lundi 2 février 2015

Panurge terminologue ou comment Panurge ne parvient pas à retrouver ses moutons


Je n’ai pas l’intention de prendre position en ce qui concerne les appellations en concurrence saut-de-mouton et pont d’étagement. Je me contenterai de présenter ce qui m’apparaît comme des incohérences qui se sont développées au fil des années.


Rappelons la définition que donne maintenant de saut-de-mouton le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF): « Dispositif ferroviaire, constitué d'un pont ou d'un tunnel, qui permet le passage d'une voie ferrée, sur une courte distance, au-dessus ou en dessous d'une autre afin d'éviter le croisement à niveau » (fiche de 2013).


Plutôt que de « dispositif », quelqu’un qui aurait eu un minimum de connaissances en terminologie ou en lexicographie aurait parlé d’un ouvrage, et même d’un ouvrage d’art. Voilà avec quelle légèreté on rédige une définition.


Mais il y a encore mieux. Dans la note apparaissant sur la même fiche, on lit : « Bien que plusieurs dictionnaires d'usage relèvent ce terme dans le domaine routier, les spécialistes ne l'utilisent bel et bien que pour parler d'un dispositif ferroviaire. »


La chose est admirable et ne saurait être passée sous silence : pour une rare fois depuis une quinzaine d’années, l’Office décide de faire de la terminologie ! Ou du moins invoque-t-il la technicité d’un terme pour le préférer à un autre terme qui serait utilisé plutôt dans la vie courante. La situation est cocasse quand on se rappelle que le même Office considère comme relevant de la « langue courante » des dialectalismes comme mocauques ou pommes de pré guère connus que dans quelques villages de l’extrême Est du Québec (voir la fiche « canneberge » dont j’ai amplement parlé, cliquer ici pour lire mon billet). Mais tous les arguments peuvent servir quand il s’agit de ne pas mécontenter le ministère des Transports comme on l’a vu dans un autre cas, celui de détour que l’Office a normalisé au détriment de déviation (plus de détails en cliquant ici).


L’Office a encore en ligne dans sa « bibliothèque virtuelle » l’avis de normalisation qui contredit la fiche de 2013 car la note y dit bien que saut-de-mouton est synonyme de passage supérieur ou inférieur et que « Les passages supérieur ou inférieur ont pour but de supprimer les croisements de routes». Donc l’Office lui-même affirme (ou a déjà affirmé) que le mot saut-de-mouton ne s’utilise pas uniquement dans le domaine ferroviaire, à preuve :
 
Cliquer sur l'image pour l'agrandir


En d’autres termes, dans deux documents différents, l’Office a affirmé la même année une chose et son contraire.


Mais il y a encore mieux. Dans une fiche de l’Office datant de 2006 reproduite en 2007 sur le site d’Impératif français, on lit : « Quant à l’expression pont d’étagement, une création inutile et boiteuse [aujourd’hui pourtant préconisée par l’Office] venant doubler le terme technique français saut-de-mouton, elle doit être évitée au profit de ce dernier terme qui est établi dans la terminologie des ouvrages d’art routiers et ferroviaires en Europe et au Canada (ex. : Loi sur la sécurité ferroviaire, art. 13 [6]). »


L’ancien directeur du Comité de linguistique de Radio-Canada, Robert Dubuc, a fait paraître l’analyse suivante le 28 février 2007 :
[…]
Qu'est-ce qu'un saut-de-mouton?
D'après Le Grand Robert (Rey, 1985), saut-de-mouton désigne « le passage d'une voie ferrée ou d'une route au-dessus d'une autre pour éviter les croisements ». La Nouvelle encyclopédie du monde Quillet (Lemiaire, 1962) est plus explicite : « Ouvrage d'art, adapté pour permettre la suppression [des croisements], en faisant passer l'une des voies considérées au-dessus ou au-dessous de l'autre. » Le Nouveau Larousse encyclopédique (Maurbourguet, 1994) corrobore à peu de chose près la définition du Grand Robert. Dans ces deux définitions, c'est le choix de l'incluant passage qui laisse perplexe, un passage étant un endroit par où l'on passe et non une structure. Le terme ouvrage d'art, utilisé par le Quillet, correspond mieux à la réalité que nous connaissons.
[…]
Où en sommes-nous ?
Le Grand dictionnaire terminologique de l'Office québécois de la langue française consigne bien l'emploi de saut-de-mouton, dans le domaine routier, avec une définition qui rappelle celles des dictionnaires Larousse et Robert déjà cités. L'incluant passage y est repris, à tort, croyons-nous. Il conviendrait de donner à saut-de-mouton une définition plus adéquate : « Ouvrage d'art ou structure permettant le passage d'une voie ferrée ou d'une route au-dessus d'une autre pour éviter les croisements. » Cette définition nous fait bien voir que le terme désigne nettement ce qu'on appelle ici improprement "viaduc".

Faudrait-il se résigner à l'emploi régional de viaduc ? Les langues de spécialité ne sont pas le lieu d'élection des régionalismes. En saine terminologie, on les évite dans toute la mesure du possible pour donner plus de rigueur et d'efficacité aux énoncés. […]


Dans un document produit par un organisme du gouvernement fédéral, rien de moins que l’Office des transports du Canada, on trouve cette définition de saut-de-mouton qui ne correspond pas exactement à celle de l’Office : « Ouvrage qui, avec ses approches, est conçu pour permettre le croisement du trafic routier et ferroviaire à différentes élévations. » Rappelons que pour l’Office, « les spécialistes ne l'utilisent bel et bien [le mot saut-de-mouton] que pour parler d'un dispositif ferroviaire. » Tous les spécialistes ? Apparemment pas ceux de l’Office des transports du Canada.


Le lecteur aura compris que, dans toute cette histoire, Panurge peut bien perdre ses moutons et on ne peut que sympathiser avec lui.


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