LA PLACE DE L'ENSEIGNEMENT DE LA
TERMINOLOGIE
DANS L'AMÉNAGEMENT LINGUISTIQUE DU
QUÉBEC
Table ronde sur l'enseignement de la
terminologie, université Laval, 12 août 1986
Le texte qui suit a déjà été publié dans une
publication au tirage que l'on pourrait presque qualifier de confidentiel
(Girsterm, Travaux
de terminologie no 5, janvier 1987). C'est pourquoi il
n'a pas semblé inutile de le reproduire ici.
On m'a demandé de donner mon opinion sur l'enseignement de la
terminologie au Québec dans le cadre de la section qui a été intitulée « Le
point de vue de l'observateur et du traducteur ». Je présenterai donc les
commentaires d'un observateur qui, après avoir été terminologue à l'Office de
la langue française de 1973 à 1980, ne l'est plus depuis bientôt six ans et qui
n'a eu qu'une expérience passagère de l'enseignement de cette discipline,
n'ayant donné un enseignement de la terminologie qu'un trimestre à l'Université
du Québec à Trois-Rivières. Aussi bien, comme je n'ai pas d'expérience récente
d'enseignement de cette matière, mes commentaires seront à prendre davantage
comme des souhaits que comme des critiques.
Pour formuler mes commentaires, je pars du principe que
l'enseignement de la terminologie ne peut pas faire abstraction du contexte
social dans lequel le futur terminologue devra s'inscrire. Quel est ce
contexte? La meilleure façon de le décrire, c'est encore de rappeler dans
quelles circonstances la terminologie est apparue au Québec. Elle a d'abord
surgi, spontanément pourrait-on dire, chez les traducteurs; puis, à la fin des
années 60 et au cours des années 70, c'est-à-dire au moment où les politiques
linguistiques canadiennes et québécoises se sont progressivement définies, il y
a eu parallèlement systématisation de l'activité terminologique et, vers le
milieu des années 70, est apparue de plus en plus évidente à certains
praticiens du milieu la nécessité d'enseigner la terminologie au niveau
universitaire, au point que plusieurs terminologues de l'Office de la langue
française, en plus de leurs activités professionnelles régulières, se sont
engagés dans cette activité. L'activité terminologique, non seulement au Québec
même mais aussi dans les organismes relevant du gouvernement fédéral, s'est
donc définie dans le cadre de l'application d'une législation linguistique.
C'est là la première caractéristique que je retiens : la terminologie,
dans mon optique, est une discipline ancillaire qui concourt à la réalisation
du projet d'aménagement linguistique que s'est donné le Québec et qui est
indispensable à l'application des politiques de bilinguisme du gouvernement
fédéral.
De ce qui précède découle la constatation que la terminologie
est apparue chez nous dans un contexte de bilinguisme. Même s'il est
théoriquement possible d'envisager l'existence d'activités terminologiques
unilingues au Québec, en pratique la terminologie qui se pratique ici est
d'abord comparative. D'où, pour les futurs terminologues, la nécessité d'une
bonne connaissance de la langue seconde. Cela peut paraître une évidence et je
n'estimerais même pas qu'il vaille la peine d'en parler si l'expérience ne
m'avait pas convaincu que ce point pouvait constituer une déficience. C'est une
lacune que j'ai eu aussi l'occasion de constater lorsque j'ai enseigné la
terminologie. Souligner l'importance de la langue seconde, c'est rappeler une
question qui a été assez longuement débattue en 1977 lors de la table ronde sur
l'enseignement de la terminologie, organisée dans le cadre du 6e colloque
international de terminologie de l'Office de la langue française : Peut-on
être terminologue sans être traducteur?
La terminologie, au Québec, est aussi liée à une entreprise
de modernisation lexicale : encore là, il s'agit d'une évidence car, dans
la plupart des situations, la terminologie sert à enrichir le lexique des
domaines de spécialité. Mais cette modernisation lexicale revêt au Québec deux
aspects distincts l'un de l'autre. Il y a d'abord ce que l'on pourrait appeler
le rattrapage lexical, c'est-à-dire l'appropriation par les Québécois de
terminologies françaises déjà existantes mais inconnues ici parce que
l'industrialisation s'est faite principalement en anglais. Le second aspect,
c'est la modernisation lexicale proprement dite – dans ce cas, lorsqu'il
s'agira de vocabulaires de spécialités, on parlera plutôt de néonymie ;
c'est une activité qui se définit par rapport à la traduction. Comme le dit
Claude Hagège dans son article « Voies et destins de l'action humaine sur
les langues » : « ... à la base de la modernisation du lexique
se trouve une préoccupation capitale, celle de la traduction ». Hagège
poursuit en faisant remarquer que la modernisation du lexique, dans presque
toutes les langues, se fait de nos jours principalement par rapport à
l'anglais. Car c'est l'anglais, pour des raisons économiques et politiques
propres au monde contemporain, qui exprime le premier un grand nombre
d'activités humaines dans des domaines nouveaux. Et la façon dont l'on procède
à l'enrichissement du vocabulaire (emprunts directs et calques ou recours aux
moyens internes de la langue : dérivation, composition, création) dépend
de l'attitude que l'on adopte face à l'anglais. Comme on le voit, ces
réflexions ajoutent à la nécessité pour les futurs terminologues d'acquérir de
solides connaissances de la langue anglaise.
Mais on peut penser que cette solide connaissance de la
langue seconde devra s'accompagner de quelques notions générales sur le
bilinguisme et sur le phénomène des langues en contact. Depuis la publication
en 1953 de l'ouvrage d'Uriel Weinreich, Languages in Contact, beaucoup
d'effort ont été consacrés à une question qui devrait normalement retenir
l'attention des terminologues. En tout cas, il me semble que des thèmes comme
le bilinguisme et les langues en contact sont d'autant plus pertinents que le
futur terminologue doit s'insérer, au Québec, dans un projet d'aménagement
linguistique qui définit, par voie législative, les rapports du français et de
l'anglais sur le territoire québécois.
La façon dont l'aménagement linguistique – plus
particulièrement l'aménagement du corpus, c'est-à-dire l'aménagement de la
langue elle-même – se pratique au Québec pourra avantageusement être mise
en parallèle avec ce qui se fait ailleurs dans le monde. La comparaison est
maintenant facilitée par la publication ces dernières années de l'ouvrage
monumental (en trois volumes) de Fodor et Hagège intitulé La réforme des
langues. Cet ouvrage, qui décrit de nombreuses réformes lexicales, aidera à
faire prendre conscience des facteurs qui déterminent le succès de ces
entreprises de modernisation linguistique ; après tout, le terminologue
veut bien que son travail serve à quelque chose, c'est-à-dire que ses
propositions terminologiques se traduisent dans l'usage: c'est ce que nous
appelons l'implantation. Au Québec, on en est venu à penser, pour des raisons
philosophiques, que l'intervention sur la langue devait se limiter aux
vocabulaires de spécialité ; l'expérience québécoise – réactions
négatives à certaines décisions terminologiques – semble aussi indiquer
qu'il est préférable de ne pas intervenir sur la langue générale. Pourtant,
dans l'ouvrage de Fodor et Hagège, on trouvera de nombreux exemples où l'on est
intervenu sur la langue générale, avec succès semble-t-il : je pense à des
cas comme le finnois (article de Sauvageot) ou l'estonien (article de Tauli).
Qui plus est, dans ces deux cas, les réformateurs n'ont pas touché qu'au
lexique, mais aussi à certaines catégories morphologiques et même à la syntaxe.
Il me semble que l'étude de ces expériences d'aménagement linguistique est
susceptible, sinon de modifier la pratique terminologique québécoise, du moins
la conception que l'on se fait de cette activité et de ses possibilités.
Mais ce qui pourra avoir le plus d'impact sur la terminologie
québécoise, ce sont les études en cours sur les aspects sociolinguistiques de
l'implantation terminologique. Ces travaux sur le changement terminologique ont
été principalement l'œuvre jusqu'à présent de Denise Daoust, de l'Office de la
langue française, qui a diffusé ses résultats préliminaires dans un article
intitulé Le changement terminologique planifié : un cas particulier
de changement linguistique » (Revue québécoise de linguistique 15/2
[1985]) et dans une communication présentée à l'université de Georgetown (« Planned
Change and Lexical Variation »). Pour moi, et c'est ce que j'ai essayé de
démontrer jusqu'à présent dans mon exposé, la terminologie, au Québec, ne doit
pas être une discipline désincarnée, elle doit s'inscrire dans un projet
d'aménagement linguistique et, pour ce faire, elle doit avoir de bonnes bases
sociolinguistiques. En pratique, cela veut dire que les terminologues devront
être au courant des facteurs qui conditionnent l'implantation terminologique.
D'ores et déjà, un certain nombre de ces facteurs ont été identifiés. Parmi les
facteurs psychosociaux, on a déjà mis en relief l'importance de la motivation
personnelle de certains individus pour la mise en train du processus de
changement ; on a aussi souligné la part réservée à l'attitude de la haute
direction de l'entreprise pour enclencher le changement. D'autre part, on sait
déjà depuis 1978, grâce à une enquête de Monica Heller, qu'il existe un
important facteur de résistance au changement terminologique chez les
francophones eux-mêmes : en effet, on a pu démontrer qu'il est plus facile
de remplacer un terme anglais par un terme français proposé officiellement par
l'Office de la langue française que de remplacer un terme québécois (ou perçu
comme tel) par un terme du français européen. En troisième lieu, l'étude commandée
à Sorecom en 1981 par l'Office de la langue française a permis de mettre en
évidence le rôle de certains facteurs organisationnels dans l'utilisation et la
diffusion des termes techniques français dans l'entreprise : statut
(multinational, national ou régional) de l'entreprise, niveau de la technologie
utilisée, provenance de cette technologie et clientèle visée. En quatrième
lieu, les études sur le changement terminologique ont montré l'importance de
certaines variables sociodémographiques, les mêmes qui agissent sur le
changement linguistique naturel : l'âge, le sexe, le niveau de scolarité ;
mais, en plus, elles ont souligné le rôle du poste occupé dans la structure
hiérarchique de l'entreprise. Enfin, il ressort de toutes les recherches que la
structure de communication de l'entreprise influence le processus de changement
terminologique : il s'agit, d'une part, des canaux de communication
(utilisation de l'écrit ou de l'oral au travail) et, d'autre part, des réseaux
de communication (statut hiérarchique du destinataire ou de l'interlocuteur).
Les recherches de Denise Daoust montrent l'importance pour la
francisation des entreprises de ce qu'elle a appelé les agents de changement
linguistique. Ces agents de changement linguistique peuvent être, par exemple,
des représentants de la haute direction qui donnent l'impulsion première au
programme de francisation et le soutiennent par la suite ou bien ce peuvent
être des employés qui jouissent de prestige auprès de leurs collègues. Selon
Denise Daoust, tout « semble indiquer que les bases du changement
terminologique, comme celles du changement linguistique naturel, prennent
racine chez des individus qui adoptent des innovations linguistiques ». De
par leur formation et de par les exigences de leur travail, les terminologues
sont appelés à faire partie de ces agents de changement linguistique. Il me
semble que la jonction des terminologues avec les agents de changement
linguistique que l'on a commencé à identifier dans les entreprises pourra se
faire avec succès si l'on parvient à éviter deux écueils : le premier
écueil serait de faire de la terminologie une activité très intellectuelle,
désincarnée, proche dans ce cas de la taxonomie (entendue au sens de science de
la classification, et non pas seulement au sens de classification des formes
vivantes) et de la réflexion philosophique ; une telle activité est
sûrement nécessaire et utile en soi mais je vois mal comment elle peut
s'intégrer de façon efficace dans le processus de francisation des entreprises.
Le second écueil, c'est le purisme : à quoi cela sert-il de faire de
belles terminologies bien françaises si elles ne passent pas dans l'usage, si
les usagers les rejettent? À cet égard, il vaut la peine de rappeler une
constatation faite depuis longtemps : la participation des usagers à
l'élaboration des terminologies est une des conditions de la réussite de
l'implantation (à ce sujet, cf. la communication de J.-Cl. Corbeil au 4e colloque
STQ-OLF [1982], spéc. p. 180). Pour assurer la participation des usagers,
il faudra sans doute faire, à l'occasion, des accrocs à nos séries de termes
bien formés et bien français. Et, dans ce contexte, il y aurait lieu de faire
intervenir les notions de norme et de normalisation, mais il s'agit là de
notions qui semblent bien couvertes dans les actuels programmes de formation
des terminologues.
Pour me résumer, j'ai essayé, dans cette communication, de
plaider pour un rôle actif du terminologue en matière de francisation, pour qui
il soit un agent de changement linguistique et non pas seulement quelqu'un qui
établit des listes de termes. Pour ce faire, il me semble essentiel qu'il ait
des notions de base en sociolinguistique. Le rôle du terminologue dans la
francisation des entreprises risque d'être capital ; pour l'instant, nous
ne disposons que de rares études sur le degré de succès de la francisation des
entreprises québécoises : elles semblent bien indiquer quelques progrès,
mais la méthodologie qui a été utilisée jusqu'ici – sondages téléphoniques –
n'est peut-être pas la meilleure façon d'avoir un aperçu de la réalité des
choses. Quoi qu'il en soit, il n'est pas complètement exclu que ce qu'on a
appelé opération de francisation n'ait été, dans bien des entreprises, qu'une
francisation sur papier, qu'un habile maquillage. Si cela était vrai, cela
voudrait dire que, dans ces entreprises, à peu près tout resterait à faire. On
comprendra dès lors le rôle essentiel que peut être appelé à jouer le
terminologue dans une telle situation : à condition, bien sûr, de ne pas
faire que de la terminologie mais de devenir un agent de changement, un
animateur sociolinguistique. Et cette animation suppose collaboration avec les
usagers et même participation de ceux-ci au processus de décision terminologique.
Pour rester dans le même ordre d'idée, je terminerai en citant une remarque que
Jean-Claude Corbeil formulait en 1982 au 4e colloque OLF-STQ ;
même si elle pourra paraître à certains un peu « dure à avaler », il
me semble qu'elle contient encore une part de vérité : « Il ne faut
pas exagérer un certain professionnalisme de la terminologie. La terminologie
est d'abord et avant tout l'affaire et la responsabilité des différents groupes
de spécialistes. Le terminologue, avec ses méthodes de travail et ses
connaissances, n'est qu'une aide technique dans une relation de
multidisciplinarité » (p. 183).