jeudi 30 octobre 2025

In memoriam Louis-Jean Calvet


Je viens d’apprendre le décès de Louis-Jean Calvet, figure marquante de la sociolinguistique francophone.

Extrait du communiqué de Michelle Auzanneau :

C’est avec une grande tristesse que je vous annonce le décès de Louis-Jean Calvet. Il est parti hier, 29 octobre, dans le pays qui l’a vu naître en 1942, la Tunisie.

Pionnier de la sociolinguistique française, son travail a marqué et influencé la réflexion de nombre de chercheuses et de chercheurs à travers le monde. Après avoir enseigné à l’université René Descartes-Sorbonne, créé le Laboratoire de sociolinguistique et la revue Plurilinguismes dans cette même université, il a poursuivi ses activités à l’université d’Aix-en-Provence jusqu’à sa retraite. Une retraite qui n’a pas mis de terme à ses activités, bien au contraire.

Défricheur, érudit, chercheur infatigable, ayant continuellement un ouvrage en cours, une conférence à donner, un avion à prendre, il nous laisse un héritage intellectuel considérable dans de nombreux domaines. Spécialiste de la chanson française, il connaissait ce monde de l’intérieur, y comptait des amis proches et a produit plusieurs biographies d’auteurs. Les nombreux hommages qui lui ont été rendus (colloques, ouvrages, BD) et son autobiographie témoignent de son œuvre.

*   *   *

J’ai connu personnellement Louis-Jean Calvet en 1997 quand je suis devenu membre du comité scientifique du réseau Sociolinguistique et dynamique des langues de l’Agence universitaire de la Francophonie. Nous avons participé ensemble aux Journées scientifiques du réseau à Rabat et à Ouagadougou. Ensemble nous avons été membres du comité scientifique des revues Marges linguistiques et de la Revista de Llengua i Dret. Il s’intéressait beaucoup à la chanson et j’ai été étonné, lors de sa dernière visite à Québec, de l’entendre me parler des Cowboys fringants.

 

Journées scientifiques de Rabat
Au premier rang, LJC est le deuxième à partir de la droite


 

mardi 28 octobre 2025

Tenir les cordons du poêle


Récemment, au cours d’une recherche, je suis tombé sur une expression que je ne connaissais pas : les coins du poêle, tenir les coins du poêle.

Usito définit ainsi poêle :

 


Comme à son habitude, Usito présente une version tronquée de la définition du Trésor de la langue française informatisé (TLFi) :

RELIG. CATH.

A. − Drap funéraire de couleur noire pour un adulte, blanche pour un enfant, qui recouvre un cercueil lors d'une cérémonie mortuaire, et dont les cordons sont tenus par des assistants durant le cortège. Le cercueil était porté par des marins, et entouré par les autorités de Saint-Malo, qui tenaient les cordons du poêle funèbre (J.-J. Ampère, Corresp., 1848, p.166).

Comparaison :

TLFi : Drap funéraire de couleur noire pour un adulte, blanche pour un enfant, qui recouvre un cercueil lors d'une cérémonie mortuaire, et dont les cordons sont tenus par des assistants durant le cortège.

Usito : Drap mortuaire, noir pour un adulte, blanc pour un enfant, recouvrant un cercueil lors de funérailles.

Le TLFi a été publié entre 1971 et 1994. Usito est un ouvrage en ligne (depuis 2009), pouvant en principe être mis à jour régulièrement. Il est donc curieux de constater qu’Usito ne signale pas que l’acception de poêle « drap funéraire » est vieillie, la coutume de tenir les coins d’un drap funéraire ayant même disparu  avec le drap lui-même. Pourtant les promoteurs d’Usito n’ont cessé de vanter leur système de marquage des mots qui, dans le cas présent, est déficient.

Source : Fédération québécoise des sociétés de généalogie

Le dictionnaire de l’Académie, dont on a l’habitude de se gausser, offre une définition qui tient davantage compte des coutumes contemporaines :

Drap mortuaire noir ou violet dont on couvre le cercueil lors des cérémonies funèbres. Expr. Tenir les cordons du poêle, naguère, tenir les cordonnets reliés à ce drap et, aujourd’hui, marcher à côté du cercueil ou immédiatement derrière.

Je n’ai trouvé qu’une attestation récente de coins du poêle dans la presse québécoise, encore s’agit-il d’une citation d’un texte de 1918 : « porteurs des coins du poêle » (Aux quatre coins, Journal communautaire d’Ascot Corner, avril 2014, volume XXIX/3).

Dans le Bulletin du parler français au Canada (avril 1903, dans la section « Sarclures »), j’ai trouvé cette citation : « Les coins du poèle étaient six pompiers. » Avec cette critique : « On écrit poêle. Et puis, des pompiers qui sont des coins de Poêle !... Lisez : “ Les coins (ou les cordons) du poêle étaient portés (ou tenus) par six pompiers” ». Oublions le fait qu’il y avait six coins… La graphie critiquée, poèle, est pourtant celle que l’on trouve dans Littré (« poèle : Drap dont on couvre le cercueil pendant les cérémonies funèbres, et dont quelquefois, par honneur, les coins sont tenus, pendant la marche du convoi, par certaines personnes »).

 

lundi 27 octobre 2025

Jusqu’où peut-on descendre dans l’anglicisation?

  

Capture d'écran du Soleil, quotidien de Québec:

 


Quand on sait le français, on ne dit pas « prendre la rue » mais « descendre dans la rue » ou « manifester ». En revanche, en anglais on dit «to take to the street».

 

lundi 20 octobre 2025

Délivrez plutôt Boualem!

 

Élisabeth Borne a assuré samedi « avoir délivré » la feuille de route fixée par Emmanuel Macron (Le Figaro, 10 juillet 2023)

À force de « délivrer », Élisabeth Borne s'est abîmée : elle a utilisé 23 fois l'article 49-3 de la Constitution… (Mediapart, 24 décembre 2023)

Sur la Grèce, l'Europe, la conjoncture française et les réformes, Emmanuel Macron voulait délivrer un message optimiste (L’Express, 24 juin 2015)

La capacité de l'État à “délivrer du concret” est devenue le grand enjeu du quinquennat (Le Monde, 22 juillet 2019

… lorsque le Président lui demande en janvier 2025 de rendre possible le règlement des péages par téléphone, réagissant à la vidéo TikTok d’un conducteur disant avoir été mis à l’amende pour cela, Bruno Retailleau assure à La Dépêche : "Si c’est le Président qui le demande. Un ministre est là pour délivrer." (La Dépêche, 17 octobre 2025)

Dans la Macronie on délivre mais Boualem Sansal n’est toujours pas libéré.

Cet usage du verbe délivrer vient vraisemblablement de l’anglais, où il est d’ailleurs critiqué. Dans son dernier roman, Our Evenings, l’écrivain britannique Alan Hollinghurst met ces mots dans la bouche d’un personnage qui est ministre des Arts :

‘We’re tightening our belts in the Arts sector’, said Giles, ‘as everyone of us is in all areas of life. But we’re committed to delivering a leaner, better future for our theatres and orchestras and arts organizations’. I think it was the first time I’d heard the cant use of ‘deliver’ […] (Our Evenings, p. 422)

Le romancier traite cet usage de jargon. La définition de cant dans Wikipedia est limpide : « A cant is the jargon or language of a group, often employed to exclude or mislead people ».



*   *   *

Autre exemple de jargonnage, la locution être en capacité, fréquente dans la bouche de l’actuel président de la France quand il ne zozote pas en anglais : « Il faut être en capacité de financer les start-up très vite et très fort » (Libération, 9 novembre 2015). Pour Radio-France, « ce ne sont pas les libéraux qui ont importé ce terme managérial en politique mais la gauche. Ségolène Royal, en 2007, l’utilisait déjà beaucoup » (« Pourquoi la locution "être en capacité" a remplacé le verbe "pouvoir" dans le langage politique ? »,  Radio-France, 7 mai 2020).

*   *   *

Dernier exemple de jargonnage, l’emploi de l’adjectif orthogonal :

Le sénateur Max Brisson, porte-parole du groupe LR : "Nous avons un certain nombre de décisions prises par le gouvernement de monsieur Lecornu qui sont orthogonales de nos valeurs et de nos convictions" (site TF1, 15 octobre 2025)

… l'ex porte-parole du gouvernement Sophie Primas assure sur RTL "ne pas avoir que des désaccords avec le RN". "S'il y a un contrat de gouvernement avec des idées et des mesures qui ne sont pas orthogonales à nos convictions, eh bien travaillons ensemble", lance encore cette très proche de Gérard Larcher avant de finalement rétropédaler et de ne plus assumer cette tentative d'union des Droites. » (site BFMTV; L’Humanité, 8 octobre 2025)

Des mesures qui ne sont pas orthogonales à nos convictions ?

Encore une fois, cet usage vient vraisemblablement de l’anglais même si je ne l’ai pas trouvé dans les ouvrages de référence majeurs accessibles en ligne (Oxford, Cambridge, Collins) à l’exception du Wiktionary. Dans le site English Language and Usage, on signale qu’orthogonal peut signifier « not relevant » ou « unrelated » et on trouve cet exemple : « I'm not fighting you. Our opinions differ, that's all. They're orthogonal ». Un juge américain s’est même étonné de l’usage de ce mot, comme le rapporte le Washington Post (12 janvier 2010) :

Supreme Court justices deal in words, and they are always on the lookout for new ones.

University of Michigan law professor Richard D. Friedman discovered that Monday when he answered a question from Justice Anthony M. Kennedy, but added that it was "entirely orthogonal" to the argument he was making in Briscoe v. Virginia.

Friedman attempted to move on, but Chief Justice John G. Roberts Jr. stopped him.

"I'm sorry," Roberts said. "Entirely what?"

"Orthogonal," Friedman repeated, and then defined the word: "Right angle. Unrelated. Irrelevant."

Il y a 55 ans, Robert Beauvais avait écrit L’hexagonal tel qu’on le parle pour décrier le langage prétentieux à la mode en politique, à la télévision, dans l'université. La langue a depuis évolué. On parle maintenant l’orthogonal dans les hautes sphères du pouvoir en France.

 

lundi 22 septembre 2025

L’intégrabilité des emprunts/2


Dans mon billet du 28 mars 2023 sur l’intégrabilité des emprunts, j’annonçais une suite qui porterait sur les critères sémantiques d’intégration.

Rappelons d’abord ce qu’est un anglicisme sémantique. C’est un sens nouveau donné à un mot français sous l’influence de l’anglais. Comme le disait le premier (1980) Énoncé d’une politique relative à l’emprunt de formes linguistiques étrangères de l’Office (pas encore québécois) de la langue française : « L’emprunt sémantique peut se produire sous l’influence de formes apparentées (to realize, réaliser) ou d’une correspondance de sens entre les deux mots, mais dans un autre champ de signification » (copy, copie pour désigner un exemplaire de livre).

Il faut distinguer l’emprunt sémantique du calque. Ce dernier est la traduction littérale en français d’une expression d’une autre langue (low profile, profil bas). La notion de calque s’applique également à un mot simple, analysable en éléments, que l’on traduit littéralement (listing, listage). Pour qu’il y ait calque, il faut donc qu’il y ait au moins deux éléments (deux unités minimales porteuses de sens).

Ces distinctions ont été rendues plus obscures dans les deux versions subséquentes de politique des emprunts linguistiques de l’Office québécois de la langue française (OQLF).

Raisonnons à partir de quelques exemples.

Bris d’égalité est une traduction littérale de tie break. Pour le Grand Dictionnaire terminologique (GDT), « bris d'égalité est un calque morphologique acceptable du terme anglais tie-break, qui s'intègre bien au système morphosémantique du français. » Sur ce calque, je citerai le linguiste français Louis-Jean Calvet :

Début mai, étant à Québec pour un colloque, j'avais noté un usage proprement québécois dans le vocabulaire du tennis consistant à utiliser bris d'égalité à la place de l'anglais tie break pour désigner ce qu'on appelle en français hexagonal jeu décisif […]. Je me rends compte aujourd'hui que l'expression est généralisée : balle de bris pour balle de break, briser le service du rival, avoir une chance de bris, etc. Ce qui est frappant, ou du moins ce qui me frappe dans cette volonté québécoise de « désaméricaniser » le lexique, c'est que pour comprendre des formes que nous n'employons pas en France il suffit le plus souvent de se demander à quoi elles correspondent en anglais. Pour comprendre balle de bris il faut passer par balle de break. […] on a souvent l'impression que l'on suit au Québec une troisième voie consistant à traduire mot à mot de l'anglais. En d'autres termes, les Québécois ont tendance, lorsqu'ils suivent les instructions officielles, à parler anglais en français. C'est-à-dire que la néologie se ramènerait souvent pour eux à la traduction, ou plutôt à ce qu'on appelle en termes techniques le calque. Le visage de la langue en est bien sûr transformé. Mais, surtout, cette tendance me semble conforter au plus haut point la domination de l'anglais.

Il ajoute :

Franciser ainsi l'anglais en croyant lui résister constitue un phénomène étrange que j'aurais tendance à analyser non pas en termes linguistiques mais plutôt en termes psychanalytiques. J'écris ces quelques lignes en écoutant d'une oreille distraite une chaîne de télévision québécoise et j'entends sauver de l'argent, qui est bien sûr une traduction de to save money pour dire économiser. Il s'agit là d'une forme populaire, mais les responsables québécois de la politique linguistique me paraissent aller strictement dans le même sens. (Billet du 24 juillet 2008, en ligne sur le site de Louis-Jean Calvet.)

(Louis-Jean Calvet parle de phénomène étrange qu’il faudrait analyser en termes psychanalytiques plutôt que linguistiques. Suis-je le seul à avoir constaté que les deux grandes lois linguistiques québécoises, la loi 22 et la loi 101, sont dues à deux psychanalystes ?)

Deuxième exemple : l’évolution sémantique récente du mot communauté au détriment de collectivité. Il y a quelques décennies, le mot communauté utilisé sans autre précision désignait au Québec presque toujours une communauté religieuse. Au début, je trouvais fort curieux d’entendre parler de condamnation à des travaux dans la communauté ou d’entendre des autochtones s’inquiéter des répercussions de telle ou telle décision gouvernementale dans la communauté. Évidemment, il s’agissait d’un emprunt à l’anglais. Aujourd’hui, l’emploi de communauté au sens de collectivité semble être passé dans l’usage québécois. Au Québec, c’est sous l’influence de l’anglais qu’on donne à communauté un sens qui est plutôt celui de collectivité, c'est-à-dire ensemble organisé de la population coïncidant avec une subdivision du territoire, jouissant de la personnalité morale et ayant le pouvoir de s'administrer par un conseil élu.

Dernier exemple : bris d’eau, traduction littérale de water break (on entend aussi régulièrement à la radio bris d’aqueduc). Il s’agit tout simplement de la rupture d’une conduite d’eau. L’expression bris d’eau est une absurdité sémantique. Mais en vertu du principe saussurien de l’arbitraire du signe*, cette suite de sons absurde finira peut-être par être associée au concept de rupture de conduite. Comme le disait joliment le GDT dans la fiche « jouabilité » (aujourd’hui révisée), « parfois, les mots finissent par prendre le sens que l’usage leur donne ».

Ces exemples montrent à quel point il peut être vain de chercher des critères sémantiques pour filtrer les emprunts à une langue étrangère.

Ma conclusion générale au présent billet et au billet du 28 mars 2023, c’est qu’il n’y a pas de critères infaillibles et universels pour décider de l’acceptation ou de l’intégrabilité des emprunts linguistiques. Même les difficultés phonétiques peuvent être contournées. On trouvera toujours un moyen d'intégrer les mots étrangers si on y tient vraiment ou si l’on doit le faire : un présentateur de journal télévisé trouvera le moyen de prononcer Brno (ville tchèque) ou Wrocław (ville polonaise). Il faut donc se résoudre au cas par cas. C’est revenir à la sagesse du premier énoncé de politique linguistique de l’Office (1980) : les « critères [d’acceptation ou de rejet] ne doivent pas être considérés isolément, mais […] ils doivent être appliqués comme un ensemble pondéré pour chaque cas d’emprunt ou de calque » (p. 15).

Les optimistes irréductibles voudront faire valoir que l’Office québécois de la langue française peut toujours filtrer les anglicismes dans les domaines de spécialité. On peut toutefois douter de la volonté de l’organisme d’aller dans ce sens quand on considère sa pratique. À titre d’exemple, alors qu’on aurait pu croire à la fin des années 1990 que le calque tête-de-violon était en régression au profit de crosse de fougère qu’il tentait d’imposer jusque-là, l’Office, au lieu d’orienter l’usage dans la langue commerciale, se contente de constater depuis un quart de siècle : « dans l'étiquetage de produits commerciaux, l'usage n'est pas encore fixé ». Désormais, quand l’Office intervient, c’est le plus souvent pour censurer les anglicismes lexicaux (les mots anglais tels quels) et pour entériner l’usage de calques ou en proposer de nouveaux. La belle affaire ! Nous sommes toujours au même point qu’en 1879 quand Jules-Paul Tardivel décriait « l’habitude, que nous avons graduellement contractée, de parler anglais avec des mots français ».

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*Pour Ferdinand de Saussure, le signe linguistique est une double entité : le signifiant (le son, l’image acoustique) et le signifié (le concept). Le lien entre les deux parties est arbitraire.

 

lundi 8 septembre 2025

Les Linguistes atterré·e·s et la domination de l’anglais


En 2023 paraissait le tract Le français va très bien, merci du collectif des Linguistes atterré·e·s (Gallimard, coll. « Tracts »). J’ai déjà eu l’occasion de publier un billet sur une des pseudo-vérités qu’ils assènent dans ce pamphlet : « L’anglais ne connaît pas de genre grammatical » (cliquer ici pour lire ce billet).

Lionel Meney a publié l’année dernière La sociolinguistique entre science et idéologie. Une réponse aux Linguistes atterrées (Limoges, Lambert-Lucas). L’annonce de cette parution sur un fil de discussion a suscité une polémique lancée par une linguiste subcarpatique ou moldo-valaque (lire mon compte rendu de l’incident en cliquant ici).

Une critique d’un chapitre de ce livre (« Le français n'est pas ‘envahi’ par l'anglais ») a paru récemment dans un blogue de Médiapart. L’auteur, Vincent Doumayrou, est vraisemblablement un traducteur professionnel à en juger par les arguments qu’il utilise. Selon lui, « les LA [= Linguistes atterré·e·s] tombent en fait dans les mêmes travers que les personnes qu’ils prétendent pourfendre au nom de la science ». À noter qu’il a soumis ses critiques à quelques-uns des auteurs et dit qu’il n’en a reçu aucune réponse.

Vincent Doumayrou avertit que ses billets sont supprimés au bout d'une durée maximale de deux ans. Aussi je vais citer quelques extraits de son billet « Les linguistes atterrés se prosternent devant la domination de l'anglais » avant qu’il disparaisse dans les limbes d’Internet :

[…] le livre est un simple ouvrage d’opinion, mais d’opinions proférées avec l’assurance du sachant : pour cette raison, indépendamment même de ses thèses, sa lecture m’a procuré une impression de suffisance assez pénible.

J'ajoute aussi, à titre subsidiaire, m'étonner de l'énoncé suivant : « Les puristes [se plaignent] de ce qu'ils appellent [sic] les anglicismes » ; comme si cette notion n'avait de sens que dans la bouche des puristes. Pourtant, elle désigne un emprunt fait à l'anglais, comme le mot germanisme désigne un emprunt fait à l'allemand, hispanisme à l'espagnol, gallicisme au français : je ne comprends pas la réflexion des LA.

[…] au cours de leur histoire, les langues ont emprunté des mots et des tournures les unes aux autres. Mais au cours de l’histoire, les langues ont aussi une vocation de différentiation culturelle, elles ont formé le support de l’identité des peuples et de la construction des nations. 

[…] Et contrairement à ce que les LA laissent entendre par ailleurs, ce phénomène de construction de l’identité par la langue n’a rien de spécifique à notre pays. Ainsi, dans la Belgique unifiée du XIXème siècle, la Flandre a en bonne partie forgé son identité en réaction à l’influence du français.

De même, l’Angleterre a défendu sa langue par des lois contre le français – notamment le Statute of Pleading de 1362, qui fait de l’anglais la langue des actes de justice, sorte d’équivalent de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts : quand ils fustigent la Loi Toubon, les partisans de l’anglais (dont les LA, qui glorifient le monde anglophone comme peu à cheval sur les règles de l’orthographe, ce qui est discutable mais sort du propos de ce billet) oublient qu’en son temps, l’Angleterre a aussi eu recours à des lois de protection linguistique.

[…] De plus et surtout, on peut très bien s’élever contre les anglicismes pour des raisons autres que nationalistes. Ainsi, les LA accuseraient-ils de « lecture nationaliste » des salariés qui lutteraient contre le jargon anglomane employé par l’encadrement, comme cela arrive parfois ?

[…] Il est d’ailleurs déroutant de voir ces derniers [= les LA] dénoncer la complication de l’orthographe française comme un outil de domination des sachants sur les non-sachants, et ne trouver aucune objection à l’anglomanie des élites, comme si cette dernière n'était pas élitiste aussi

[…] je trouve paradoxal que les LA présentent comme un risque tendanciel la disparition du français au profit de l’anglais, alors que leur thèse consiste précisément à affirmer que l’anglais ne menace pas le français... ils reformulent comme une hypothèse recevable la proposition qu’ils présentent quelques pages avant comme une idée reçue à combattre à tout crin…

[…]

Le chapitre s'abstient […] de toute dénonciation quant au fait que l'anglais évince progressivement les autres langues nationales, notamment dans l'enseignement supérieur et la recherche ou encore la vie des grandes entreprises. Dans les écoles de commerce, et petit à petit dans les écoles d'ingénieur, le cours en anglais est devenu la règle, et on peut difficilement éviter l’emploi du terme d’invasion… aucun mot, pourtant, pour dénoncer le risque de perte de domaine du français.

Pour lire le texte complet de Vincent Doumayrou, cliquer ici.

 

lundi 25 août 2025

La langue de par chez nous


Il y a de cela plusieurs années je me promenais rue Saint-Jean à Québec. Il y avait trois religieuses devant moi et j’entends l’une dire : « chez eux à elle sont venus en fin de semaine ». Peut-être avais-je déjà entendu l’expression mais je ne l’avais jamais remarquée.

Ne cherchez pas d’explication dans Usito, vous ne la trouverez pas. Non plus dans le Dictionnaire historique du français québécois. Il n’y a pas de quoi s’étonner, ce dernier est en cours de publication.

En revanche, Le Glossaire du parler français au Canada (1930) avait noté que « chez nous vont venir » signifiait « mes parents vont venir » :

 


On peut discuter de l’analyse faite par les rédacteurs du Glossaire : il est curieux de définir ce qu’ils considèrent comme une préposition par des syntagmes nominaux.

Je n’ai pas trouvé d’exemples de chez utilisé pour former un syntagme nominal sujet dans le fichier lexical du Trésor de la langue française au Québec.

Du point de vue étymologique, cet usage dérive du sens « dans la maison de » de la préposition chez. On trouve en français standard des exemples où « le groupe prép[ositionnel] peut être lui-même précédé d'une autre prép[osition] à valeur locale, le concept ‘dans’ étant alors neutralisé et chez signifiant ‘la maison où habite..., séjourne habituellement...’ » (Trésor de la langue française informatisé) :

Alors je songeai, puisque j'avais la clef de chez elle, à aller la voir comme de coutume. A. Dumas Fils, La Dame aux Camélias,1848, p. 146.

Les avenues avant chez la tante c'était plein de marrons. Je pouvais pas m'en ramasser, on n'avait pas une minute... Céline, Mort à crédit,1936, p. 51.

 

vendredi 22 août 2025

Une ancienne formule de politesse québécoise

 

Le 11 août, j’ai publié un billet où je citais les propos d’une chroniqueuse du Devoir sur le vouvoiement : « [i]l n’y a pas si longtemps, les enfants vouvoyaient leurs grands-parents, voire leurs parents. ».

Cela m’a rappelé une forme d’interpellation qui me semble aujourd’hui disparue : l’emploi du pronom possessif à la 3e personne du singulier pour s’adresser à ses parents. Les plus anciennes attestations de cette formule datent de 1916 dans le fichier lexical du Trésor de la langue française au Québec (TLFQ) : « Je sais, son père; je sais bien », « C'est-il vrai, sa mère, demanda-t-elle […] » (Maria Chapdelaine).

On trouve des dizaines d’exemples de cette forme d’adresse dans Trente arpents de Ringuet (p.ex., « [é]coutez, son père, ça fait betôt trois mois que vous êtes cheu nous »). On la trouve aussi chez Gabrielle Roy, Germaine Guèvremont, Jacques Ferron, etc. L’exemple le plus récent semble être de Janette Bertrand : « Arrive au XXIe siècle, sa mère ! » (Le bien des miens, 2007).

Dans les exemples du TLFQ, l’interpellation des parents au moyen du pronom de 3e personne du singulier s’accompagne (presque) toujours du vouvoiement. Mais la formule peut aussi s’utiliser entre conjoints et s’accompagner alors du tutoiement, comme dans cet exemple tiré de Bonheur d’occasion :

Elle [Rose-Anna] pencha la tête et hasarda timidement:
- Son père, as-tu pensé à la dépense?
- Oui, sa mère, c'est tout arrangé. Le truck me coûte rien.
- Lachance te le laisse?
La physionomie d'Azarius se rembrunit.

Cet usage n’a pas été enregistré dans le Trésor de la langue française (TLFi) de Nancy (TLFi), où on ne trouve s.v. son que :

A. − [Dans l'interpellation]

1. [Précédant les titres honorifiques de certains personnages importants, pour s'adresser à eux avec révérence ou parler d'eux à la 3epers. du sing.; s'écrit dans ce cas avec une majuscule] Sa (Gracieuse) Majesté la Reine de […]

2. [Précédé de monsieur, madame, et suivi de père, mère, tante..., pour s'adresser à une pers. à la 3epers. du sing. ou parler d'elle par déférence] Monsieur son père, Madame sa mère. […].

Cet usage a complétement échappé à l’attention des rédacteurs d’Usito (pourtant censé décrire le français standard en usage bla bla bla). À l’entrée son, adjectif possessif, Usito s’est contenté d’une variation sur la définition du TLFi :

(devant un titre honorifique) (avec une majusc.) Sert à désigner à la 3e personne un personnage de haut rang.

Aucune référence à l’usage québécois pourtant attesté des dizaines de fois dans le fichier lexical du TLFQ. Et qui avait été enregistré dans le Glossaire du parler français au Canada (1930):



dimanche 17 août 2025

Une ode qui fait désordre


La dernière « « bien-aimée rubrique Point de langue » du quotidien Le Devoir, « à mi-chemin entre l’essai et la vulgarisation scientifique », est une « ode à la variation linguistique » et mériterait plus que les quelques critiques que je vais ici formuler. Car je ne veux pas être victime de la loi dite de Brandolini, selon laquelle la quantité d'énergie nécessaire pour réfuter des sottises est supérieure d’un ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire, selon la définition de Wilipedia.

Première affirmation contestable : « la seule communauté francophone à avoir produit son propre dictionnaire général complet est le Québec, et encore, il a fallu attendre 2013, avec Usito (il y a eu d’autres ouvrages québécois au cours de la riche histoire lexicographique du Québec, mais il s’agissait plutôt d’ouvrages correctifs ou se concentrant sur les particularismes). »

Réfutation : Claude Poirier et Lionel Meney ont déjà montré que l’architecture des articles du dictionnaire Usito reprend souvent celle du Trésor de la langue française (TLF), dictionnaire en 16 volumes (plus supplément) produit à Nancy et depuis plusieurs années disponible gratuitement en ligne. Lionel Meney va même plus loin lorsqu’il affirme : « Usito, prétendument « dictionnaire général et complet » du français québécois, a en réalité repris massivement les termes, les sens et les définitions du dictionnaire du Centre national de la recherche scientifique de France le Trésor de la langue française en 16 volumes. » Pour plus de détails, cliquer ici.

Seconde affirmation : « lors de la Révolution française, la diversité des dialectes est perçue comme un frein à l’idéal d’unité et d’égalité […] La diabolisation des dialectes n’a eu d’autres conséquences qu’une perte de richesse linguistique et la honte dont on garde le souvenir jusqu’à aujourd’hui, comme en témoigne ce message qui aurait été affiché dans les classes de Bretagne : « Il est interdit de parler breton et de cracher par terre ».

Réfutation : à l’époque de la Révolution française, on ne parlait pas de dialectes mais de patois. Et, cerise sur le gâteau, la chroniqueuse considère que le breton est un dialecte. Pour tout linguiste un peu sérieux, le breton est une langue à part entière. Et dans la France contemporaine on le considère comme une langue régionale au même titre que le basque, l’alsacien et nombre de langues des territoires d’Outre-mer.

 

 

 

lundi 11 août 2025

Garde à vous!


Une fois de plus je ne peux m’empêcher de commenter la « bien-aimée rubrique Point de langue » du Devoir, « à mi-chemin entre l’essai et la vulgarisation scientifique. » Celle de samedi dernier n’était pas piquée des hannetons. Elle portait sur le vouvoiement à la suite de la décision du ministre de l’Éducation Bernard Drainville de rendre obligatoire le vouvoiement dans les écoles.

La bien-aimée chroniqueuse s’interroge sur la fréquence du tutoiement au Québec qu’on ne peut expliquer, précise-t-elle, par une influence de l’anglais. Elle propose une explication sociologique qu’elle emprunte à Sapir :

Dans un entretien que le linguiste et anthropologue américain Edward Sapir accorde à Philippe Barbaud dans le cadre de sa chronique de langue « Parler d’ici », en 1984, ce dernier faisait ce rapprochement avec l’anglais. Sapir répond que « c’est loin d’être évident » et propose l’explication suivante : « Je crois plutôt que votre société, pour des raisons historiques évidentes, est nettement plus égalitaire qu’ailleurs. Vos origines rurales ont nivelé les différences hiérarchiques engendrées par les classes sociales du Vieux Continent. Dès lors, que devient l’utilité du “vous” dans l’échange linguistique entre interlocuteurs qui se perçoivent comme égaux, culturellement parlant ? Le vouvoiement s’avère en fin de compte peu représentatif d’une société qui se perçoit plus égalitaire. »

Philippe Barbaud, aujourd’hui à la retraite, a été professeur de linguistique à l’UQAM. Dans un commentaire laissé sur le site web du Devoir, il répond du tac au tac : « J'aurais bien aimé avoir une conversation avec l'ethnolinguiste réputé Edward Sapir... Mais quand il est mort en 1939, je n'étais pas encore né ! »

Donc, selon la chroniqueuse, le vouvoiement est une manifestation d’une société plus égalitaire. Pourtant, elle rappelle « [i]l n’y a pas si longtemps, les enfants vouvoyaient leurs grands-parents, voire leurs parents. » À cela j’ajoute que j’ai eu tout un choc quand, lors ma première classe au cours classique, le titulaire m’a appelé Monsieur et il n’était évidemment pas question que les élèves le tutoyassent. À cette époque (et bien avant d’ailleurs), à l’école primaire, au secondaire, à l’Université, on vouvoyait les enseignants. C’était pourtant après la déclaration de Sapir (mort en 1939 !) sur notre société plus égalitaire qui favorise le recours au tutoiement.

Un autre commentateur a publié sur le site web la remarque suivante : « Quel salmigondis qui tourne en rond sans grande utilité, pour finir en queue de poisson ! Que n'écrirait-on pas pour mettre en doute une décision ministérielle pourtant bien raisonnable ? »

Vous pourrez lire les autres commentaires, au fond plus instructifs que la chronique elle-même, en cliquant ici.

 

lundi 21 juillet 2025

Gloubi-boulga

Je n’ai pu m’empêcher de laisser un commentaire samedi dernier sur le site Internet du Devoir à la suite de la dernière « bien-aimée rubrique Point de langue », « à mi-chemin entre l’essai et la vulgarisation scientifique. » Cette fois la chroniqueuse, sans doute en panne d’inspiration car elle avait abordé le sujet l’été dernier, s’en prend aux difficultés de l’orthographe française. Elle commence par les consonnes étymologiques parasites (comme le g dans doigt) et les consonnes doubles pour, passant du coq à l’âne, décrier les règes d’accord du participe passé. La remarque fort brève que j’ai envoyée à la rédaction du Devoir attirait l’attention sur le fait que la chroniqueuse mêlait deux thèmes : « Il est quand même curieux que notre spécialiste ne fasse pas la distinction élémentaire entre orthographe lexicale (les mots dans le dictionnaire) et orthographe grammaticale (les accords). »

La chroniqueuse a reçu l’appui d’un linguiste dont le commentaire était titré : « Voilà qui devrait confondre de nombreux septiques... » On n’aurait pu rêver meilleur exemple pour appuyer l’orthographe traditionnelle. Ma question « des vrais sceptiques ou des fausses sceptiques ? » n’a pas été publiée…

 


mardi 15 juillet 2025

L’art de tourner en rond sur un pont

 


Le 14 juillet, l’Office québécois de la langue française (OQLF) a mis en ligne, sur la page d’accueil de son site, le communiqué suivant: 

L’Office québécois de la langue française est fier de dévoiler les particularités du français d’ici qu’il a proposées à l’éditeur du Petit Larousse illustré 2026, et qui viennent enrichir l’ouvrage paru en juin : circulaire (document publicitaire), motard, motarde (motocycliste que l’on associe généralement au milieu criminel), procédurier (document qui présente des procédures) et pont (prothèse dentaire). Enfin, à l’initiative de l’équipe éditoriale du dictionnaire, le mot réduflation (réduction de la quantité d’un produit vendu au même prix) a été ajouté sous l’entrée shrinkflation.

Deux remarques.

Circulaire est non seulement considéré comme une impropriété par le Multidictionnaire et un anglicisme par Lionel Meney (cliquer ici) mais il est condamné dans une fiche du Grand Dictionnaire terminologique (GDT) du même OQLF : « Au Canada, sous l'influence de l'anglais, on emploie souvent le mot circulaire en ce sens [= document publicitaire]. En français, une circulaire est une lettre reproduite à plusieurs exemplaires et adressée à plusieurs personnes à la fois. »

Une fiche de 2022 est venue contredire la première : « Le terme circulaire est acceptable en français. Les réserves déjà émises sur l'usage de ce terme n'ont plus lieu d'être. Dans son sens premier, le nom circulaire désigne une lettre de nature administrative reproduite à plusieurs exemplaires et envoyée à un grand nombre de personnes à la fois. Par extension de sens [nullement influencée par l’anglais !], il désigne un document publicitaire destiné à un vaste public. Son emploi, qui est attesté sporadiquement au début du XXsiècle, est très fréquent depuis les années 1970-1980. Aujourd'hui, le terme circulaire est bien implanté en français au Québec et est utilisé en contexte neutre, à l'écrit comme à l'oral. »

L’usager, ou plutôt la personne usagère, n’a que l’embarras du choix.

Seconde remarque : pont pour désigner une prothèse dentaire. Non seulement le GDT ne donne même pas bridge comme synonyme, il le déconseille carrément : « Bridge, surtout en usage en Europe francophone, est déconseillé en français au Québec. En effet, bridge est uniquement implanté et légitimé dans le domaine des loisirs. » Contrairement à la banque terminologique Termium du gouvernement fédéral canadien, le GDT ne fait même pas mention du terme normalisé par l’Organisation internationale de normalisation (ISO) : prothèse partielle fixe.

 

lundi 14 juillet 2025

Martel en tête

 

Une jeune femme acadienne m’a confié être désemparée quant à la langue à transmettre à ses enfants. Elle se sentait tiraillée entre la volonté de leur léguer la langue de ses ancêtres, avec la fierté d’avoir su la conserver malgré l’adversité, et l’envie de plutôt leur parler dans un français plus normé, afin de leur éviter de se faire juger.

Le Devoir, 12 juillet 2025

 

Voilà ce qu’on a pu lire samedi dernier dans une « bien-aimée rubrique Point de langue », « à mi-chemin entre l’essai et la vulgarisation scientifique. »

C’est vite oublier que les langues changent sans arrêt, sinon elles disparaissent. On ne peut s’attendre à ce que ses enfants et petits-enfants continuent de parler comme leurs ancêtres. Le sociologue américain Joshua Fisman illustre ainsi l’évolution d’une langue : « Pensons au marteau qui appartient à la famille depuis quatre générations : est-il vieux ou neuf ? On en a remplacé la tête trois fois et le manche cinq fois, mais on en parle toujours comme du marteau de l'arrière-grand-père. » À ce sujet, voir mon billet « Le marteau de Fishman » et les exemples que j’y donne.

La chroniqueuse ne peut s’empêcher de faire référence à « la variété de français longtemps vue comme la plus prestigieuse, celle de Paris ». Dans le marché linguistique de l’est du Canada, puis-je lui faire remarquer que la variété de langue qui influence probablement le plus le français parlé en Acadie est celle des médias de Montréal ? Lors de mon dernier séjour à Moncton (j’admets que cela remonte à un certain temps), j’avais été frappé par le fait qu’on entendait peu l’accent acadien à la radio mais surtout l’accent québécois.

 


lundi 7 juillet 2025

Les endogénistes et le syndrome du fax


Cet été encore, Le Devoir nous sert sa « bien-aimée rubrique Point de langue », « à mi-chemin entre l’essai et la vulgarisation scientifique. » L’année dernière, j’avais exprimé des réserves sur ces chroniques (voir mes billets des 5 août 2024, 12 août 2024 et 19 août 2024).

La chronique du week-end dernier portait sur les mots job, fun et week-end. Je me contenterai de citer ce passage où l’autrice critique l’utilisation de l’expression c’est fun par des Québécois au lieu de c’est l’fun, d’usage courant depuis bien longtemps au Québec : « Pourquoi calquer notre usage d’une expression séculaire sur l’usage somme toute assez récent en France ? » (Le Devoir, 5 juillet 2025). On dirait que la chroniqueuse oublie que les locuteurs, même québécois, ne vivent pas en vase clos, ils ont facilement accès à des médias étrangers, ils voyagent et trimbalent des mots avec eux, des étrangers s’établissent chez eux et on parle même du Plateau Mont-Royal à Montréal comme étant le 21e arrondissement de Paris.

Les endogénistes (partisans d’une norme proprement québécoise) sont profondément ringards : voir mon billet « Le purisme pure-laine ou le Grand Bond en arrière ». Le purisme pure-laine cherche à maintenir en vie des mots ou des expressions qui tendent à disparaître en arguant du fait qu’ils étaient anciennement en usage au Québec. Ces puristes ont fréquemment recours à des citations de textes antérieurs au xxe siècle pour justifier leur conservatisme.

On trouve un parallèle de cette attitude dans le mode de communication des pharmaciens avec les médecins : pour le renouvellement des ordonnances ils continuent de recourir au fax, technologie dépassée depuis des lustres partout ailleurs qu’au Québec. J’utilise sciemment l’anglicisme fax car il n’y a plus lieu de se battre pour imposer un terme français pour désigner un appareil qui aurait dû disparaître depuis longtemps.

Certains commentateurs sont victimes du syndrome du fax, ils se refusent à la modernité.

 

 

vendredi 27 juin 2025

La langue française entre globbish et créole

 

Dans Le Devoir d’aujourd’hui (cliquer ici), Christian Rioux commente la déclaration de Jean-Luc Mélenchon « nous parlons tous le créole ». Je ne commenterai pas cette sornette. Je vous propose plutôt de regarder cette vidéo :

 



 


lundi 16 juin 2025

Un pluriel fort singulier


Dans son billet « Quelques âneries relevées dans le tract des Linguistes atterrées », Lionel Meney relève celle-ci : « L’anglais ne connaît pas de genre grammatical » (p. 17). Parmi les signataires du tract, je connais deux ou trois linguistes fort respectables. Je ne comprends pas comment cette sottise ait pu échapper à leur attention.

Il y a trois genres en anglais et cela est particulièrement clair dans le système pronominal : he, she, it. Dans cette langue, on doit même préciser si le possesseur est un homme ou une femme (his, her) ou s’il est inanimé (its).

Certains noms inanimés ont même un genre autre que le neutre : les voitures automobiles et les bateaux sont féminins. Pour faire le plein d’essence, on dit fill her up (à ne pas interpréter comme une injonction machiste !).



Il y a un usage anglais des pronoms qui est particulièrement déroutant pour un francophone et qui aurait dû signaler aux linguistes atterré·e·s qu’iels (!) étaient dans l’erreur (encore eût-il fallu qu’iels connussent l’anglais à un niveau dépassant l’Assimil) : c’est l’utilisation du pronom pluriel they pour se référer à un antécédent indéterminé ou désigner une (seule) personne, ce qui permet d’éviter d’en préciser le sexe. L’usage de they pour désigner un singulier est ancien (remontant au Moyen Âge) mais il a été longtemps critiqué. Avec la vague du politico-linguistiquement correct, il se généralise dans l’écriture dite inclusive ou épicène. J’en ai relevé de nombreux exemples dans le dernier roman d’Anthony Horowitz, Marble Hall Murders :

(1)               Someone’s thrown themselves under a tube and the whole Central line is shut down. (p. 165)

(2)               He dressed, moved and smiled like someone who took care of themselves and knew their efforts had paid off. (p. 242)

Dans l’exemple 2, il est difficile de comprendre pourquoi l’auteur n’a pas écrit plus spontanément care of himself et knew his efforts. Je me demande si cela n’est pas dû au zèle intempestif de quelque copy editor. Quiconque a déjà publié comprendra ce soupçon.

(3)               […] I saw someone creep out of her room […] and the next day she was dead. I can even tell you how they did it […]. (p. 362)

L’exemple 3 est encore plus curieux. Il n’y a qu’un seul suspect, de sexe indéterminé (someone), mais il devient pluriel dans la phrase suivante (they).

(4)               Every child expects their mother to love them. (p.379)

Cette dernière citation est un exemple chimiquement pur de l’utilisation d’un pronom pluriel pour neutraliser l’expression du genre.

 

lundi 2 juin 2025

Atocas, canneberges et cranberries


Lionel Meney a mis en ligne récemment un billet sur le double langage d’Ocean Spray qui appelle canneberges au Québec ce qu’il met en vente sous le nom de cranberries en France (cliquer ici).

Malheureusement il ne sait pas pourquoi ce fruit est vendu sous le nom de canneberge au Québec. Je tiens le renseignement de Thérèse Villa qui fut à une époque (tournant des années 1970) responsable de la terminologie des produits alimentaires à l’Office de la langue française.

Un article du règlement 683 du ministère de l’Agriculture d’avril 1967 avait rendu obligatoire la présence du français sur les emballages des produits alimentaires (article inspiré d’une disposition française beaucoup plus ancienne). L’Office a laissé l’industrie choisir entre deux termes, atoca et canneberge. À l’époque, l’industrie, c’était uniquement Ocean Spray et elle a choisi canneberge. C’est ce qui explique la disparition progressive du mot atoca, cause que le Dictionnaire historique du français québécois ignore (consulté le 2 juin 2025).

 

Peindre maladroitement

 


Dans l’édition en ligne du Devoir du 30 mai je vois l’expression « peinturer dans le coin ». L’emploi du calque (se) peinturer dans le coin (paint oneself into a corner) dans un journal que certains considèrent comme un média de référence pourrait laisser croire qu’il fait partie du « français standard en usage au Québec ». Pourtant le dictionnaire qui est censé décrire cette variété de français l’omet complétement (Usito consulté le 2 juin 2025). On la trouve pourtant dans le Wiktionnaire qui, lui, n’a pas coûté un sou aux contribuables québécois.

Le verbe peinturer est absent des monographies du Dictionnaire historique du français québécois.

Je n’ai rien trouvé sur se peindre dans le coin dans la Banque de dépannage linguistique (BDL) ni dans le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF).

Suis-je le seul à m’étonner de ce genre de lacune ?

 

 


mercredi 14 mai 2025

Ne pas savoir calculer

   

« C’était un travail en soi, de choisir les pièces à exposer », souligne Mme Limoges. Piger dans un passé aussi riche et aussi bien conservé relevait de l’exploit : les Ursulines, au fil de leur présence en terre d’Amérique, ont amassé quelque 50 000 objets et œuvres d’art, en plus de constituer une bibliothèque comptant 60 000 ouvrages. À ces quantités déjà prodigieuses s’ajoutent aussi 235 mètres linéaires d’archives qui, mises bout à bout, s’étaleraient sur un demi-kilomètre.

—« Les Ursulines, premières ‘allumeuses d’étoiles’ de l’Amérique francophone », Le Devoir, 14 mai 2025

 

235 mètres linéaires équivalent à un demi-kilomètre.

Ces mètres linéaires, on ne les a pas vraiment calculés comme on dit aujourd’hui en français populaire. Comme le fait remarquer l’Académie française (3 mars 2022), « [l]’emploi familier du verbe calculer en français, au sens de ‘remarquer quelqu’un, lui prêter attention’, vient vraisemblablement d’une traduction littérale de certaines phrases arabes. »

lundi 12 mai 2025

Mise en boîte


Lionel Meney a mis en ligne il y a deux semaines un billet de blogue sur l’expression « boîte de vote », traduction littérale de ballet box (cliquer ici).

J’ai voulu voir ce qu’en disaient les dictionnaires payés à même nos impôts.

Le Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF) n’a pas enregistré boîte de vote. Il a une fiche « urne » (de 2022) où le synonyme boîte de scrutin fait partie de la liste des « termes privilégiés ». Avec la note : « Parfois considéré à tort comme un calque de l'anglais ballot box, le terme boîte de scrutin est attesté en français depuis le XVIIIe siècle. » Qui a dit que boîte de scrutin était un anglicisme ? On aimerait le savoir. Le GDT confond-il boîte de vote et boîte de scrutin ? On peut par ailleurs se demander quelle était la fréquence des élections avant la révolution de 1789. Je veux bien concéder qu’il y avait des élections dans les ordres religieux. Mais l’affirmation du GDT me paraît curieuse, d’autant plus qu’on ne sait pas sur quelle source elle s’appuie.

La note du GDT continue : « C'est vers 1845 que le terme urne, en référence à un des sens latins de urna, fait son apparition […] ». On notera la maladresse de l’expression. Il aurait fallu écrire : un des sens du latin urna.

Le deuxième dictionnaire payé à même nos impôts, le Trésor de la langue française au Québec (TLFQ), n’a enregistré ni boîte de vote ni boîte de scrutin. Il ne peut non plus servir à avaliser la datation du GDT. En consultant son fichier de données, on découvre que la plus vieille attestation de boîte de scrutin date de 1884 dans la Gazette de Joliette : « M. Ernest Myrand, un jeune littérateur de Québec est à Ottawa où il soumet au département des patentes, une nouvelle boîte de scrutin dont il est l'inventeur ». On en trouve une seconde en 1897 mais c’est dans une correspondance privée. Et c’est tout pour le xixe siècle.

Pour Usito, le troisième dictionnaire payé à même nos impôts, « [l]'emploi de boîte de scrutin est parfois critiqué comme synonyme non standard de urne ».

On peut se demander si la condamnation de boîte de scrutin est légitime. On lit en effet dans Littré, s.v. scrutin : « Manière de recueillir, dans une urne, dans une boîte, les suffrages par des billets pliés […] ».