dimanche 26 février 2023

La géostratégie des langues à l’heure de la mondialisation

 

Dans la dernière décennie du xxe siècle, plusieurs événements sont survenus permettant de croire que l’on assisterait bientôt à un rééquilibrage entre les langues de grande diffusion à l’échelle planétaire : la réunification de l'Allemagne, l'éclatement du bloc de l'Est, l’effondrement de l’URSS, la fin de l'apartheid en Afrique du Sud, la renaissance de la Chine et la restitution de Hongkong à Pékin, la poursuite de la construction européenne, etc. À cela s’ajoutent des phénomènes qui s'inscrivent dans la longue durée, comme la création de nouveaux blocs économiques, la mondialisation, l’introduction massive des nouvelles technologies qui ont bouleversé les modes d’organisation du travail et les méthodes de production.

         Plusieurs de ces événements auront ou ont déjà commencé à avoir des conséquences sur les rapports entre les «grandes» langues. Ainsi, l’éclatement de l'URSS a déjà entraîné en Europe centrale et en Europe de l'Est une réorganisation du marché des langues étrangères. Le russe perd son statut de lingua franca. En tant que langue étrangère, il semble désormais en perte de vitesse au profit principalement de l'anglais, mais aussi de l'allemand. Les républiques ex-soviétiques turcophones, l'Azerbaïdjan au Caucase et, en Asie centrale, l'Ouzbékistan, le Turkménistan, le Kazakhstan et la Kirghizie, se retrouvent de plus en plus dans l'orbite de la Turquie. Par ailleurs, la fin de l'apartheid, en rendant l'Afrique du Sud «fréquentable», devrait favoriser la diffusion de l'anglais en Afrique australe. Le Rwanda a accordé, en 1996, un statut officiel à l'anglais (à côté du français et du kinyarwanda), il se publie maintenant un journal anglais à Kigali et cette langue est introduite comme véhicule de l'enseignement. La situation est d’autant plus préoccupante pour le français que, à l’occasion des récents états généraux de l’enseignement du français en Afrique subsaharienne francophone, les enseignants ont fait le constat d’un désintérêt croissant de leurs élèves à l’égard de la langue française; à quoi il faut ajouter les lacunes des systèmes d’enseignement. Or, du point de vue de la démographie tout autant que du point de vue de la place du français dans les relations internationales, les choix linguistiques que feront les pays africains seront déterminants.

         En 1997, le British Council publiait un rapport (The Future of English?) décrivant l’émergence d’une nouvelle situation linguistique à l’échelle internationale. Selon ce rapport, les langues les plus susceptibles de croître en termes de nombre de locuteurs sont : le hausa et le swahili en Afrique; les langues régionales en Inde; le tok pisin en Océanie; le russe, le mandarin et l'arabe. Le modèle «engco» de 1995, mis au point par The English Company (UK) Ltd (d'où le nom) et sur lequel se base le British Council, montre que le français ne serait déjà plus la deuxième langue internationale aux côtés de l'anglais. Il serait devancé par l'allemand qui, lui, n'est clairement pas une langue internationale (le rapport lui attribue le statut de langue hégémonique régionale en Europe). Toutefois, dans les prochaines décennies, le français devrait encore figurer parmi les six premières langues du modèle «engco», mais, en 2050, son statut serait affaibli. Aucune langue n'aurait au milieu du xxie siècle la position hégémonique qu'occupait l'anglais à la fin du xxe.

 

Un nouveau concept géolinguistique : l’espace virtuel

         Les rapports entre langues ne peuvent plus s'analyser seulement dans le cadre géographique. L'arrivée des nouveaux médias, d'Internet, des satellites de radio et de télévision oblige à tenir compte de l'espace virtuel.

         Les travaux en cours pour élaborer la norme Unicode, en offrant la possibilité de coder 65 536 caractères, devraient permettre d'inclure tous les systèmes graphiques actuellement utilisés dans le monde. Le consortium Unicode a prévu de réserver 29 000 codes aux idéogrammes chinois, mais rien n’est prévu pour les caractères spéciaux servant à écrire les «dialectes» chinois, qui sont en fait des langues à part entière (cantonais, chinois de Shanghai ou wu, xiang, hakka, hokkien); chacun de ces «dialectes» compte pourtant plusieurs millions de locuteurs. L'exemple chinois montre bien les aspects politiques de la compétition entre langues qui se déroule dans l'espace virtuel.

         On oublie souvent que les nouvelles technologies de l'information font beaucoup de laissés pour compte. Dans plusieurs pays, notamment la majorité des pays francophones, le coût prohibitif de l'achat d'un ordinateur freine l'accès aux nouvelles technologies. La plupart des langues sont déjà exclues de facto du World-Wide Web mais, techniquement, rien n'empêche qu'elles puissent y avoir accès dans un avenir plus ou moins rapproché. Pour l'heure, l'intervention de l'État s'avère nécessaire comme le montrent l’exemple de l’Islande et celui du gouvernement autonome basque qui ont dû négocier avec Microsoft pour qu’il localise ses logiciels. Le danger pour les langues minoritaires – et pour toutes les «petites» langues – est d'être exclues d'un noyau de langues pour lesquelles il sera commercialement viable de développer des systèmes de reconnaissance vocale ou de traduction automatique.

         Mais une évolution positive — et rapide — se dessine. En 2000, la proportion des usagers non anglophones d’Internet a dépassé celle des usagers de langue maternelle anglaise et elle se situait déjà, en septembre 2003, à plus de 64 % (en 1999, la part des anglophones était de 56,3 %). Bien sûr, on pourra faire valoir que la diminution de la place de l'anglais n'est que relative, puisque beaucoup des usagers non anglophones peuvent au moins lire l'anglais et que 68,4 % des pages Web étaient rédigées en anglais en 2000 contre 5,9 % en japonais, qui occupait la deuxième place (il ne semble pas exister de données plus récentes). Mais c’est oublier le fait que les locuteurs de plusieurs langues autres que l’anglais constituent maintenant une part substantielle de la population qui a accès à Internet. On estime qu’il faut une masse critique de deux millions d’usagers pour permettre la création d’outils informatiques en d’autres langues que l’anglais. En 1996, seuls les Japonais avaient franchi ce seuil. Selon les données les plus récentes de Global Reach, deux douzaines de langues auraient désormais atteint ce niveau. Le lien consubstantiel qui existait entre informatique et langue anglaise est en voie de se désagréger.

 

Redéfinition de l'espace géographique : mondialisation et nouveaux blocs économiques

         On fait grand cas, depuis quelques années, de la mondialisation. Le linguiste français Antoine Meillet disait : «L’unité de civilisation tend à exiger l’unité de langue». La mondialisation fait donc craindre pour la diversité linguistique.

         Pourtant, on s'accorde généralement pour dire que la mondialisation et la formation de grands blocs économiques accroissent la demande en langues : dans les pays de l'Union européenne, on constate, en ce qui a trait à l'apprentissage et à la connaissance des langues, deux tendances, la généralisation de l'anglais et l'enseignement d'un nombre restreint d'autres langues à des fractions minoritaires d'élèves. Cette demande, bien réelle, est donc très inégalement répartie. On voit apparaître, surtout dans les pays européens, de plus en plus de filières universitaires où l’enseignement se donne en anglais; Ulrich Ammon et Grant McConnell viennent de publier un état de la situation qui, malheureusement, semble avoir peu attiré l’attention (English as an Academic Language in Europe, Francfort, Peter Lang, 2002).

         Pour les anglophones, il semble y avoir de moins en moins d’incitatifs à apprendre une langue étrangère. Il y a déclin de l'enseignement des langues étrangères aux États-Unis. Ce déclin est dû, au moins en partie, à l'effondrement du bloc de l'Est : pour le commun des Américains, il n'y a plus, même pour des raisons stratégiques, d'argument suffisant pour que leurs enfants apprennent une langue étrangère, peu importe laquelle, car aucune ne s'impose d'emblée, ni le français, ni l'allemand, ni le japonais, encore moins le russe. Mis à part l'espagnol, dont la situation est particulière parce qu’aux États-Unis il fait plutôt figure de langue seconde, les langues étrangères les plus enseignées demeurent le français et l'allemand. Le russe a tendance à disparaître. Chez les élèves qui choisissent d'apprendre des langues «exotiques», dont le russe, le taux d'abandon est de l'ordre de 50 % après le premier trimestre. En général, l'enseignement d'une langue étrangère commence à 14 ans, ce qui est trop tard. Les Américains semblent considérer comme un fait acquis que l'anglais sera la langue universelle de communication. Pourtant, le gouvernement américain, dans le document intitulé Goals 2000 : Educate America Act, avait fixé comme objectif, dès 1994, l'amélioration de l'enseignement des langues à tous les niveaux et il avait proposé que les écoles secondaires ne puissent plus diplômer des élèves qui n'ont pas appris une langue étrangère. Quarante États ont adopté des lois pour obliger les écoles publiques à offrir au moins deux ans d'apprentissage d'une langue étrangère, 26 % des collèges et des universités font de la connaissance d'une autre langue une condition d'admission et 35 % une condition de diplomation. Et malgré cela, plus de la moitié des élèves du secondaire n'étudient aucune langue étrangère.

         Les pourparlers en cours en vue de l'intégration économique des Amériques invitent à réfléchir sur ce que pourrait être, dans ce nouveau cadre, la situation des langues, et en particulier celle du français. Rappelons que, dans l'ensemble des Amériques, les francophones représentent moins de 1 % de la population et que le rapport du British Council prévoit que le continent pourrait devenir une immense zone de bilinguisme anglais-espagnol, ce qui contribuerait vraisemblablement à marginaliser davantage le français (et, sans doute aussi, le portugais). Par ailleurs, l'espagnol et le portugais sont en bonne part mutuellement intelligibles, au moins à l'écrit. Plutôt que d'investir temps et argent dans l'apprentissage d'une autre langue ibéro-romane, il est à prévoir que les Latino-Américains préféreront se concentrer sur l'anglais. On se doit aussi de constater que la situation de l'enseignement des langues étrangères est moins bonne en Amérique latine qu'aux États-Unis – où elle laisse pourtant à désirer. De plus, ces pays n'ont pas les ressources humaines et financières nécessaires pour investir massivement dans l'enseignement des langues étrangères : d'ailleurs, l'enseignement du français a connu un déclin marqué partout en Amérique latine. La préservation et la promotion de la diversité linguistique des Amériques sont des questions qui devraient être d’actualité dans les années à venir, encore plus si doit se poursuivre le mouvement d’affirmation des peuples autochtones.

         En organisant, en août 2002, un premier «Séminaire interaméricain sur la gestion des langues», le Québec a réussi à attirer l’attention sur les enjeux linguistiques de l’intégration économique des Amériques : en particulier, le multilinguisme des organisations interaméricaines, l’apprentissage des langues étrangères, les politiques en matière de langues autochtones et créoles, les aspects linguistiques de la protection du consommateur. Un deuxième séminaire interaméricain a eu lieu à Asunción en juin 2003 et le troisième devrait se tenir à Brasilia en 2005. La problématique est de mieux en mieux définie : reste à voir quelles décisions les politiques prendront, … s’ils finissent par en prendre.

 

La situation préoccupante des langues minoritaires à l’échelle planétaire

         L'expansion et la régression des langues sont des phénomènes sociaux qui ont toujours des causes non linguistiques car, en somme, elles résultent d'un rapport de force. Par suite d'un bombardement médiatique presque incessant, l'homme de la rue est maintenant au courant des menaces qui pèsent non seulement sur son environnement mais aussi sur les espèces animales et végétales de l'ensemble de la planète. Mais la plupart des gens n'ont jamais entendu parler des dangers qui menacent la très grande majorité des langues actuellement parlées sur la terre : en effet, on évalue que 90 % des langues disparaîtront ou seront menacées de disparition au cours du xxie siècle. Ce qui accentue le caractère urgent de la situation, c'est que la majorité des langues n'ont pas encore reçu un début de description sérieuse de la part de la communauté des linguistes. Selon certaines évaluations, seulement 5 % des langues disposeraient d’une description plus ou moins complète (grammaires, dictionnaires, manuels scolaires, etc.); pour 20 %, il n’y aurait, au mieux, que des descriptions partielles ou faites par des amateurs; et les autres langues seraient à peine connues autrement que par leur nom.

         Alors que les langues disparaissent par dizaines voire par centaines, peu de nouvelles langues apparaissent, car la genèse d’une langue est un processus lent. Les cas les plus clairs de nouvelles langues sont les créoles et les pidgins. Des voix s’élèvent pour dire que les «grandes» langues comme l'anglais et le français risquent d'être victimes d'une babélisation, de se fragmenter en de nouvelles langues. L'anglais prend de plus en plus des teintes locales et l’intercompréhension peut se révéler difficile entre certaines de ses variétés. Les mêmes craintes se font entendre du côté francophone. Mais il est plus vraisemblable de croire que la vie moderne et les nouvelles technologies de l’information vont plutôt conduire à une plus grande standardisation.

         Nous ne nous dirigeons pas vers Babel car tout indique qu’un nombre substantiel de langues vont disparaître dans les prochaines décennies. Mais, malgré la réduction probable de la diversité linguistique, nous ne retournerons pas non plus à l’unilinguisme du jardin d’Eden.

Texte écrit en 2004, publié dans Diplomatie 8, 22-25

 

Pour approfondir

Maurais, Jacques et Michael A. Morris, Géostratégies des langues, Terminogramme 99/100, 2001.



Maurais, Jacques et Michael A. Morris, Languages in a Globalising World, Cambridge University Press, 2003.



Annette Boudreau, Lise Dubois, Jacques Maurais et Grant McConnell, L’Écologie des langues / Ecology of Languages, Paris, L’Harmattan, 2002.

Annette Boudreau, Lise Dubois, Jacques Maurais et Grant McConnell, Colloque international sur l’écologie des langues, Paris, L’Harmattan, 2003. 

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