Le vent et le soleil avaient donné à son visage farouche la couleur et la texture du papier d’émeri […].
Boris Akounine, Le Faucon et l’Hirondelle, p. 156
La lecture de ce passage du dernier roman de Boris Akounine m’a amené à aller voir comment le Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française avait bien pu traiter papier d’émeri / papier sablé. Je dois ajouter une fois de plus que je me contente de jeter un regard simplement descriptif sur les pratiques du GDT. Je ne tiens pas à imposer une norme, qu’elle soit exogène ou endogène. Il est beaucoup plus amusant de se contenter de souligner les contradictions et les omissions du GDT, je vous assure !
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Papier sablé est-il un anglicisme ? Le GDT élude la question : « Le terme papier sablé, critiqué à tort, dont l'emploi est généralisé au Québec, apparaît tout à fait acceptable puisqu'il est construit selon un modèle syntaxique et sémantique parfaitement conforme au système du français. » « Critiqué à tort ? » D’abord, pourquoi est-il critiqué ? On ne nous le dit pas. Et on aimerait connaître les raisons pour lesquelles cette critique n’est pas recevable. Ce que la fiche ne dit pas, c’est que depuis plus d’un siècle (au moins depuis le Dictionnaire de nos fautes contre la langue française de Raoul Rinfret, 1896, mais qui se base sur des sources plus anciennes) le terme papier sablé est considéré comme un anglicisme. Peut-être à tort, mais il faudrait le démontrer clairement. La fiche donne un début d’explication mais sans dire que ce serait pour réfuter l’opinion voulant que papier sablé soit un anglicisme (d’ailleurs considéré comme tel dans un autre document de l’Office, voir note 1) : « En toute logique, le second élément d'un terme composé désignant un type de papier abrasif devrait correspondre à la matière abrasive qui recouvre ce papier (sable, émeri, etc.). » Mais alors, pour être tout à fait logique, il faudrait aussi proposer papier de sable, sur le modèle de papier de verre et de papier d’émeri (dans l’ensemble des pages d’Internet rédigées en français, papier de sable, que la fiche ne mentionne pas, est plus attesté que papier sablé).
Dans sa Méthodologie du travail terminologique (chapitre 3.6.3), le Bureau de la traduction à Ottawa qui, dans sa base Termium, accepte pourtant le terme papier sablé, pose la question « Lesquels des termes suivants sont calqués sur l’anglais? » et donne la réponse suivante pour papier sablé :
Un document de l’Office traduit la même ambivalence puisque papier sablé y est considéré comme un anglicisme(1), ce que ne relève pas explicitement la fiche du GDT – pourquoi braquer les projecteurs sur un terme que l’on a décidé d’accepter ? Comme l’a écrit une personne dont j’ai critiqué le mémoire de maîtrise, ce qui m’a valu la visite d’un alguazil, mais avec laquelle je me trouve pour une fois et par hasard en accord : « […] quand un anglicisme est accepté [par l’ancien Office de la langue française, le texte a été écrit en 1990], on passe sous silence le fait qu’il s’agit d’un anglicisme […]. Il semble qu’on ne puisse pas avouer ouvertement qu’on accepte, souvent parce qu’inévitable, un emploi d’origine anglaise. En revanche, les anglicismes (ou les mots perçus comme tels) qui sont rejetés sont bien identifiés et leur origine est souvent invoquée comme raison principale du rejet […]. »
J’ai voulu vérifier, en me servant de Google, la fréquence d’utilisation des différents termes mentionnés dans la fiche du GDT. Une évidence m’est apparue dès le début de mes recherches : le GDT avait oublié deux termes, papier de sable et papier à sabler, qui se sont révélés assez usités dans les pages Web :
Termes | Tout google, langue : français | % | Langue : français; domaine : .ca | % | Langue : français; domaine : .fr | % |
Papier abrasif | 378 000 | 17,4 | 26 600 | 11,8 | 161 000 | 7,6 |
Papier sablé | 99 500 | 4,6 | 30 300 | 13,4 | 8 960 | 0,4 |
Papier de sable | 119 000 | 5,5 | 8 | 0,0 | 1 660 | 0,1 |
Papier émeri | 52 500 | 2,4 | 555 | 0,2 | 14 600 | 0,7 |
Papier d’émeri | 50 200 | 2,3 | 14 300 | 6,3 | 1 800 | 0,1 |
Papier de verre | 1 130 000 | 52,0 | 125 000 | 55,4 | 1 770 000 | 84,0 |
Papier verre | 174 000 | 8,0 | 1 500 | 0,7 | 90 200 | 4,3 |
Papier à poncer | 111 000 | 5,1 | 8 810 | 3,9 | 57 800 | 2,7 |
Papier verré | 3 600 | 0,2 | 9 | 0,0 | 342 | 0,0 |
Papier à sabler | 54 000 | 2,5 | 18 500 | 8,2 | 66 | 0,0 |
Total | 2 171 800 | 100,0 | 225 582 | 100,0 | 2 106 428 | 100,0 |
Résultats Google, 6 et 7 novembre 2011. La fiche du GDT dit que « dans l'usage, on ne fait pas [la] distinction, et les termes papier de verre, papier verré, papier sablé, papier émeri et papier d'émeri sont employés indifféremment » ; c’est pourquoi j’ai mis les différents termes dans le même tableau.
Mais le fait le plus criant que révèle ce tableau, et qui m’étonne moi-même, je ne me gêne pas pour l’avouer : papier de verre est le terme le plus courant tant au Québec (52 %) qu’en France (84 %). Je me serais attendu à ce que papier sablé figurât en premier au Québec. Comme quoi on a tort de se fier à ses propres impressions pour décrire l’usage du français au Québec (je vous renvoie à mon billet « La terminologie au gré des vents »).
Papier à sabler vient en quatrième lieu dans les pages Internet canadiennes. Comme on le voit par l’illustration suivante, il sert comme traduction de sand paper au même titre que papier sablé :
Source : Ugarit.ca |
Un mot encore en rapport avec papier à sabler. Il est intéressant de lire ce que dit du verbe sabler la fiche poncer : « Le verbe sabler, souvent présenté dans ce sens comme un calque de l'anglais à éviter, est un québécisme tout à fait conforme au système du français sur le plan sémantique, puisque, tout comme poncer, il fait référence à l'action de décaper, à l'utilisation d'une matière abrasive. » Oh là ! Sabler ne s’applique pas à une matière abrasive quelconque, à une façon de décaper en général mais uniquement à la technique qui utilise le sable sous forme de jet : « Décaper, dépolir à l'aide d'un jet de sable » (Trésor de la langue française informatisé) – pas en frottant avec un papier. Mais il y a longtemps que nous avons constaté que le GDT ne s’enfarge pas dans les nuances sémantiques.
Notons aussi une incohérence par rapport à la pratique habituelle du GDT, que nous avons d’ailleurs déjà critiquée : car, pour une fois, on ne trouve pas les marques [Québec] ou [langue courante]. Pourtant, on nous dit que le mot « papier sablé, critiqué à tort, […] est généralisé au Québec. » Le GDT n’est pas logique avec lui-même.
Quand on est bouché à l’émeri, il faut prendre un médicament. Les Anciens auraient sans doute recommandé l’ellébore d’Anticyre. Pareil remède, ou son équivalent moderne, devrait permettre de fournir les conditions idéales pour disserter sur la [langue] courante.
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(1) « Cette orientation pourrait également conduire à l’exclusion de québécismes d’emprunt (fin de semaine, aréna, centre-jardin, papier sablé, changement d’huile, dépôt direct, etc.), pour la seule raison qu’ils ne sont pas utilisés en français d’Europe » (Christiane Loubier, De l’usage de l’emprunt linguistique, Office québécois de la langue française, 2011, p. 28). « L’emprunt est accepté : […] S’il s’agit d’un québécisme d’emprunt implanté dans l’usage et adapté aux normes sociolinguistiques québécoises. L’emprunt est accepté s’il répond au critère 2. Exemples : centre jardin, aréna, changement d’huile, papier sablé » (p. 56).
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