mardi 16 janvier 2018

L’intégration des emprunts


La nouvelle Politique de l’emprunt linguistique de l’Office québécois de la langue française (OQLF) retient comme l’un des critères d’acceptation des mots étrangers leur « intégrabilité au système linguistique du français » (p. 8). Le document se garde bien de définir cette intégrabilité. Ce qui n’a pas empêché ses auteurs de décréter que selfie (p. 14) et hockey sur étang (p. 17), pour ne prendre que ces deux exemples, ne sont pas intégrables. J’ai cherché à en connaître les raisons auprès des membres du conseil d’administration de l’Office mais je n’ai eu pour toute réponse que des invectives lancées par un triste sbire.


Essayons donc de voir ce qu’est l’intégration linguistique. Pour ce faire, jetons un coup d’œil sur l’intégration des emprunts dans les langues sémitiques. En arabe, comme en général dans les autres langues du groupe, la racine est l’unité lexicale minimale, habituellement composée de trois consonnes (racine dite trilitère). « La racine trilitère est essentiellement composée de trois consonnes, » explique Henri Fleisch*; « les voyelles n’interviennent que pour indiquer des variations sémantiques à l’intérieur de cette racine ». Henri Fleisch poursuit :

L’existence de cette racine trilitère est quelque chose de réel pour le sens linguistique. On s’en rend parfaitement compte lorsque l’on considère la manière d’adapter un mot étranger : instinctivement, quand la chose est possible, on dégage de ce mot une racine trilitère à laquelle on applique les procédés de formation. Ainsi des mots français marque, mètre, l’arabe syrien a extrait les formes mrk, mtr et constitué le verbe (iie forme) marrak « faire une marque », le pluriel ’amtar « mètres » d’après le paradigme ’aqātl.


Henri Fleisch ajoute l’exemple suivant :

Un exemple assez amusant est le verbe kabban « aller aux cabinets », employé par les élèves de l’Université Saint-Joseph à Beyrouth, verbe parfaitement constitué sur une racine kbn extraite du mot « cabinets ».


L’intégration peut aussi se faire de façon plus superficielle, comme ces exemples d’emprunt de mots français dans l’arabe algérien : karti (quartier), birou (bureau), bidoune (bidon), etc. (exemples trouvés dans Wikipédia).


On trouve l’équivalent de ces deux modes d’intégration des emprunts linguistiques en français.


Il est bien connu qu’anciennement le français intégrait les mots anglais à la fois phonétiquement et graphiquement : bowling green > boulingrin, riding coat > redingote, packet boat > paquebot. Aujourd’hui rares sont les exemples de cette sorte : on peut citer, dans le vocabulaire de l’informatique, bug > bogue et l’orthographe coquetel (< cocktail) que l’OQLF proposait dès les années 1970 dans le but avoué qu’on ne prononce pas le mot à l’anglaise. Le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) semble avoir abandonné toute préoccupation d’ordre phonétique puisqu’il admet un mot comme design sans faire mention de sa prononciation : pourtant, la prononciation à la française d’un emprunt devrait aider à juger de son intégration. Il est tout de même curieux que la politique de l’Office sur les emprunts linguistiques parle de leur intégrabilité mais passe sous silence les questions phonétiques et orthographiques.


En ce qui concerne les emprunts sémantiques et les calques, ils s’intègrent facilement dans la mesure où ils ne sont pas détectés comme des éléments étrangers par la majorité des locuteurs. D’ailleurs, le GDT en regorge (comptoir de cuisine, têtes de violon, etc.). Il est souvent difficile, voire impossible, de déterminer en quoi un emprunt sémantique ou un calque ne s’intègre pas au système linguistique. L’adjectif disposable « jetable » offre un exemple relativement facile à comprendre. Du point de vue formel, il devrait être un dérivé du verbe disposer (donc disposable signifierait « qui peut être mis en place selon un certain ordre ») mais il ne figure pas dans les dictionnaires du français standard. On peut dire que disposable au sens de « jetable » ne s’intègre pas au système linguistique du français en vertu d’une collision homonymique potentielle avec un dérivé du verbe disposer qui n’est pas reçu dans la norme. Quant au calque, il est un moyen d’intégration formelle et il est très difficile d’affirmer, comme le fait l’Office à propos de hockey sur étang**, qu’un calque ne s’intègre pas au système linguistique. Comme l’intégration existe déjà au plan de la forme, il faudrait que le calque pose des problèmes au plan sémantique pour affirmer qu’il n’est pas intégrable. J’avoue que je n’ai pas trouvé d’exemple de calque non intégrable. Même des expressions typiquement anglaises (au milieu de nulle part, ce n’est pas ma tasse de thé) ont fini par passer dans le français standard.


Il est plus facile de juger de l’intégration d’un mot étranger lorsque celui-ci a servi de base à des dérivations ou qu’il s’est inséré dans un paradigme verbal. Ainsi le mot très technique et peu courant shunt a produit les dérivés shuntage, déshuntage, shunter comme l’actualité de ces dernières semaines en France nous l’a appris :

Y a-t-il eu déshuntage jeudi juste avant la collision entre un car scolaire et un train régional près de Millas (Pyrénées-Orientales) qui a tué cinq lycéens ? Ce qui expliquerait que les barrières aient pu être levées lorsque la conductrice du car les a regardées (ce qu’elle affirme) avant de se fermer au moment où l’autocar est arrivé effectivement sur les voies. Telle est l’une des hypothèses sur laquelle les enquêteurs travaillent, alors que, dimanche, une messe et un rassemblement ont eu lieu à Saint-Féliu-d’Avall, qui pleure ses morts (Libération, 17 décembre 2017).


Les mots anglais qui ont produit des dérivés en français québécois (drive > drave, draver, draveur ; job > job, jobbine, jobbeur, etc.) ou qui ont donné des verbes (to bump > : bumper « supplanter » et le nom bumping ; cf. aussi booker, booster, focusser, flusher, etc.) sont donc intégrés au système linguistique. Et c’est ici que le critère d’intégration au système linguistique du français, mal défini et même pas défini du tout dans la Politique de l’emprunt linguistique, commence à poser problème. Prenons l’exemple de focusser : il est employé sous la plume de Marie Laberge dans un texte de 1992 et je l’ai déjà lu et entendu à l’Office lui-même. Il est donc difficile de rejeter cet emprunt en vertu des critères proposés par l’Office : il est intégré (puisqu’il se conjugue), légitimé de par son usage littéraire, il date de plus de quinze ans (autre critère proposé par l’Office), il doit bien faire partie de « la » norme sociolinguistique du français au Québec puisqu’il est, ou a été, utilisé à l’Office, il est même implanté dans l’usage (il est tout de même présent dans 62 000 pages Internet). Tout au plus peut-on dire contre lui qu’il fait double emploi avec focaliser.


Prenons un dernier exemple, le verbe booster. Il figure dans le Larousse au sens de « stimuler, développer, renforcer » (avec la précision qu’il s’agit d’un emploi familier), il a produit les dérivés boosting et boostage et il est attesté depuis au moins les années 1980 selon le Trésor de la langue française au Québec. On dira peut-être qu’il ne fait pas partie de « la » norme sociolinguistique du français au Québec. Le problème, c’est que cette norme n’est nulle part définie si ce n’est au cas par cas par les terminologues de l’Office. Ces derniers cherchent ainsi à imposer leur propre usage comme étalon. Leurs décisions ne peuvent manquer d’être arbitraires.


En résumé, l’OQLF invoque l’intégrabilité des emprunts dans le système linguistique du français mais sans jamais la définir. On affirme arbitrairement que des mots sont non intégrables (selfie) et d’évidents problèmes d’intégration (les mots dont la prononciation ne correspond pas au système orthographique du français comme design) ne sont même pas soulevés. En français québécois, des centaines, voire des milliers, d’anglicismes satisfont au critère d’intégrabilité. Aussi bien l’Office invoque-t-il d’autres critères comme la conformité à « la » norme sociolinguistique ou la légitimation dans l’usage mais ils se révèlent arbitraires comme je l’ai déjà expliqué dans une série de billets parus l’automne dernier.

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* Henri Fleisch, Introduction à l’étude des langues sémitiques, Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient Adrien-Maisonneuve, 1947, p. 21.
** Comme je l’ai déjà expliqué, si hockey sur étang pose un problème, ce n’est pas un problème d’intégration mais un problème de référent.



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