Le Devoir d’aujourd’hui
publie un texte de Charles Castonguay intitulé « Statistique Canada masque
le déclin du français. Le texte porte sur les données du dernier recensement du
Canada, en particulier sur le traitement qu’on doit réserver aux réponses
multiples, c’est-à-dire aux personnes qui déclarent avoir deux ou trois langues
maternelles ou deux ou trois langues parlées habituellement à la maison
(langues d’usage). L’habitude s’est prise de réparti également entre le
français, l’anglais et la catégorie « autres » les réponses multiples :
« De 1981 jusqu’en 2011,
Statistique Canada a donc réparti de façon égale les réponses doubles et
triples aux questions sur les langues maternelle et d’usage. »
Mais, ajoute Castonguay, « dans ses
calculs pour 2016, Statistique Canada a rompu avec cette façon de faire. Aux
déclarations du français comme langue d’usage unique, il a additionné la
totalité des réponses multiples comprenant le français. Il a procédé de façon
semblable pour la composante de langue d’usage anglaise, ainsi que pour celle
de langue d’usage autre. Cependant, les réponses doubles sont alors comptées
deux fois, et les triples, trois fois. » Ce qui a effectivement de quoi
agacer un mathématicien puisque l’on arrive à des totaux qui dépassent les
100 %.
L’ancienne répartition se trouve en fait à considérer
la connaissance et l’usage des langues comme des jeux à somme nulle : ce
que gagne une langue, l’autre doit nécessairement le perdre. Dans la nouvelle
répartition, les gains ne compensent pas les pertes et vice-versa : les
pourcentages s’additionnent et peuvent dépasser les 100 %. Cette manière
de faire rend mieux compte du multilinguisme que l’ancienne façon de procéder
tendait à réduire (cf. la citation de Richard Marcoux plus bas).
La première méthode donne une image plus
impressionnante. À la vue du graphique suivant de Charles Castonguay, on ne
peut conclure qu’au déclin du français :
La seconde méthode donne un portrait plus
idyllique : « on obtient un Québec à 87 % de langue d’usage
française, à 19 % de langue d’usage anglaise et à 15 % de langue
d’usage autre. Cela s’additionne à 121 %. Puisque les réponses multiples
se multiplient à mesure que progressent la diversité linguistique et le
plurilinguisme, tous ces pourcentages peuvent d’ailleurs croître en même temps. »
Le danger de cette dernière méthode, c’est qu’elle
peut représenter une fausse sécurité pour les défenseurs d’un Québec français.
Il est bien possible que le taux de multilinguisme diminue au fil des
générations : que les petits-enfants, par exemple, parlent anglais et
français mais pas la langue des grands-parents et qu’à la génération suivante,
le bilinguisme ne se maintienne pas. D’autant plus que le gouvernement
québécois, depuis plusieurs années, n’investit pas suffisamment dans les
mesures de francisation.
* * *
La
question de la répartition des réponses multiples aux questions linguistiques
des recensements canadiens a été étudiée par Michel Paillé. Malheureusement, son
étude est difficile à trouver, elle est enfouie au troisième sous-sol du site
Internet (j’allais écrire : du site archéologique) de l’Office québécois
de la langue française. On peut y avoir accès plus facilement en cliquant ici.
Voici mon introduction à cette étude; j'y aborde à la fin la répartition des réponses multiples d'un point de vue éthique et sociolinguistique :
Depuis
1983, Statistique Canada publie le nombre de personnes qui ont donné plus d’une
réponse à la question sur la « langue maternelle » ainsi qu’à celle
portant sur la « langue d'usage » au foyer. Ces « réponses
multiples » sont classées en cinq catégories :
« français-anglais », « français-autre »,
« anglais-autre », « français-anglais-autre » ainsi qu’une
classe résiduelle regroupant toutes les personnes ayant mentionné au moins deux
langues non officielles (« autre-autre… »).
Depuis
longtemps les chercheurs ont souvent choisi de répartir également les réponses
multiples entre le français, l’anglais et l’ensemble des langues non
officielles (ou langues tierces). Ainsi, pour faciliter la description et
l’analyse des données, ils ne conservaient que les trois classes linguistiques
habituelles.
La
présente note méthodologique est une analyse critique de cette façon de
procéder, c’est-à-dire qu’elle examine ce qui se produit lorsqu’on procède à la
répartition égale des réponses multiples dans un tableau où les langues
maternelles sont croisées selon les langues d’usage, procédure qui revient à
ramener 49 informations brutes[1]
à seulement 9. Cette procédure est notamment utilisée dans l’évaluation de
l’importance de la substitution linguistique (on parle aussi de transferts
linguistiques ou d’assimilation), un des indicateurs de la situation
linguistique.
En
marge des travaux confiés à l’Office québécois de la langue française, il est
important d’engager des réflexions, voire des remises en question, concernant
les méthodes et les instruments d’analyse en vue d’obtenir une description la
plus fiable possible de la réalité que l’on cherche à comprendre. Aussi
l’Office québécois de la langue française a-t-il demandé à Michel Paillé,
démographe connu pour ses nombreuses contributions à la démolinguistique, de déterminer si la répartition des réponses multiples
entre le français, l’anglais ou une langue tierce est justifiée et si les procédures de
répartition utilisées sont appropriées. On lui a de plus demandé d’examiner de
quelle façon une telle répartition devrait, le cas échéant, être effectuée pour
refléter le plus exactement possible la réalité.
Par définition, les réponses multiples sont
différentes des réponses uniques et on ne doit pas s’attendre à ce que leur
répartition à égalité entre les trois groupes linguistiques (francophones,
anglophones, allophones) produise les mêmes effets sur la rétention et la
mobilité linguistique qu’une analyse qui serait faite uniquement à partir des
réponses uniques. L’auteur,
qui a choisi de faire porter son analyse plus spécifiquement sur les
substitutions linguistiques, montre que la répartition égale des réponses
multiples engendrerait, ou induirait, trois types de substitutions
linguistiques : quelques rares substitutions véritables, de nombreuses
substitutions fictives (ou modélisées, si l’on préfère) et autant de
substitutions partielles transformées artificiellement en substitutions
complètes.
Selon l’analyse de Michel Paillé, les
substitutions partielles, indûment transformées en substitutions complètes,
auraient augmenté de 39 % à 51 % en 20 ans. Mais ses conclusions les
plus percutantes touchent ce qu’il appelle les substitutions fictives. La
moitié des réponses multiples (les deux cinquièmes depuis 1991) seraient
responsables des substitutions linguistiques fictives. Cette façon de faire
écraserait par son poids celui des substitutions linguistiques véritables. Pour
Michel Paillé, la répartition égale des réponses multiples crée donc une
distorsion.
Les analyses de Michel Paillé valident donc
l’hypothèse qu’il a émise voulant que les réponses multiples ne sont pas des
erreurs systématiques que corrigerait la répartition égale mais qu’au
contraire, elles reflètent bien une partie de la réalité linguistique. En
effet, tout porte à croire que ces cas reflètent sans doute souvent des
situations complexes et transitoires en matière de mobilité linguistique, situations
qui s’accommodent mal de la contrainte de la réponse unique à laquelle invitent
pourtant les questions linguistiques du recensement[2].
Considérant que les réponses uniques forment la très grande majorité des cas,
l’auteur recommande, comme première solution, de calculer les indicateurs
linguistiques les plus courants uniquement à partir de cette partie des données
de recensement publiées par Statistique Canada, méthode plus simple que celle
retenue par Louise Marmen et Jean-Pierre Corbeil[3]
et qui arrive sensiblement aux mêmes résultats qu’eux. Car, que l’on analyse
dans leur intégrité les substitutions linguistiques complètes et partielles
telles qu’elles ont été déclarées ou, au contraire, qu’on simplifie l’analyse
de l’assimilation au moyen de la répartition égale, les résultats obtenus en
suivant l’une comme l’autre de ces démarches sont tout à fait en harmonie.
À défaut d’étudier les substitutions
linguistiques uniquement à partir des réponses uniques, l’auteur propose comme
solution de rechange de regrouper les réponses multiples en fonction du
français. Dans le cas du Québec, pouvons-nous ajouter. Car, dans celui des
autres provinces, on peut penser que le regroupement devrait se faire en
fonction de l’anglais. Il faut savoir que, pour son auteur, cette proposition
n’est qu’une hypothèse de travail, dont il est conscient de la valeur relative.
Certains pourront hésiter à suivre Michel
Paillé dans le regroupement des réponses multiples qu’il propose. Car, dans
l’étude de la substitution linguistique, ne serait-il pas préférable de ne
prendre en compte que les réponses uniques, ainsi d’ailleurs que l’auteur
lui-même le propose comme première solution ? Aux spécialistes de la
démolinguistique d’en débattre et de proposer une solution. Mais si on parvenait
à s’entendre sur une manière de répartir les réponses multiples, ne perdrait-on
pas du coup un lot d’informations intéressantes ?
En outre, la répartition égale des réponses
multiples n’est pas sans poser de difficultés du point de vue de l’éthique et
de celui de la sociolinguistique.
En effet, d’un point de vue éthique, la
répartition des réponses multiples revient à nier l’auto-identification des
répondants puisque le chercheur décide de les loger à des enseignes uniques
que, dans un geste délibéré, ils ont pourtant refusé de choisir.
D’un point de vue sociolinguistique, répartir
également les réponses multiples signifie se priver d’informations sur le
multilinguisme, phénomène dont il est de plus en plus important de tenir compte
dans le présent contexte de mondialisation. Cette façon de faire est d’autant
plus insatisfaisante que la recherche en sociolinguistique a montré que les
variables que les études démolinguistiques tiennent pour des variables clé sont
liées à des facteurs qui, en fait, ne sont pas stables mais fluides. Pour
donner un exemple concret, une catégorie en apparence aussi limpide pour le
sens commun que celle de la langue maternelle[4]
peut en fait se décliner sous différents aspects : la langue des ancêtres,
la première langue qu’on a apprise, la langue à laquelle on s’identifie, la
langue à laquelle les autres nous identifient, la langue que l’on utilise le
plus souvent, la langue dans laquelle on se sent le plus compétent, etc.; et la
langue dite maternelle peut en fait être celle du père. Un expert de la
recherche sociolinguistique affirme même : « la réalité sous-jacente
à la notion de langue maternelle est variable et instable, quand elle n’est pas
confuse et sans valeur pratique.[5] »
La recherche sociolinguistique invite donc à la prudence dans le traitement de
variables en apparence discrètes mais dont les frontières sont en réalité
floues. Dans ces conditions, la répartition des multiples pourrait ne faire
qu’accroître le flou tout comme, à l’inverse, il est aussi permis de supposer
que son utilisation crée des compensations au lieu de cumuls de distorsions.
Quoi qu’il en soit, la position la plus sage est sans doute : in dubio,
abstine. Et cette abstention, ce refus de répartir les réponses multiples,
permettrait de rendre davantage compte de la réalité multilingue québécoise en
émergence.
Car la répartition égale des réponses
multiples occulte cette réalité multilingue :
[…]
[le] multilinguisme, qui semble bien réel dans de nombreux foyers québécois,
vient remettre en question les méthodes classiques de mesure des transferts
linguistiques […]. Ainsi, selon cette approche [= la répartition égale des
réponses multiples], chaque individu doit avoir une seule langue maternelle
alors que près de 100 000
personnes au Québec déclaraient au moins deux langues maternelles en 2001. De
même, une seule langue d’usage à la maison doit être retenue pour chacun des
individus alors que près d’un million de Québécois déclaraient en 2001 utiliser
souvent ou régulièrement deux langues ou plus à la maison. […] à force de
transformer les déclarations pour
qu’elles se prêtent aux exigences de la construction des indices classiques de
transfert linguistique, on en vient à occulter le multilinguisme qui semble caractériser
les comportements d’une frange importante de la société québécoise. Du coup, on
en vient également à occulter la place qu’occupe la langue française dans ce
multilinguisme tel qu’il est pratiqué dans les chaumières québécoises où l’on
compte plus de 220 000 personnes qui déclarent utiliser régulièrement le
français à la maison, même si cette langue n’est pas celle qu’ils déclarent
utiliser le plus souvent.[6]
Cette étude sur la répartition égale des
réponses multiples n’a pas la prétention de régler la question une fois pour
toutes. Il s’agit d’un document technique qui devrait retenir l’attention
surtout des utilisateurs de données linguistiques. En publiant le présent
rapport, l’Office espère susciter un débat scientifique et il souhaite que les
démographes, les sociologues, les sociolinguistes ainsi que d’autres personnes
intéressées par la description des situations linguistiques y participent de
manière positive.
Ce genre de questionnement sur les méthodes
nous apparaît essentiel si nous voulons continuer d’offrir aux décideurs et aux
citoyens des instruments qui rendent compte de façon fiable de la situation
linguistique du Québec et de son évolution.
[1]
En retenant la catégorie « autre-autre », on aurait 64 cases (8 x 8).
Mais comme ces cas rarissimes sont tous versés aux réponses uniques
« autre », la matrice est réduite à 49 cases (7 x 7).
[2]
Voir, p.ex., Marc Termote, L’avenir démolinguistique du Québec et de ses
régions, Québec, Conseil de la langue française, 1994, p. 14.
[3]
Marmen, Louise et Jean-Pierre Corbeil,
Nouvelles perspectives canadiennes. Les langues au Canada.
Recensement de 2001, Ottawa,
Ministère des travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 2004,
163 p. Pour une présentation de la méthode utilisée par L. Marmen et
J.-P. Corbeil, voir, dans le présent rapport, l’encadré 3. Notons
que les deux méthodes ont quand même pour effet de réduire la réalité
multilingue.
[4]
À cet égard, on se rappellera que le recensement canadien ne pose pas
explicitement de question sur la langue maternelle (l’expression n’y figure
même pas) mais plutôt sur la première langue apprise et encore comprise.
L’habitude s’est toutefois prise d’interpréter cette question comme portant sur
la langue maternelle.
[5]
William F. Mackey, « Langue maternelle, langue première, langue seconde,
langue étrangère », dans : Marie-Louise Moreau, Sociolinguistique.
Concepts de base, Sprimont, Mardaga, 1997, p. 184.
[6]
Richard Marcoux, Recherches sociographiques 44/2 (2006), p. 396.
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