mercredi 23 mai 2018

Philippique

Québec, le 14 mai 2018

Monsieur Philippe Couillard, premier ministre
835, boulevard René-Lévesque Est, 3e étage
Québec (Québec)
G1A 1B4

Objet : Politique de l’OQLF sur les anglicismes

Monsieur le Premier Ministre,

La langue française a toujours été au cœur de l’identité québécoise et c’est un gouvernement de votre parti qui a jugé essentiel en 1961 de créer l’Office de la langue française pour assurer le statut du français comme langue commune et en garantir la qualité. L’Office s’est fort bien acquitté de cette tâche dans les premières décennies de son existence. Malheureusement, il vient d’adopter une politique relative aux emprunts linguistiques (en pratique, cela désigne surtout les anglicismes) qui ne peut que ternir sa réputation et susciter des doutes quant à la volonté de votre gouvernement de promouvoir la langue française.

Dans le document Politique de l’emprunt linguistique du 31 janvier 2017, l’Office annonce que, dorénavant, il acceptera les anglicismes non récents (de plus de 15 ans), généralisés et légitimés.

On peut penser ce que l’on veut des emprunts et en particulier des anglicismes. Il est même légitime d’affirmer qu’ils enrichissent les langues emprunteuses. Mon propos n’est donc pas de vous demander que l’Office procède à une chasse aux anglicismes. Je veux plutôt attirer votre attention sur les nombreuses faiblesses, les insuffisances, les erreurs théoriques et les maladresses d’un document produit à même les fonds publics.

Mes commentaires sont assez théoriques. J’essaierai de les simplifier dans la mesure du possible.

1.- L’Office québécois de la langue française propose d’accepter les anglicismes non récents, c’est-à-dire de plus de 15 ans : pourquoi pas 7, 16 ou 25 ? L’Office ne donne aucune justification de ce choix qui n’est donc qu’arbitraire.
Par conséquent, un anglicisme sera accepté s’il est « non récent », en usage depuis plus d’une quinzaine d’années. C’est le cas de la quasi-totalité des anglicismes répertoriés dans le Dictionnaire des anglicismes de Colpron ou dans le Multidictionnaire.

2. L’un des critères d’acceptation des anglicismes est l’intégrabilité au système linguistique du français (p. 8). Beaucoup de nos emprunts anciens (de plus de 15 ans) sont très bien intégrés au système linguistique du français : les verbes tchéquer, souigner, matcher, flusher, etc., peuvent se conjuguer à tous les modes et à tous les temps (ex. : il faudrait que vous tchéquassiez ce que font les fonctionnaires de l’OQLF). L’édition 1997 du Bescherelle (retirée du commerce) précisait que ouatcher, dérincher et clutcher se conjuguent comme aimer. Peut-on soutenir qu’ils ne sont pas intégrés au système linguistique du français ?
Du point de vue phonétique, nos ancêtres ont francisé bien des emprunts : bumper (prononcé bommepeur), ouâguine, slaquer, toffe, etc. Ils sont donc intégrés au système linguistique.
Comment l’Office peut-il affirmer que le mot selfie (p. 14), utilisé quotidiennement par des millions de francophones, ne s’intègre pas au système linguistique du français ? En quoi milléniaux, présent dans 196 000 pages Internet, est-il moins intégrable que la proposition de l’Office millénariaux (5 040 pages Internet) ? D’ailleurs, dans son document, l’Office écrit le mot millénial en lui mettant un accent aigu (p. 14), ce qui est déjà un indice d’intégration au système linguistique du français. Et on voit très bien dans les nombreuses pages d’Internet où le mot est présent qu’il forme tout normalement son pluriel en –aux comme la quasi-totalité des mots français se terminant en –al.
On citait récemment dans Le Devoir (30 avril 2018) la sociolinguiste Shana Poplack (Université d’Ottawa) :
… presque chaque fois, l’emprunt est francisé immédiatement sur le plan grammatical et syntaxique. On dira : « J’ai “dealé”», « Une grosse beach », « Payer les bills » (sans prononciation du s). Ce processus se fait spontanément chez tous les locuteurs, peu importe leur niveau d’instruction.
Les auteurs de la Politique de l’emprunt linguistique n’ont pas vu que le critère d’intégrabilité au système linguistique du français est une arme à double tranchant. Et que l’utilisation ou non de ce critère ne peut être que discrétionnaire.

3. Mais ce qui est encore plus impardonnable, c’est que les auteurs de la Politique de l’emprunt linguistique n’ont pas compris ce qu’est vraiment le critère d’intégrabilité au système linguistique du français. Ainsi ils évoquent pour refuser l’expression hockey sur étang (pond hockey) sa non-intégration au système linguistique. Ils lui préfèrent hockey sur glace naturelle. Pourtant hockey sur étang est tout aussi intégré que l’équivalent proposé. S’il y a un problème, le système linguistique n’est pas en cause. Et problème il y a mais il se situe ailleurs : ce sport ne se joue pas que sur des étangs, il peut se jouer sur d’autres étendues d’eau glacée. C’est donc un problème de référent, pour utiliser un terme technique : le référent est l’objet (réel ou imaginaire) désigné par un mot. Il n’a aucun rapport direct au système linguistique. C’est pourquoi des mots différents peuvent désigner un même référent selon les langues : on a table en français et en anglais, mais Tisch en allemand, asztal en hongrois, mesa en espagnol, tavola en italien, etc. Par conséquent, préférer l’expression hockey sur glace naturelle à hockey sur étang n’a rien à voir avec le système linguistique, contrairement à ce qu’affirme l’Office.
Dans la Politique de l’emprunt linguistique, la plupart des exemples de non-intégration au système linguistique du français sont discutables et même faux. La non-intégration est décrétée de façon arbitraire.

4. Les auteurs de la Politique de l’emprunt linguistique montrent qu’ils n’ont rien compris non plus à l’intégrabilité au système linguistique quand ils affirment qu’« un calque en usage en français au Québec est accepté […] s’il est non récent, généralisé, implanté et légitimé, et qu’il est intégrable au système linguistique du français […]. » Or, le calque est par définition intégré, ce que nos auteurs n’ont pas vu. Car le calque est justement le moyen d’intégrer un emprunt : le français n’utilise pas l’emprunt intégral sky scraper mais le calque gratte-ciel. Dès sa première apparition en français, gratte-ciel était intégré au système linguistique ! Faire de l’intégrabilité au système linguistique un critère d’acceptation d’un calque est une absurdité.

5. L’énoncé de politique précise que l’emprunt doit aussi être « légitimé ». Qu’est-ce à dire ? À la page 25, on nous apprend qu’un emprunt légitimé est un « emprunt linguistique reçu dans la norme sociolinguistique d’une langue, accepté par la majorité des locutrices et des locuteurs d’une collectivité donnée. » La majorité des Québécois utilisent des anglicismes comme joke, à date, coconut, céduler, set de vaisselle, etc. : ils sont « généralisés » et « implantés » (sic, c’est une tautologie) ainsi qu’utilisés par la grande majorité des Québécois depuis bien plus de 15 ans. Et si les mots ont un sens, les anglicismes qui figurent depuis des décennies dans des textes de loi et dans des textes normatifs (pensons aux conventions collectives) doivent donc être aussi considérés comme légitimés.
À quelques reprises, la Politique de l’emprunt linguistique parle d’emprunts rejetés parce qu’ils sont « non légitimés » (p.ex. p. 16), sans plus d’explication. On ne sait pas qui décide de cette non-légitimation. Toutefois, l’ancienne présidente du Comité d’officialisation de l’Office a levé une partie du voile sur le processus de légitimation : « Seuls sont finalement admis les emprunts qui sont d’usage standard, couramment acceptés, voire valorisés dans les meilleurs écrits qui servent de référence au Québec et qu’on peut retrouver dans des ouvrages tels que le Multidictionnaire de la langue française et Usito » (Le Devoir, 27 septembre 2017). Or demande Nadine Vincent, professeur à l’Université de Sherbrooke, « sur qui se basent les ouvrages normatifs pour accepter ou critiquer un emploi : bien souvent sur l’OQLF ! » (Le Devoir, 29 septembre 2017). Le parfait cercle vicieux ! Admettons que tout cela ne fait pas très sérieux.

6. Le document de l’Office est loin d’être exempt de confusions. Ainsi, l’emprunt lexical est défini (p. 25) comme une « unité lexicale empruntée intégralement (forme et sens) ou partiellement (forme ou sens seulement) à une autre langue ». Essayons d’être le plus clair possible. Un emprunt lexical, c’est l’emprunt d’un mot. Quand on emprunte un mot, on emprunte à la fois non seulement sa forme sonore et graphique mais aussi son sens : par exemple, le mot iceberg en français a la même forme et le même sens qu’en anglais. Comment peut-on emprunter la forme seulement, sans le sens ? Pour ce faire, il faudrait, par exemple, que j’emprunte le mot anglais crumble et que je lui donne un sens qu’il n’a pas dans sa langue d’origine : au lieu de « croustade », je décide qu’il signifiera « pâté chinois ». Quelle absurdité, n’est-ce pas ? Les auteurs de la Politique pensaient peut-être à des mots comme footing ou pressing : mais ces mots n’existent pas dans ce sens en anglais, ce sont de faux emprunts, de faux anglicismes.

7. L’OQLF pose comme critère d’acceptation des anglicismes leur réception dans « la » norme sociolinguistique du français au Québec (p. 7). On parle de cette norme au singulier. Norme sociolinguistique unique, définie par on ne sait qui, en référence à on ne sait quel groupe. Cela est une absurdité. Car le Québec, comme toute société, n’est pas homogène. Les sociolinguistes savent bien qu’il existe plus d’une norme dans une société. Selon sa classe sociale, sa région, son groupe ethnique, son âge, etc., on a tendance à adopter des variétés non standard comme emblèmes de solidarité. À cela s’opposent des normes sociales qui agissent dans l’ensemble de la communauté et qui tendent à valoriser les usages considérés comme standard. Dans les faits, la plupart des personnes alternent, à des degrés divers, entre formes standard et formes non standard selon les situations de communication.

8. Les auteurs de la Politique de l’emprunt linguistique donnent de « la » norme sociolinguistique une définition discriminante : « Norme qui, dans une langue donnée, fait la promotion d’un ensemble d’usages considérés comme légitimes et qui sont valorisés, au détriment d’autres usages. » (p. 27) Cette définition est très réductrice et ouvre la voie à l’exclusion sociale. À ce sujet, je me permettrai de vous citer les paroles d’un ancien député de votre parti, M. Pierre-Étienne Laporte, ancien président de la Commission de protection de la langue française, puis de l’Office de la langue française, puis du Conseil de la langue française (Commission permanente de la culture de l’Assemblée nationale, séance du 5 septembre 1996) :

[…] il faut faire preuve, en particulier dans le domaine pédagogique, pour qu'une fois qu'une variété linguistique est reconnue comme la variété légitime on évite de créer de l'exclusion sociale.
[…] entre nous et vous, il y a, disons, un désaccord qui tient au besoin que nous ressentons d'être d'autant plus prudents qu'ayant réussi à nous libérer de certaines exclusions que d'autres avaient voulues pour nous, nous ne nous retrouvions pas à nous exclure nous-mêmes ou à exclure par nous-mêmes certains de nos concitoyens qui ne se placent pas seulement à différents niveaux d'une échelle de niveaux de langue, mais qui parlent un français québécois populaire, comme certains de nos amis français ont bien mis en évidence qu'en France il se parle – s'écrit, c'est autre chose – un français populaire.
Lacordaire disait qu’« entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit ». Il en va un peu de même en matière de langue : c’est la connaissance de la langue standard, c’est son enseignement à tous qui peuvent permettre de réduire, même de surmonter, la discrimination sociale.

9. La Politique de l’emprunt linguistique n’est pas à l’abri de la tautologie. C’est ainsi qu’on y affirme qu’« un emprunt en usage en français au Québec est accepté […] s’il est non récent, généralisé, implanté et qu’il est légitimé ». Si un emprunt est généralisé, c’est qu’il est implanté ; et s’il est implanté, on peut croire qu’il est généralisé. On comprend mal le subtil distinguo par lequel on nous invite « à ne pas confondre emprunt généralisé et emprunt implanté » (p. 25).

10. Parmi les problèmes conceptuels que contient le document, je mentionnerai aussi cette contradiction : on définit un emprunt généralisé comme « employé par une grande proportion, voire la majorité des locutrices et des locuteurs d’une collectivité » (p. 25) mais au paragraphe suivant on écrit qu’un emprunt peut être « généralisé dans le corpus documentaire consulté », ce qui réduit considérablement le spectre de la généralisation. Cette contradiction met en lumière toute l’ambigüité de la démarche de l’Office : l’Office devrait s’occuper en priorité des vocabulaires techniques, pas de la langue de tous les jours (le gouvernement québécois a justement subventionné à coups de millions un dictionnaire, Usito,  basé à Sherbrooke, pour rendre compte de la langue générale). Et il est alors normal qu’un emprunt spécialisé n’apparaisse que dans un corpus documentaire technique (langue écrite) et qu’il ne soit pas employé « par une grande proportion, voire la majorité des locuteurs » (langue parlée).

11. Le document donne indistinctement comme exemples des mots québécois empruntés surtout à l’anglais, quelques fois à des langues autochtones, mais aussi des mots admis depuis longtemps dans les dictionnaires généraux du français. Ils y ont été admis avant même que l’Office existe. On n’a par conséquent jamais demandé à l’Office de se prononcer sur les mots slalom (attesté en français depuis 1905), manitou (1627), toundra (1876), etc., et on se demande ce qu’ils viennent faire dans un énoncé de politique consacré aux emprunts en français québécois.

12. La Politique de l’emprunt linguistique définit la langue standard comme l’« ensemble des faits linguistiques qui, etc. ». C’est comme si on définissait la médecine comme un ensemble de symptômes ou le droit comme un ensemble de jugements. Un siècle après le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, après les travaux du Cercle linguistique de Prague sur la langue standard dans les années 1930, il est pitoyable de voir que l’Office se contente de définir la langue standard comme un ensemble de faits. Une langue standard, c’est une variété linguistique, un dialecte, qui est utilisée dans l’enseignement et comme langue de l’État. C’est un dialecte qui a réussi. Ou, comme on le dit souvent dans les cours d’introduction à la linguistique, c’est un dialecte doté d’une armée et d’une marine de guerre. Ce n’est pas un simple amoncellement de faits linguistiques.

J’espère que ces commentaires inciteront votre gouvernement à demander à l’Office québécois de la langue française de revoir son document Politique de l’emprunt linguistique.


Veuillez croire, Monsieur le Premier Ministre, à l’expression de ma haute considération.

Jacques Maurais

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