Je n’ai pas l’intention de prendre position en ce qui concerne les appellations en concurrence saut-de-mouton et pont d’étagement. Je me contenterai de présenter ce qui m’apparaît
comme des incohérences qui se sont développées au fil des années.
Rappelons la définition que donne
maintenant de saut-de-mouton le Grand
Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française
(OQLF): « Dispositif ferroviaire, constitué d'un pont ou d'un tunnel, qui
permet le passage d'une voie ferrée, sur une courte distance, au-dessus ou en
dessous d'une autre afin d'éviter le croisement à niveau » (fiche de 2013).
Plutôt que de « dispositif »,
quelqu’un qui aurait eu un minimum de connaissances en terminologie ou en
lexicographie aurait parlé d’un ouvrage, et même d’un ouvrage d’art. Voilà avec
quelle légèreté on rédige une définition.
Mais il y a encore mieux. Dans la note
apparaissant sur la même fiche, on lit : « Bien que plusieurs dictionnaires d'usage
relèvent ce terme dans le domaine routier, les spécialistes ne l'utilisent bel
et bien que pour parler d'un dispositif ferroviaire. »
La chose est admirable et ne saurait être
passée sous silence : pour une rare fois depuis une quinzaine d’années, l’Office
décide de faire de la terminologie ! Ou du moins invoque-t-il la
technicité d’un terme pour le préférer à un autre terme qui serait utilisé plutôt
dans la vie courante. La situation est cocasse quand on se rappelle que le même
Office considère comme relevant de la « langue courante » des
dialectalismes comme mocauques ou pommes de pré guère connus que dans
quelques villages de l’extrême Est du Québec (voir la fiche « canneberge »
dont j’ai amplement parlé, cliquer ici pour lire mon billet). Mais tous les
arguments peuvent servir quand il s’agit de ne pas mécontenter le ministère des
Transports comme on l’a vu dans un autre cas, celui de détour que l’Office a normalisé au détriment de déviation (plus de détails en cliquant ici).
L’Office a encore en ligne dans sa « bibliothèque
virtuelle » l’avis de normalisation qui contredit la fiche de 2013 car la note
y dit bien que saut-de-mouton est synonyme
de passage supérieur ou inférieur et que « Les passages
supérieur ou inférieur ont pour but de supprimer les croisements de routes». Donc
l’Office lui-même affirme (ou a déjà affirmé) que le mot saut-de-mouton ne s’utilise pas uniquement dans le domaine ferroviaire,
à preuve :
En d’autres termes, dans deux documents
différents, l’Office a affirmé la même année une chose et son contraire.
Mais il y a
encore mieux. Dans une fiche de l’Office datant de 2006 reproduite en 2007 sur le site d’Impératif français, on lit : « Quant à l’expression pont d’étagement,
une création inutile et boiteuse [aujourd’hui
pourtant préconisée par l’Office] venant doubler le terme technique
français saut-de-mouton, elle doit être évitée au profit de ce dernier
terme qui est établi dans la terminologie des ouvrages d’art routiers et
ferroviaires en Europe et au Canada (ex. : Loi sur la sécurité
ferroviaire, art. 13 [6]). »
L’ancien directeur du Comité de
linguistique de Radio-Canada, Robert Dubuc, a fait paraître l’analyse suivante le
28 février 2007 :
[…]
Qu'est-ce
qu'un saut-de-mouton?
D'après Le Grand Robert
(Rey, 1985), saut-de-mouton désigne « le passage d'une voie ferrée ou d'une
route au-dessus d'une autre pour éviter les croisements ». La Nouvelle
encyclopédie du monde Quillet (Lemiaire, 1962) est plus explicite : « Ouvrage
d'art, adapté pour permettre la suppression [des croisements], en faisant
passer l'une des voies considérées au-dessus ou au-dessous de l'autre. » Le
Nouveau Larousse encyclopédique (Maurbourguet, 1994) corrobore à peu de chose
près la définition du Grand Robert. Dans ces deux définitions, c'est le choix
de l'incluant passage qui laisse perplexe, un passage étant un endroit par où
l'on passe et non une structure. Le terme ouvrage d'art, utilisé par le
Quillet, correspond mieux à la réalité que nous connaissons.
[…]
Où en
sommes-nous ?
Le Grand dictionnaire
terminologique de l'Office québécois de la langue française consigne bien
l'emploi de saut-de-mouton, dans le domaine routier, avec une définition qui
rappelle celles des dictionnaires Larousse et Robert déjà cités. L'incluant
passage y est repris, à tort, croyons-nous. Il conviendrait de donner à
saut-de-mouton une définition plus adéquate : « Ouvrage d'art ou
structure permettant le passage d'une voie ferrée ou d'une route au-dessus
d'une autre pour éviter les croisements. » Cette définition nous fait bien
voir que le terme désigne nettement ce qu'on appelle ici improprement
"viaduc".
Faudrait-il se résigner
à l'emploi régional de viaduc ? Les langues de spécialité ne sont pas le
lieu d'élection des régionalismes. En saine terminologie, on les évite dans
toute la mesure du possible pour donner plus de rigueur et d'efficacité aux
énoncés. […]
Dans un document produit par un organisme
du gouvernement fédéral, rien de moins que l’Office des transports du Canada, on
trouve cette définition de saut-de-mouton
qui ne correspond pas exactement à celle de l’Office : « Ouvrage qui, avec ses
approches, est conçu pour permettre le croisement du trafic routier et
ferroviaire à différentes élévations. » Rappelons que pour l’Office, « les spécialistes
ne l'utilisent bel et bien [le mot saut-de-mouton]
que pour parler d'un dispositif ferroviaire. » Tous les spécialistes ?
Apparemment pas ceux de l’Office des transports du Canada.
Le lecteur aura compris que, dans toute
cette histoire, Panurge peut bien perdre ses moutons et on ne peut que
sympathiser avec lui.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire