Il y a une grande
incompréhension de ce qu’a été, dans ses débuts, le travail terminologique de
l’Office (pas encore québécois) de la langue française. J’ai pu m’en rendre
compte souvent et, récemment, à la lecture des billets du blog États de
langue, le français québécois dans tous ses états (dont l’auteur,
apparemment un certain Allard qui pourrait être enseignant, ne donne pas son
identité complète).
Le point de départ de la
méthode de travail terminologique est le même que celui de Jean Darbelnet dans
ses cours de stylistique comparée de l’anglais et du français : trouver
des équivalences plutôt que traduire mot à mot.
Tout au cours de sa vie, le
professeur Darbelnet avait un carnet où il prenait des notes. Il pouvait nous
dire qu’il avait relevé telle ou telle expression à Piccadilly Circus en telle
année.
Donnons un exemple de cette
méthode qui inspirera celle de l’Office : je vois qu’au Royaume-Uni on
utilise ce panneau :
…alors qu’en Amérique du
Nord on voit habituellement ce genre de panneau :
…et qu’en France on trouve
plutôt ceci :
Je peux en conclure que le
panneau que l’on voit au Québec :
… a été conçu sous
l’influence de l’anglais. C’est une simple constatation. Je n’ai pas encore
posé de jugement de valeur. Cela viendra dans un second temps.
Autre exemple, je constate
qu’au Québec on appelle thermopompe l’appareil appelé en anglais heat
pump et connu sous le nom de pompe à chaleur en France. Il s’agit
d’une simple observation. Je peux aussi ajouter une deuxième constatation, que
le terme thermopompe, avec son premier composant grec, a une allure plus
savante. Ce n’est que dans un troisième temps que je me poserai la
question : doit-on préférer un terme un peu savant à un terme plus
transparent ? Ici commence le jugement de valeur.
Cette façon de procéder
— je le rappelle : trouver des équivalences existant déjà entre
l’anglais et le français plutôt que procéder à des traductions
littérales — servait à rédiger les fiches terminologiques, toujours
divisées en deux, un partie anglaise et une partie française, chaque partie
comportant les rubriques : catégorie grammaticale, genre, définition,
contexte, domaine d’utilisation, exemple, indication géographique au besoin,
liste des sources pour chaque rubrique. Toutes ces rubriques permettaient de
s’assurer que le terme français proposé était bien l’équivalent du terme
anglais. Je me demande si on utilise encore ce genre de fiche à l’OQLF
puisqu’on voit de moins en moins de définitions anglaises dans le Grand
Dictionnaire terminologique (GDT).
***
La Stylistique comparée du français et de l’anglais de Jean Darbelnet et Jean-Paul Vinay a servi de modèle à la Stylistique comparée du français et de l’allemand d’Alfred Malblanc.
J’ai suivi à l’Université de Pécs les premières leçons du séminaire de Georges Kassai (Kassai György) sur la stylistique comparée du français et du hongrois. Il reconnaissait sa dette envers Jean Darbelnet et Jean-Paul Vinay. Un exemple de l’application de cette méthode à la langue hongroise :
Lesiet est
un verbe, sietni « courir », précédé d’un préverbe (le
« en bas, vers le bas »). On a souvent intérêt à traduire cette
combinaison par un verbe suivi d’un adverbe, mais c’est le verbe hongrois qui
équivaut au contenu de l’adverbe français et c’est l’adverbe hongrois qui est
traduit par le verbe : lesiet, « descendre rapidement ».
Cette méthode permet de
constater le grand nombre de calques qu’il y a dans les langues
européennes :
all. Krankenhaus = hgr. kórház (hôpital)
all. Großmutter = hgr. nagymama (grand-mère)
angl. court
martial, Chapel Royal, the Princess Royal = (ordre des mots français en anglais)
ang. to take part = all. teilnehmen = hgr. részt venni = r. принимать участие = prendre part
throw the baby out with the bathwater = das Kind mit
dem Bad ausschütten = jeter
le bébé avec l’eau du bain
Il est souvent difficile de
savoir quelle langue a emprunté à l’autre — même s’il est peu
vraisemblable que Krankenhaus soit un calque du hongrois.
Au tournant des années 1970 l’État a demandé à l’Office de la langue française d’élaborer un plan pour faire du français la langue du travail. Le directeur de l’Office de l’époque, à ce qu’on m’a rapporté, était tellement accablé par la tâche qu’il se lamentait devant ses employés en disant « non possumus, non possumus ». C’est alors que Jean-Claude Corbeil est entré en scène et a proposé son plan pour « décoloniser la langue » : « L’action de l’Office a été une entreprise de décolonisation », expliquera-t-il plus tard (L’Actualité, avril 1989, p. 22).
Constatant que
l’industrialisation du Québec s’était faite principalement en anglais, on s’est
tout simplement demandé quels termes on utiliserait si l’industrialisation
s’était faite en français. Il fallait donc comparer les termes anglais utilisés
dans les diverses branches de l’industrie avec les termes utilisés en France
dans les mêmes conditions. Cela a donné lieu à plusieurs missions en France de
Québécois, terminologues et représentants du monde industriel, et de plusieurs
experts français au Québec. La documentation rapportée a été dépouillée pour
élaborer des fiches terminologiques selon une procédure mise en place en
parallèle.
Les principes de l’analyse
terminologique ont été explicités dans un Guide de travail en terminologie
(1973). Jean-Claude Corbeil a toujours insisté sur le fait que la rigueur de la
méthode est gage de la qualité de l’analyse terminologique.
Cette méthodologie s’est
imposée dans tous les travaux de l’Office déjà en cours, par exemple ceux
portant sur la francisation de l’étiquetage : ainsi, on constate sur une
étiquette l’utilisation du terme cake mix et, pour un produit
équivalent, on lit en France préparation pour gâteau.
Un règlement de 1967 du
ministère de l’Agriculture rendait obligatoire la présence du français sur les
emballages des produits alimentaires — donc dès avant la loi 22. À
la demande de ce ministère, l’Office a produit en 1968 un Vocabulaire
anglais-français de l’alimentation. Étant donné le manque de documentation
à l’époque, cet ouvrage était bien insuffisant (de l’avis même de son autrice)
mais il a conduit à la publication dans les années suivantes de lexiques
consacrés à différents secteurs de l’alimentation. Ces travaux ont été faits en
collaboration avec le ministère de l’Agriculture, avec divers organismes du
gouvernement fédéral et avec des représentants de l’industrie. En effet, pour
assurer la qualité et la pertinence des décisions terminologiques, la
consultation des experts de l’industrie est indispensable. Plusieurs missions
en France ont aussi été faites pour recueillir de la documentation et consulter
d’autres experts.
Dans le cas du vocabulaire
de l’alimentation, les termes des réglementations québécoise et fédérale ont aussi
été comparés à ceux que l’on trouvait dans La Réglementation des produits alimentaires et non
alimentaires : Répression des fraudes et contrôle de la qualité de Raymond Armand Dehove (Paris, Commerce-Éditions,
plusieurs éditions depuis 1954).
***
Jean-Claude Corbeil et Marie-Éva de Villers ont regretté que l’Office québécois
de la langue française se soit progressivement éloigné de cette méthode
terminologique rigoureuse :
Ce
n’est pas tant l’évolution de la situation de la langue française au Québec qui
s’est modifiée que l’angle sous lequel l’OQLF considère les choses. L’Office
semble désormais prendre en considération la généralisation de la langue
familière, et même populaire, qui caractérise aujourd’hui la langue parlée, et
parfois la langue écrite. À l’analyse terminologique des anglicismes, l’Office
ajoute l’analyse lexicographique en tenant compte davantage des niveaux de
langue. Le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) s’éloigne de sa
mission terminologique et se transforme en dictionnaire de langue. Pourtant, le
mandat de l’organisme n’a jamais été modifié depuis l’adoption de la Charte et
n’a fait l’objet d’aucun débat. Par ce changement de cap, l’Office dévie de son
orientation fondamentale.
D’où leur conclusion : « Au
lieu d’effectuer un retour en arrière, de détricoter les importants travaux
terminologiques soigneusement élaborés au cours des années 70, l’organisme
devrait s’en tenir à son mandat original et accomplir avec efficacité la
mission qui lui a été confiée par la Charte de la langue française »
(cliquer ici pour lire l’ensemble de leur texte).
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