Lorsqu’il y a trente-quatre ans le narrateur de cette grave et
sombre histoire introduisait au milieu d’un ouvrage écrit dans le même but que
celui-ci un voleur parlant argot, il y eut ébahissement et clameur. —
Quoi ! comment ! l’argot ? Mais l’argot est affreux ! mais
c’est la langue des chiourmes, des bagnes, des prisons, de tout ce que la
société a de plus abominable ! etc., etc., etc.
Nous
n’avons jamais compris ce genre d’objections.
Depuis,
deux puissants romanciers, dont l’un est un profond observateur du cœur humain,
l’autre un intrépide ami du peuple, Balzac et Eugène Süe, ayant fait parler des
bandits dans leur langue naturelle comme l’avait fait en 1828 l’auteur du Dernier jour d’un condamné [c’est-à-dire Hugo lui-même],
les mêmes réclamations se sont élevées. On a répété : — Que nous veulent
les écrivains avec ce révoltant patois ? l’argot est odieux ! l’argot
fait frémir !
‑ Victor Hugo, Les
misérables, Livre septième, chapitre 1
L’autre
jour j’entendais Michel Onfray qui disait qu’il venait de lire Les Misérables. Il précisait : et
non de relire, comme se plaisent à le
dire des prétentieux qui lisent une œuvre pour la première fois. Cela m’a donné
l’idée de me plonger dans cette œuvre : oserais-je dire de m'y replonger ? Ce serait un peu exagéré car, dans mes années de collège, je
ne l’avais lue que dans la version fortement abrégée des classiques Larousse.
Arrivé
au chapitre sur l’argot, je me suis étonné que lors de notre célèbre « querelle
du joual » (qui n’est sûrement plus célèbre pour les moins de vingt ans –
et même chez les moins de quarante ans) on n’ait pas évoqué les pages que Hugo
a consacrées à l’argot. Du moins, si cela a été fait, je n’en ai gardé aucun souvenir.
J’extrais quelques citations qui, me semble-t-il, auraient été de nature à apaiser
nos débats en montrant que des réactions de ce genre ne sont pas nouvelles.
Cela aurait permis de relativiser les critiques adressées au partisans de l’usage
du joual en littérature :
Le penseur qui se détournerait de l’argot ressemblerait à un chirurgien
qui se détournerait d’un ulcère ou d’une verrue. Ce serait un philologue
hésitant à examiner un fait de la langue, un philosophe hésitant à scruter un
fait de l’humanité. Car, il faut bien le dire à ceux qui l’ignorent, l’argot
est tout ensemble un phénomène littéraire et un résultat social. Qu’est-ce que
l’argot proprement dit ? L’argot est la langue de la misère.
[…]
[…] …la misère a inventé une langue de combat qui est l’argot.
[…] …si la langue qu’a parlée une nation ou une province
est digne d’intérêt, il est une chose plus digne encore d’attention et d’étude,
c’est la langue qu’a parlée une misère.
[…]
On a peine à la reconnaître. Est-ce bien la langue française, la grande
langue humaine ?
[…]
Quand on écoute, du côté des honnêtes gens, à la porte de la société, on
surprend le dialogue de ceux qui sont dehors. On distingue des demandes et des
réponses. On perçoit, sans le comprendre, un murmure hideux, sonnant presque
comme l’accent humain, mais plus voisin du hurlement que de la parole. C’est
l’argot. Les mots sont difformes, et empreints d’on ne sait quelle bestialité
fantastique. On croit entendre des hydres parler.
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