline, mais avec une
rusticité savante qui lui donne l’apparence d’un fagot de broussailles. Un tel
arrangement, doublement écologique, nécessite, à n’en pas douter, des soins
aussi quotidiens qu’attentifs, de façon à assurer un équilibre harmonieux entre
la force tranquille d’une virilité rurale et la fantaisie poilue d’un
non-conformisme bucolique. En matière de moustache comme ailleurs, un beau
désordre ne saurait être qu’un effet de l’art. Bien entendu, les nuances du
poil ne sont pas dépourvues de sens; cette moustache, nourrie sous la mère dans
le Larzac, a les tons mordorés et fauves de la forêt de novembre, le jus de
tabac de la pipe permettant d’enrichir encore cette palette des nuances
automnales d'un poil naturel et authentique.
La
pipe est presque aussi riche de signes que la moustache. La cigarette n’est pas
le propre d’un sexe et il y a désormais plus de fumeuses que de fumeurs. En
revanche, la pipe est incontestablement mâle, tout au moins dans nos sociétés
occidentales, et elle tend même presque à manifester le machisme. Elle se situe
d’ailleurs depuis toujours aux antipodes de la distinction, voire de la
politesse : on a la cigarette aux lèvres, voire au bec, mais la pipe est
un brûle-gueule. Le fumeur de pipe n’est pas homme à se préoccuper d’autrui et
il se moque bien d’empuantir l’atmosphère. Sans oser l’afficher, il pense
secrètement éloigner par là non seulement les femelles, mais aussi tous les
mâles douteux qui ne supporteraient pas de se voir emboucanés par des remugles
de chambrée.
La
coupe de cheveux est également pleine de sens. Par un miracle de la géométrie
capillaire, elle réussit à se situer à égale distance de la coupe monacale,
autrefois dite au bol, de la tignasse hirsute du SDF et du savant brushing
kouchnérien. L’essentiel de la force sémiologique de José Bové tient d’ailleurs
à ce qu’il parvient à réunir tous les signes de la ruralité abstraite et idéale,
sans jamais tomber dans la caricature. Pour parvenir à être le Jacquou le
croquant (sans être toutefois pour les dames Jacquou le craquant) non pas de la
provinciale forêt de l’Herm (comme dans le roman), mais des plateaux de
télévision, José Bové doit se tenir sans cesse, avec une adresse et une
vigilance de funambule médiatique, à mi-chemin entre les stéréotypes classiques
du paysan de comédie et l’image quasi abstraite de l’agriculteur moderne. Loin
de lui, par exemple, l’idée triviale de porter des sabots comme celle de se
faire mettre, fût-ce par un coiffeur habile, quelques brins de paille dans les
cheveux. Le port des sabots serait d’ailleurs aussi excessif qu’inutile,
puisque nos personnages de télévision sont tous des hommes-troncs. Peut-être, après
tout, José Bové, dans ses interventions médiatiques, cache-t-il sous les tables
de studios les Berlutti de Roland Dumas, comme il se donne peut-être la joie,
secrète, mais d’autant plus intense, de péter dans la soie sous ses pantalons
de velours côtelé !
Si
les chaussures sont un élément accessoire pour ne pas dire inutile dans la
panoplie sémiologique de José Bové, le pull-over, toujours au centre de
l’image, est en revanche essentiel. Le cashmere n’appartient pas, on l’aura
deviné, à l’appareil vestimentaire visible de José Bové. Foin (sans jeu de
mots) de ces fines et douces laines, aussi urbaines que bourgeoises quand elles
ne sont pas en outre horriblement synthétiques. En demi-saison, une rude
chemise de bûcheron canadien ; durant l’hiver, des pull-overs rugueux dont
tout porte à croire qu’ils ont été tricotés au coin de l’âtre avec la laine de
ses moutons par une Pénélope larzacienne. La matière est essentielle, mais
moins que les couleurs. José Bové affectionne, en effet, les teintes automnales
qui s’accordent, en les mettant en valeur, avec les ocres de sa moustache. Ces
bruns verdâtres ou ces verts brunâtres signalent, à ceux qui ne les auraient
pas encore perçus, la ruralité et l’ancrage dans la glèbe. Ils ne craignent ni
les taches de cassoulet ni les bavures de pipe, quand on s’assoupit dans son
fauteuil, après une rude journée passée à démonter des MacDo pour « Zone
Interdite » ou à faucher des plants d’OGM en vue du « 20
heures ». Là encore, tout l’art de José tient à son adresse diabolique à
éviter tous les ostentatoires excès : pas de trous au coude ou de brûlures
résultant d’une escarbille mal contrôlée, pas de manches grossièrement
rapetassées. De tels effets, certes tentants mais faciles, signaleraient
inévitablement l’imposture. N’attendons pas de José Bové les grossières erreurs
d’un Marc Blondel, qui ne manquait pas, naguère encore, avant qu’un conseiller
en communication avisé ne l’en détourne, d’arborer son écharpe rouge du défilé
du Premier mai tout en fumant des Davidoff à 200 balles pièce.
Le
velours, de préférence côtelé, met une touche finale et même confédérale à
cette si parfaite collection de signes. José Bové évite toutefois les vestes à
coudières de cuir ; cela fait un peu trop gentleman-farmer. Du fait de sa
parfaite maîtrise de l’anglais, peu courante chez les éleveurs de moutons du
Larzac, on pourrait le prendre, au Sheraton de Seattle ou à l’Hyatt de
Porto-Alegre, pour une taupe de la CIA ou MI5 ce qui serait tout de même un
comble.
Ce
personnage, si parfaitement composé, a en outre le rare talent, que n'avait pas
l'Abbé Pierre, de savoir s’adapter aux situations nouvelles. Celles des studios
de télévision lui sont si familières qu’il n’a pas, comme les novices, à
demander naïvement quelles sont les bonnes caméras. Comme tous les grands
acteurs, il se passe d’accessoires. Nul besoin d'une figue fraîche comme Caton
dénonçant la menace punique devant le Sénat romain ou d’un sac de riz comme
Kouchner en Somalie ! Il sait improviser ; mieux encore, comme un
pommier fait des pommes, il fait du sens avec tout ce qui passe à sa portée. Ce
détail a bien entendu échappé aux pandores qui, chargés naguère de le conduire
en prison, ont cédé à la tentation de se donner l’ultime plaisir de lui passer les
menottes. Erreur fatale ; ces menottes, instrument de justice et
d’opprobre par lequel les gendarmes voulaient rendre éclatante leur domination
et souligner sa honte, sont devenues, comme la couronne d’épines imposée au
Christ sur le chemin de croix, le signe de son immolation volontaire et joyeuse
à la cause paysanne. Loin de dissimuler son visage comme le font tant de filous
ordinaires ou de cacher ses menottes sous sa veste, José Bové a levé les mains
bien haut au dessus de sa tête, devant la multitude des caméras et des
appareils photos, fournissant ainsi à toute la presse française, encadrée par
les instruments de la justice ainsi dénoncée, l’image éclatante, moderne et
souriante du martyre de Saint José le Croquant.
Condamné
à la prison ferme, il se terra chez lui en attendant l’arrivée de la force
publique. Le bougre savait bien que tous les chemins du coin menant à son logis
allaient être barrés par ses partisans juchés sur leurs tracteurs. Les
policiers le savaient aussi, mais une fois encore ils sont tombés dans le
piège, pourtant évident.
Un
vulgaire malandrin est conduit à la geôle en panier à salade, un hélicoptère
sera nécessaire pour opérer l’Ascension indispensable à l'embastillement du
héros.
José
Bové n’est plus. Vive Jésus Bové !
________
*
Robert a transformé les événements de Martinique en une saga que l’on pourra
lire en cliquant ici.
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