Québec, le 14 mai 2018
Monsieur Philippe Couillard, premier ministre
835, boulevard René-Lévesque Est, 3e étage
Québec (Québec)
G1A 1B4
Objet :
Politique de l’OQLF sur les anglicismes
Monsieur le Premier Ministre,
La langue française a toujours été au
cœur de l’identité québécoise et c’est un gouvernement de votre parti qui a
jugé essentiel en 1961 de créer l’Office de la langue française pour assurer le
statut du français comme langue commune et en garantir la qualité. L’Office
s’est fort bien acquitté de cette tâche dans les premières décennies de son
existence. Malheureusement, il vient d’adopter une politique relative aux
emprunts linguistiques (en pratique, cela désigne surtout les anglicismes) qui
ne peut que ternir sa réputation et susciter des doutes quant à la volonté de
votre gouvernement de promouvoir la langue française.
Dans le document Politique de l’emprunt linguistique du 31 janvier 2017,
l’Office annonce que, dorénavant, il acceptera les anglicismes non récents (de plus de 15 ans), généralisés
et légitimés.
On peut penser ce que l’on veut des emprunts et en
particulier des anglicismes. Il est même légitime d’affirmer qu’ils
enrichissent les langues emprunteuses. Mon propos n’est donc pas de vous
demander que l’Office procède à une chasse aux anglicismes. Je veux plutôt
attirer votre attention sur les nombreuses faiblesses, les insuffisances, les
erreurs théoriques et les maladresses d’un document produit à même les fonds
publics.
Mes commentaires sont assez théoriques. J’essaierai
de les simplifier dans la mesure du possible.
1.- L’Office québécois de la langue
française propose d’accepter les anglicismes non récents, c’est-à-dire
de plus de 15 ans : pourquoi pas 7, 16 ou 25 ? L’Office ne donne
aucune justification de ce choix qui n’est donc qu’arbitraire.
Par conséquent, un anglicisme sera accepté s’il est
« non récent », en usage depuis plus d’une quinzaine d’années. C’est
le cas de la quasi-totalité des anglicismes répertoriés dans le Dictionnaire
des anglicismes de Colpron ou dans le Multidictionnaire.
2. L’un des critères d’acceptation des anglicismes
est l’intégrabilité au système linguistique du français (p. 8). Beaucoup
de nos emprunts anciens (de plus de 15 ans) sont très bien intégrés au système
linguistique du français : les verbes tchéquer, souigner, matcher,
flusher, etc., peuvent se conjuguer à tous les modes et à tous les temps
(ex. : il faudrait que vous tchéquassiez ce que font les
fonctionnaires de l’OQLF). L’édition 1997 du Bescherelle (retirée du
commerce) précisait que ouatcher, dérincher et clutcher se
conjuguent comme aimer. Peut-on soutenir qu’ils ne sont pas intégrés au
système linguistique du français ?
Du point de vue phonétique, nos ancêtres ont
francisé bien des emprunts : bumper (prononcé bommepeur), ouâguine,
slaquer, toffe, etc. Ils sont donc intégrés au système
linguistique.
Comment l’Office peut-il affirmer que le mot selfie
(p. 14), utilisé quotidiennement par des millions de francophones, ne
s’intègre pas au système linguistique du français ? En quoi milléniaux,
présent dans 196 000 pages Internet, est-il moins intégrable que la
proposition de l’Office millénariaux (5 040 pages Internet) ?
D’ailleurs, dans son document, l’Office écrit le mot millénial en lui
mettant un accent aigu (p. 14), ce qui est déjà un indice d’intégration au
système linguistique du français. Et on voit très bien dans les nombreuses
pages d’Internet où le mot est présent qu’il forme tout normalement son pluriel
en –aux comme la quasi-totalité des mots français se terminant en –al.
On citait récemment dans Le Devoir
(30 avril 2018) la sociolinguiste Shana Poplack (Université
d’Ottawa) :
… presque chaque
fois, l’emprunt est francisé immédiatement sur le plan grammatical et
syntaxique. On dira : « J’ai “dealé”», « Une grosse
beach », « Payer les bills » (sans prononciation du s). Ce
processus se fait spontanément chez tous les locuteurs, peu importe leur niveau
d’instruction.
Les auteurs de la Politique de l’emprunt
linguistique n’ont pas vu que le critère d’intégrabilité au système
linguistique du français est une arme à double tranchant. Et que l’utilisation
ou non de ce critère ne peut être que discrétionnaire.
3. Mais ce qui est encore plus impardonnable, c’est
que les auteurs de la Politique de l’emprunt linguistique n’ont pas compris
ce qu’est vraiment le critère d’intégrabilité au système linguistique du
français. Ainsi ils évoquent pour refuser l’expression hockey sur étang
(pond hockey) sa non-intégration au système linguistique. Ils lui préfèrent hockey
sur glace naturelle.
Pourtant hockey sur étang est tout
aussi intégré que l’équivalent proposé. S’il y a un problème, le système
linguistique n’est pas en cause. Et problème il y a mais il se situe ailleurs :
ce sport ne se joue pas que sur des étangs, il peut se jouer sur d’autres
étendues d’eau glacée. C’est donc un problème de référent, pour utiliser
un terme technique : le référent est l’objet (réel ou imaginaire) désigné
par un mot. Il n’a aucun rapport direct au système linguistique. C’est pourquoi
des mots différents peuvent désigner un même référent selon les langues :
on a table en français et en
anglais, mais Tisch en
allemand, asztal en hongrois, mesa en
espagnol, tavola en italien, etc. Par conséquent, préférer
l’expression hockey sur glace naturelle
à hockey sur étang n’a rien à voir
avec le système linguistique, contrairement à ce qu’affirme l’Office.
Dans la Politique
de l’emprunt linguistique, la plupart des exemples de non-intégration au
système linguistique du français sont discutables et même faux. La
non-intégration est décrétée de façon arbitraire.
4. Les auteurs de la Politique de l’emprunt
linguistique montrent qu’ils n’ont rien compris non plus à l’intégrabilité
au système linguistique quand ils affirment qu’« un calque
en usage en français au Québec est accepté […] s’il est non récent, généralisé,
implanté et légitimé, et qu’il est intégrable
au système linguistique du français […]. » Or, le calque est par
définition intégré, ce que nos auteurs n’ont pas vu. Car le calque est justement le moyen d’intégrer un
emprunt : le français n’utilise pas l’emprunt intégral sky scraper mais le calque gratte-ciel. Dès sa
première apparition en français, gratte-ciel était intégré au système
linguistique ! Faire de l’intégrabilité au système linguistique un critère
d’acceptation d’un calque est une absurdité.
5. L’énoncé de politique précise que l’emprunt doit
aussi être « légitimé ». Qu’est-ce à dire ? À la page 25, on
nous apprend qu’un emprunt légitimé est un « emprunt linguistique reçu
dans la norme sociolinguistique d’une langue, accepté par la majorité des
locutrices et des locuteurs d’une collectivité donnée. » La
majorité des Québécois utilisent des anglicismes comme joke, à date,
coconut, céduler, set de vaisselle, etc. : ils sont « généralisés »
et « implantés » (sic, c’est une tautologie) ainsi qu’utilisés
par la grande majorité des Québécois depuis bien plus de 15 ans. Et si les mots
ont un sens, les anglicismes qui figurent depuis des décennies dans des textes
de loi et dans des textes normatifs (pensons aux conventions collectives)
doivent donc être aussi considérés comme légitimés.
À quelques reprises, la Politique de l’emprunt
linguistique parle d’emprunts rejetés parce qu’ils sont « non
légitimés » (p.ex. p. 16), sans plus d’explication. On ne sait pas
qui décide de cette non-légitimation. Toutefois, l’ancienne présidente du
Comité d’officialisation de l’Office a levé une partie du voile sur le
processus de légitimation : « Seuls sont
finalement admis les emprunts qui sont d’usage standard, couramment acceptés,
voire valorisés dans les meilleurs écrits qui servent de référence au Québec et
qu’on peut retrouver dans des ouvrages tels que le Multidictionnaire de la langue française et Usito » (Le Devoir,
27 septembre 2017). Or demande Nadine Vincent, professeur à l’Université
de Sherbrooke, « sur qui se basent les ouvrages normatifs pour
accepter ou critiquer un emploi : bien souvent sur l’OQLF ! » (Le
Devoir, 29 septembre 2017). Le parfait cercle vicieux ! Admettons
que tout cela ne fait pas très sérieux.
6. Le
document de l’Office est loin d’être exempt de confusions. Ainsi, l’emprunt
lexical est défini (p. 25) comme une « unité lexicale empruntée
intégralement (forme et sens) ou partiellement (forme ou sens seulement) à une
autre langue ». Essayons d’être le plus clair possible. Un emprunt
lexical, c’est l’emprunt d’un mot. Quand on emprunte un mot, on emprunte à la
fois non seulement sa forme sonore et graphique mais aussi son sens : par
exemple, le mot iceberg en
français a la même forme et le même sens qu’en anglais. Comment peut-on
emprunter la forme seulement, sans le sens ? Pour ce faire, il faudrait,
par exemple, que j’emprunte le mot anglais crumble et que je lui donne un sens qu’il n’a pas
dans sa langue d’origine : au lieu de « croustade », je décide
qu’il signifiera « pâté chinois ». Quelle absurdité, n’est-ce
pas ? Les auteurs de la Politique
pensaient peut-être à des mots comme footing
ou pressing : mais ces mots
n’existent pas dans ce sens en anglais, ce sont de faux emprunts, de faux
anglicismes.
7. L’OQLF pose comme critère d’acceptation des
anglicismes leur réception dans « la » norme sociolinguistique du
français au Québec (p. 7). On parle de cette norme au singulier. Norme
sociolinguistique unique, définie par on ne sait qui, en référence à on ne sait
quel groupe. Cela est une absurdité. Car le Québec, comme toute société, n’est
pas homogène. Les sociolinguistes savent bien qu’il existe plus d’une norme
dans une société. Selon sa classe sociale, sa région, son groupe ethnique, son
âge, etc., on a tendance à adopter des variétés non standard comme emblèmes de
solidarité. À cela s’opposent des normes sociales qui agissent dans l’ensemble
de la communauté et qui tendent à valoriser les usages considérés comme
standard. Dans les faits, la plupart des personnes alternent, à des degrés
divers, entre formes standard et formes non standard selon les situations de
communication.
8. Les auteurs de la Politique de l’emprunt
linguistique donnent de « la » norme sociolinguistique une
définition discriminante : « Norme
qui, dans une langue donnée, fait la promotion d’un ensemble d’usages
considérés comme légitimes et qui sont valorisés, au détriment d’autres
usages. » (p. 27) Cette définition est très réductrice et ouvre la
voie à l’exclusion sociale. À ce sujet, je me permettrai de vous citer les
paroles d’un ancien député de votre parti, M. Pierre-Étienne Laporte, ancien président de la
Commission de protection de la langue française, puis de l’Office de la langue
française, puis du Conseil de la langue française (Commission permanente de la culture de
l’Assemblée nationale, séance du 5 septembre 1996) :
[…] il faut faire preuve, en
particulier dans le domaine pédagogique, pour qu'une fois qu'une variété
linguistique est reconnue comme la variété légitime on évite de créer de
l'exclusion sociale.
[…] entre nous et vous, il y a,
disons, un désaccord qui tient au besoin que nous ressentons d'être d'autant
plus prudents qu'ayant réussi à nous libérer de certaines exclusions que
d'autres avaient voulues pour nous, nous ne nous retrouvions pas à nous exclure
nous-mêmes ou à exclure par nous-mêmes certains de nos concitoyens qui ne se
placent pas seulement à différents niveaux d'une échelle de niveaux de langue,
mais qui parlent un français québécois populaire, comme certains de nos amis
français ont bien mis en évidence qu'en France il se parle – s'écrit,
c'est autre chose – un français populaire.
Lacordaire disait qu’« entre le fort et le faible, entre le riche
et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, et
la loi qui affranchit ». Il en va un peu de même en matière de
langue : c’est la connaissance de la langue standard, c’est son enseignement
à tous qui peuvent permettre de réduire, même de surmonter, la discrimination
sociale.
9. La Politique de l’emprunt linguistique n’est
pas à l’abri de la tautologie. C’est ainsi qu’on y
affirme qu’« un emprunt en usage en français au Québec est accepté […]
s’il est non récent, généralisé, implanté et qu’il est légitimé ». Si un emprunt est généralisé, c’est qu’il est
implanté ; et s’il est implanté, on peut croire qu’il est généralisé. On
comprend mal le subtil distinguo par lequel on nous invite « à ne pas
confondre emprunt généralisé et emprunt implanté » (p. 25).
10. Parmi les problèmes conceptuels que
contient le document, je mentionnerai aussi cette contradiction : on définit un emprunt généralisé comme
« employé par une grande proportion, voire la majorité des locutrices et
des locuteurs d’une collectivité » (p. 25) mais au paragraphe suivant
on écrit qu’un emprunt peut être « généralisé dans le corpus documentaire
consulté », ce qui réduit considérablement le spectre de la
généralisation. Cette contradiction met en lumière toute l’ambigüité de la
démarche de l’Office : l’Office devrait s’occuper en priorité des
vocabulaires techniques, pas de la langue de tous les jours (le gouvernement
québécois a justement subventionné à coups de millions un dictionnaire, Usito, basé à Sherbrooke, pour rendre compte de la
langue générale). Et il est alors normal qu’un emprunt spécialisé n’apparaisse
que dans un corpus documentaire technique (langue écrite) et qu’il ne soit pas
employé « par une grande proportion, voire la majorité des
locuteurs » (langue parlée).
11. Le document donne indistinctement
comme exemples des mots québécois empruntés surtout à l’anglais, quelques fois
à des langues autochtones, mais aussi des mots admis depuis longtemps dans les
dictionnaires généraux du français. Ils y ont été admis avant même que l’Office
existe. On n’a par conséquent jamais demandé à l’Office de se prononcer sur les
mots slalom (attesté en français
depuis 1905), manitou (1627), toundra (1876), etc., et on se demande
ce qu’ils viennent faire dans un énoncé de politique consacré aux emprunts en
français québécois.
12. La Politique de l’emprunt linguistique définit la langue standard
comme l’« ensemble des faits linguistiques qui, etc. ». C’est comme
si on définissait la médecine comme un ensemble de symptômes ou le droit comme un
ensemble de jugements. Un siècle après le Cours
de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, après les travaux du
Cercle linguistique de Prague sur la langue standard dans les années 1930, il
est pitoyable de voir que l’Office se contente de définir la langue standard
comme un ensemble de faits. Une langue standard, c’est une variété
linguistique, un dialecte, qui est utilisée dans l’enseignement et comme langue
de l’État. C’est un dialecte qui a réussi. Ou, comme on le dit souvent dans les
cours d’introduction à la linguistique, c’est un dialecte doté d’une armée et
d’une marine de guerre. Ce n’est pas un simple amoncellement de faits
linguistiques.
J’espère que ces commentaires
inciteront votre gouvernement à demander à l’Office québécois de la langue
française de revoir son document Politique
de l’emprunt linguistique.
Veuillez croire, Monsieur le Premier
Ministre, à l’expression de ma haute considération.
Jacques Maurais
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