lundi 25 février 2019

Lévi-Strauss et Dumézil n’ont pas eu tout faux


Le Devoir de ce matin publie deux textes sur le changement de cap en matière de féminisation que l’Académie française serait sur le point d’effectuer : l’un de Marie-Éva de Villers, l’autre, naïf et approximatif, de Jean-Benoît Nadeau.


Voici le commentaire que je viens d’envoyer et qui sera peut-être mis en ligne sur le site du Devoir* :

Il est un peu court, pour ne pas dire simpliste, d’écrire que l’Académie n’a pas eu de « vraies pointures parmi les lexicographes, les grammairiens et les linguistes renommés.» L’académicien Claude Lévi-Strauss avait étudié les travaux du linguiste-anthropologue américain Boas et avait collaboré avec le linguiste (et prince) russe Nicolas Troubetzkoï. L’académicien Georges Dumézil « maniait » une trentaine de langues et en maîtrisait dix-huit. Ce sont eux qui ont contribué à définir la position de l’Académie en matière de féminisation. Position tout à fait défendable mais uniquement du point de vue grammatical ou syntaxique (c’est-à-dire les règles d'accord: le terme non marqué, qu'il s'agisse du genre, du nombre ou du temps, peut toujours s'employer à la place du terme marqué). Leur esprit de système leur a malheureusement fait étendre cette règle à la désignation des personnes, ce qui heurtait de plein fouet le mouvement d’émancipation des femmes. En gros, on aurait dû se contenter d’intervenir uniquement dans le domaine des accords et proposer la manière suivante de dire: «la secrétaire perpétuelle était alors enceinte» mais: «il y aura une réunion des directeurs» (incluant donc les directrices) même si on peut préférer d'autres formulations: «réunion des directeurs et directrices, réunion de la direction». On écrira aussi: «la présidente et le directeur sont venus» (accord selon le terme non marqué, ici le masculin). Ça, c'est la base. Reste à voir jusqu'où l'idéologie parviendra à l'ébranler. Peut-être finira-t-on par accepter l'accord de proximité, comme d’aucuns le proposent à l’heure actuelle. On cite des exemples anciens de cet accord: mais, à l'époque, les gens n'écrivaient pas leurs textes eux-mêmes à la main: César, Cicéron avaient des esclaves (scribes), Napoléon des secrétaires à qui ils dictaient et, dans la langue parlée, on est plus enclin à faire l'accord selon la proximité. En plus, chez les Anciens, on ne séparait généralement pas les mots, d'où la difficulté à se corriger si on se relisait (la lecture silencieuse n'existait même pas); ce qui a changé avec l'apparition de l'imprimerie. L'accord de proximité à l'écrit pourrait heurter bien des gens. L'Académie, dès le début, aurait dû se cantonner sur ce point: sa position aurait été plus défendable. On peut prévoir que l’accord de proximité gagnera du terrain (grâce à l’activisme des idéologues) mais les règles actuelles d’accord vont probablement  se maintenir en parallèle. Il faudrait, dans tout ce débat, surtout ne pas oublier une chose : la langue française est tellement compliquée qu’on ne devrait pas compliquer davantage son enseignement.
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* Mon commentaire a d’abord été refusé par le Devoir. J’ai remplacé les premiers mots, « il est un peu court, pour ne pas dire simpliste, d’écrire... », par « à mon avis, il est faux d’écrire ». Et le texte a été mis en ligne. J’en conclus que certaine personne a l’épiderme fort sensible.



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