Dans la dernière décennie du xxe siècle,
plusieurs événements sont survenus permettant de croire que l’on assisterait
bientôt à un rééquilibrage entre les langues de grande diffusion à l’échelle
planétaire : la réunification de l'Allemagne, l'éclatement du bloc de
l'Est, l’effondrement de l’URSS, la fin de l'apartheid en Afrique du Sud, la
renaissance de la Chine et la restitution de Hongkong à Pékin, la poursuite de
la construction européenne, etc. À cela s’ajoutent des phénomènes qui
s'inscrivent dans la longue durée, comme la création de nouveaux blocs
économiques, la mondialisation, l’introduction massive des nouvelles
technologies qui ont bouleversé les modes d’organisation du travail et les
méthodes de production.
Plusieurs
de ces événements auront ou ont déjà commencé à avoir des conséquences sur les
rapports entre les «grandes» langues. Ainsi, l’éclatement de l'URSS a déjà
entraîné en Europe centrale et en Europe de l'Est une réorganisation du marché
des langues étrangères. Le russe perd son statut de lingua franca. En tant que
langue étrangère, il semble désormais en perte de vitesse au profit
principalement de l'anglais, mais aussi de l'allemand. Les républiques
ex-soviétiques turcophones, l'Azerbaïdjan au Caucase et, en Asie centrale,
l'Ouzbékistan, le Turkménistan, le Kazakhstan et la Kirghizie, se retrouvent de
plus en plus dans l'orbite de la Turquie. Par ailleurs, la fin de l'apartheid,
en rendant l'Afrique du Sud «fréquentable», devrait favoriser la diffusion de
l'anglais en Afrique australe. Le Rwanda a accordé, en 1996, un statut officiel
à l'anglais (à côté du français et du kinyarwanda), il se publie maintenant un
journal anglais à Kigali et cette langue est introduite comme véhicule de
l'enseignement. La situation est d’autant plus préoccupante pour le français
que, à l’occasion des récents états généraux de l’enseignement du français en
Afrique subsaharienne francophone, les enseignants ont fait le constat d’un
désintérêt croissant de leurs élèves à l’égard de la langue française; à quoi
il faut ajouter les lacunes des systèmes d’enseignement. Or, du point de vue de
la démographie tout autant que du point de vue de la place du français dans les
relations internationales, les choix linguistiques que feront les pays
africains seront déterminants.
En 1997,
le British Council publiait un rapport (The Future of English?)
décrivant l’émergence d’une nouvelle situation linguistique à l’échelle
internationale. Selon ce rapport, les langues les plus susceptibles de croître
en termes de nombre de locuteurs sont : le hausa et le swahili en Afrique;
les langues régionales en Inde; le tok pisin en Océanie; le russe, le mandarin
et l'arabe. Le modèle «engco» de 1995, mis au point par The English Company (UK)
Ltd (d'où le nom) et sur lequel se base le British Council, montre que le
français ne serait déjà plus la deuxième langue internationale aux côtés de
l'anglais. Il serait devancé par l'allemand qui, lui, n'est clairement pas une
langue internationale (le rapport lui attribue le statut de langue hégémonique
régionale en Europe). Toutefois, dans les prochaines décennies, le français
devrait encore figurer parmi les six premières langues du modèle «engco», mais,
en 2050, son statut serait affaibli. Aucune langue n'aurait au milieu du xxie siècle la position
hégémonique qu'occupait l'anglais à la fin du xxe.
Un nouveau concept géolinguistique : l’espace
virtuel
Les rapports entre
langues ne peuvent plus s'analyser seulement dans le cadre géographique.
L'arrivée des nouveaux médias, d'Internet, des satellites de radio et de
télévision oblige à tenir compte de l'espace virtuel.
Les travaux en cours pour
élaborer la norme Unicode, en offrant la possibilité de coder 65 536
caractères, devraient permettre d'inclure tous les systèmes graphiques
actuellement utilisés dans le monde. Le consortium Unicode a prévu de réserver
29 000 codes aux idéogrammes chinois, mais rien n’est prévu pour les
caractères spéciaux servant à écrire les «dialectes» chinois, qui sont en fait des
langues à part entière (cantonais, chinois de Shanghai ou wu, xiang, hakka,
hokkien); chacun de ces «dialectes» compte pourtant plusieurs millions de
locuteurs. L'exemple chinois montre bien les aspects politiques de la
compétition entre langues qui se déroule dans l'espace virtuel.
On oublie
souvent que les nouvelles technologies de l'information font beaucoup de
laissés pour compte. Dans plusieurs pays, notamment la majorité des pays
francophones, le coût prohibitif de l'achat d'un ordinateur freine l'accès aux
nouvelles technologies. La plupart des langues sont déjà exclues de facto
du World-Wide Web mais, techniquement, rien n'empêche qu'elles puissent
y avoir accès dans un avenir plus ou moins rapproché. Pour l'heure,
l'intervention de l'État s'avère nécessaire comme le montrent l’exemple de
l’Islande et celui du gouvernement autonome basque qui ont dû négocier avec
Microsoft pour qu’il localise ses logiciels. Le danger pour les langues
minoritaires – et pour toutes les «petites» langues – est d'être exclues
d'un noyau de langues pour lesquelles il sera commercialement viable de
développer des systèmes de reconnaissance vocale ou de traduction automatique.
Mais une
évolution positive — et rapide — se dessine. En 2000, la proportion des usagers
non anglophones d’Internet a dépassé celle des usagers de langue maternelle
anglaise et elle se situait déjà, en septembre 2003, à plus de 64 % (en
1999, la part des anglophones était de 56,3 %). Bien sûr, on pourra faire
valoir que la diminution de la place de l'anglais n'est que relative, puisque
beaucoup des usagers non anglophones peuvent au moins lire l'anglais et que
68,4 % des pages Web étaient rédigées en anglais en 2000 contre 5,9 %
en japonais, qui occupait la deuxième place (il ne semble pas exister de
données plus récentes). Mais c’est oublier le fait que les locuteurs de
plusieurs langues autres que l’anglais constituent maintenant une part
substantielle de la population qui a accès à Internet. On estime qu’il faut une
masse critique de deux millions d’usagers pour permettre la création d’outils
informatiques en d’autres langues que l’anglais. En 1996, seuls les Japonais
avaient franchi ce seuil. Selon les données les plus récentes de Global Reach,
deux douzaines de langues auraient désormais atteint ce niveau. Le lien
consubstantiel qui existait entre informatique et langue anglaise est en voie
de se désagréger.
Redéfinition de l'espace géographique :
mondialisation et nouveaux blocs économiques
On fait grand cas, depuis
quelques années, de la mondialisation. Le linguiste français Antoine Meillet
disait : «L’unité de civilisation
tend à exiger l’unité de langue». La mondialisation fait donc craindre pour la
diversité linguistique.
Pourtant, on s'accorde
généralement pour dire que la mondialisation et la formation de grands blocs
économiques accroissent la demande en langues : dans les pays de l'Union
européenne, on constate, en ce qui a trait à l'apprentissage et à la
connaissance des langues, deux tendances, la généralisation de l'anglais et l'enseignement
d'un nombre restreint d'autres langues à des fractions minoritaires d'élèves.
Cette demande, bien réelle, est donc très inégalement répartie. On voit
apparaître, surtout dans les pays européens, de plus en plus de filières
universitaires où l’enseignement se donne en anglais; Ulrich Ammon et Grant
McConnell viennent de publier un état de la situation qui, malheureusement,
semble avoir peu attiré l’attention (English as an Academic Language in
Europe, Francfort, Peter Lang, 2002).
Pour les anglophones, il
semble y avoir de moins en moins d’incitatifs à apprendre une langue étrangère.
Il y a déclin de l'enseignement des langues étrangères aux États-Unis. Ce
déclin est dû, au moins en partie, à l'effondrement du bloc de l'Est :
pour le commun des Américains, il n'y a plus, même pour des raisons
stratégiques, d'argument suffisant pour que leurs enfants apprennent une langue
étrangère, peu importe laquelle, car aucune ne s'impose d'emblée, ni le
français, ni l'allemand, ni le japonais, encore moins le russe. Mis à part
l'espagnol, dont la situation est particulière parce qu’aux États-Unis il fait
plutôt figure de langue seconde, les langues étrangères les plus enseignées
demeurent le français et l'allemand. Le russe a tendance à disparaître. Chez
les élèves qui choisissent d'apprendre des langues «exotiques», dont le russe,
le taux d'abandon est de l'ordre de 50 % après le premier trimestre. En
général, l'enseignement d'une langue étrangère commence à 14 ans, ce qui est
trop tard. Les Américains semblent considérer comme un fait acquis que
l'anglais sera la langue universelle de communication. Pourtant, le
gouvernement américain, dans le document intitulé Goals 2000 : Educate
America Act, avait fixé comme objectif, dès 1994, l'amélioration de
l'enseignement des langues à tous les niveaux et il avait proposé que les
écoles secondaires ne puissent plus diplômer des élèves qui n'ont pas appris
une langue étrangère. Quarante États ont adopté des lois pour obliger les
écoles publiques à offrir au moins deux ans d'apprentissage d'une langue
étrangère, 26 % des collèges et des universités font de la connaissance
d'une autre langue une condition d'admission et 35 % une condition de
diplomation. Et malgré cela, plus de la moitié des élèves du secondaire n'étudient
aucune langue étrangère.
Les pourparlers en cours
en vue de l'intégration économique des Amériques invitent à réfléchir sur ce
que pourrait être, dans ce nouveau cadre, la situation des langues, et en
particulier celle du français. Rappelons que, dans l'ensemble des Amériques,
les francophones représentent moins de 1 % de la population et que le
rapport du British Council prévoit que le continent pourrait devenir une
immense zone de bilinguisme anglais-espagnol, ce qui contribuerait
vraisemblablement à marginaliser davantage le français (et, sans doute aussi,
le portugais). Par ailleurs, l'espagnol et le portugais sont en bonne part
mutuellement intelligibles, au moins à l'écrit. Plutôt que d'investir temps et
argent dans l'apprentissage d'une autre langue ibéro-romane, il est à prévoir
que les Latino-Américains préféreront se concentrer sur l'anglais. On se doit
aussi de constater que la situation de l'enseignement des langues étrangères
est moins bonne en Amérique latine qu'aux États-Unis – où elle laisse pourtant
à désirer. De plus, ces pays n'ont pas les ressources humaines et financières
nécessaires pour investir massivement dans l'enseignement des langues
étrangères : d'ailleurs, l'enseignement du français a connu un déclin
marqué partout en Amérique latine. La préservation et la promotion de la
diversité linguistique des Amériques sont des questions qui devraient être
d’actualité dans les années à venir, encore plus si doit se poursuivre le
mouvement d’affirmation des peuples autochtones.
En organisant, en août
2002, un premier «Séminaire interaméricain sur la gestion des langues», le
Québec a réussi à attirer l’attention sur les enjeux linguistiques de
l’intégration économique des Amériques : en particulier, le multilinguisme
des organisations interaméricaines, l’apprentissage des langues étrangères, les
politiques en matière de langues autochtones et créoles, les aspects
linguistiques de la protection du consommateur. Un deuxième séminaire
interaméricain a eu lieu à Asunción en juin 2003 et le troisième devrait se
tenir à Brasilia en 2005. La problématique est de mieux en mieux définie :
reste à voir quelles décisions les politiques prendront, … s’ils finissent par
en prendre.
La situation préoccupante des langues minoritaires à
l’échelle planétaire
L'expansion et la
régression des langues sont des phénomènes sociaux qui ont toujours des causes
non linguistiques car, en somme, elles résultent d'un rapport de force. Par
suite d'un bombardement médiatique presque incessant, l'homme de la rue est
maintenant au courant des menaces qui pèsent non seulement sur son
environnement mais aussi sur les espèces animales et végétales de l'ensemble de
la planète. Mais la plupart des gens n'ont jamais entendu parler des dangers
qui menacent la très grande majorité des langues actuellement parlées sur la
terre : en effet, on évalue que 90 % des langues disparaîtront ou
seront menacées de disparition au cours du xxie siècle.
Ce qui accentue le caractère urgent de la situation, c'est que la majorité des
langues n'ont pas encore reçu un début de description sérieuse de la part de la
communauté des linguistes. Selon certaines évaluations, seulement 5 % des
langues disposeraient d’une description plus ou moins complète (grammaires,
dictionnaires, manuels scolaires, etc.); pour 20 %, il n’y aurait, au
mieux, que des descriptions partielles ou faites par des amateurs; et les
autres langues seraient à peine connues autrement que par leur nom.
Alors que les langues disparaissent par
dizaines voire par centaines, peu de nouvelles langues apparaissent, car la
genèse d’une langue est un processus lent. Les cas les plus clairs de nouvelles
langues sont les créoles et les pidgins. Des voix s’élèvent pour dire que les «grandes» langues comme l'anglais et le
français risquent d'être victimes d'une babélisation, de se fragmenter
en de nouvelles langues. L'anglais prend de plus en plus des teintes locales et
l’intercompréhension peut se révéler difficile entre certaines de ses variétés.
Les mêmes craintes se font entendre du côté francophone. Mais il est plus
vraisemblable de croire que la vie moderne et les nouvelles technologies de
l’information vont plutôt conduire à une plus grande standardisation.
Nous ne
nous dirigeons pas vers Babel car tout indique qu’un nombre substantiel de
langues vont disparaître dans les prochaines décennies. Mais, malgré la
réduction probable de la diversité linguistique, nous ne retournerons pas non
plus à l’unilinguisme du jardin d’Eden.
Texte écrit en 2004, publié dans Diplomatie 8, 22-25
Pour
approfondir
Maurais,
Jacques et Michael A. Morris, Géostratégies des langues, Terminogramme
99/100, 2001.
Maurais, Jacques et Michael A. Morris, Languages in
a Globalising World, Cambridge University Press, 2003.
Annette Boudreau, Lise Dubois, Jacques Maurais et Grant
McConnell, L’Écologie des langues / Ecology of Languages, Paris,
L’Harmattan, 2002.
Annette Boudreau, Lise Dubois, Jacques Maurais et Grant McConnell, Colloque international sur l’écologie des langues, Paris, L’Harmattan, 2003.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire