mercredi 11 mai 2011

Le dictionnaire chilien


Selon la thèse endogéniste, « il n’y a pas de nation qui n’ait son dictionnaire »[1]. Tout dépend ce que l’on entend par nation. Et par dictionnaire. Le dictionnaire national dont disposerait chaque nation est-il vraiment l’équivalent d’un Petit Robert, d‘un Petit Larousse, de l’Oxford English Dictionary ou du Webster ou n’est-il souvent qu’un simple glossaire ?
Il est évident que l’affirmation endogéniste ne tient pas la route. Toutes les nations n’ont pas de dictionnaire national du type de ceux que j’ai cités.
Je me propose d’écrire, d'ici quelques mois, un ou deux autres billets sur les dictionnaires « nationaux » du monde hispanophone. Je commence aujourd'hui par le dictionnaire chilien.

L’Académie chilienne de la langue a publié en 2010 son dictionnaire sur « l’usage actuel de l’espagnol au Chili ». L’ouvrage a été élaboré à partir d’un corpus de textes authentiques datant de 1950 à 2010, y compris des textes provenant de sources électroniques comme les blogues et les forums. L’Académie le présente comme un dictionnaire différentiel comprenant quelque 9000 entrées. L’examen des extraits offerts en ligne par l’éditeur montre qu’il s’agit en fait d’un glossaire, c'est-à-dire d'une liste de termes propres à une variété de langue (l'espagnol chilien) avec entrée, explication du sens et exemple d'emploi. Le directeur de l’Académie a déclaré que le Diccionario del uso del español en Chile n’est pourtant pas un dictionnaire de « chilénismes » puisqu’avec la mondialisation il est de plus en plus difficile d’affirmer que l’emploi d’un terme est restreint à une région donnée.

« No es un diccionario de chilenismos », precisa el director de la Academia Chilena de la Lengua Española, Alfredo Matus, quien afirma que « con la globalización, la posmodernidad y todos los medios de comunicación, cada día es más difícil pensar en un léxico que sea exclusivo de un territorio »[2].

Dans la présentation du dictionnaire, on note l’absence d’idéologie anti-Espagne. Le ton est neutre, objectif. Apparemment, les Chiliens sont capables de rédiger un dictionnaire sans avoir besoin de faire montre d'agressivité vis-à-vis de l'Espagne.


Extraits de la présentation du Diccionario de uso del español de Chile (DUECh) :

Características de la obra
[…] al ser un diccionario de uso, el DUECh no tiene carácter normativo, es decir, no hace valoraciones prescriptivas acerca del léxico (del tipo “esta palabra está mal usada”). Este repertorio lexicográfico es un diccionario descriptivo, que se propone reflejar el uso corriente, socialmente estabilizado, de las unidades léxicas en el español de Chile.

[…]
La segunda característica del DUECh es que se trata de un diccionario diferencial del español de Chile. Las unidades léxicas contenidas en esta obra se emplean en Chile pero no pertenecen al español general.
[…]
El DUECh es una obra concebida principalmente como herramienta de consulta para comprender textos escritos y orales del español de Chile. Puede ser utilizado, por ejemplo, como referencia o ayuda en la lectura de la prensa chilena o de las obras literarias, históricas y científicas fundamentales de la cultura chilena.

Extraits de la 4e de couverture :
Contiene palabras y locuciones usadas frecuentemente en el español actual de Chile y no pertenecientes al español general.
Más de 9.000 definiciones acompañadas por más de 9.500 ejemplos procedentes de prensa, literatura y otros medios.
Abundantes indicaciones de uso que informan sobre características gramaticales, ortografía, pronunciación, registro y distribución social y regional de las palabras.
Herramienta de consulta para estudiantes, profesores, periodistas, traductores, correctores e investigadores, así como para individuos interesados en el vocabulario y la cultura chilena.


[1] Propos rapporté par Lionel Meney, Main basse sur la langue, p. 484. Je rappelle que, pour éviter de trop personnaliser le débat, j’essaie dans la mesure du possible de ne pas nommer les auteurs des propos que je critique, ce qui m’amène à faire des citations de seconde main.
[2] Source: http://latercera.com:80/noticia/tendencias/2010/09/659-288968-9-academia-de-la-lengua-lanza-diccionario-sobre-uso-actual-del-espanol-en-chile.shtml

lundi 9 mai 2011

Le purisme pure-laine ou le Grand Bond en arrière

Le processus de modernisation du français au Québec suscite des résistances là où on l’attendrait le moins : chez une partie des terminologues de l’Office québécois de la langue française. Ce billet est consacré à l’analyse d’un courant de pensée qui se manifeste à l’Office depuis une dizaine d’années et qui, avec les départs à la retraite, tend maintenant à devenir majoritaire non nécessairement dans l'ensemble de l'organisation mais chez les terminologues. Selon ce point de vue, les tenants de la modernisation du français québécois sont des puristes. Or, cette affirmation est erronée dans la mesure où le propre du purisme est de vouloir conserver un état de langue ancien parce qu’il est jugé supérieur. Il y a de la malhonnêteté intellectuelle à traiter de puristes les personnes qui souhaitent que nous nous insérions davantage dans l’évolution du français et dans sa modernité.
L’accusation de purisme est l’arme habituelle dont se servent les adeptes de l’anti-modernité pour réduire leurs adversaires au silence. Tous les partisans de la modernité ont été traités de puristes. Même le Mutidictionnaire de Marie-Éva de Villers et Le Visuel de Jean-Claude Corbeil et Ariane Archambault n’échappent pas à ce soupçon.
On aura compris que les vrais puristes, les puristes pure-laine, sont ceux qui veulent nous faire revenir en arrière d’un siècle ou deux.
De façon caractéristique, le purisme pure-laine, comme il convient de l’appeler, cherche à maintenir en vie des mots ou des expressions qui tendent à disparaître en arguant du fait qu’ils étaient anciennement en usage au Québec. Ces puristes ont fréquemment recours à des citations de textes antérieurs au  xxe siècle pour justifier leur conservatisme.

Le purisme pure-laine a commencé à s’infiltrer à l’OQLF il y a une dizaine d’années. Progressivement, on a vu apparaître dans les fiches du Grand Dictionnaire terminologique des remarques comme les suivantes :
Le mot gravelle est attesté en ancien français au sens de « sable, gravier, grève » sous la forme gravele. Au XXe siècle, il est relevé en France dans plusieurs parlers régionaux sous diverses formes (gravielle, gravelle, gravella, graivole, etc.). Au Québec, ce mot, largement attesté depuis le début de la colonisation française, est encore utilisé dans la langue courante pour désigner du gravier et, parfois, un mélange de terre et de cailloux. Il a donné naissance aux syntagmes suivants : chemin de gravelle, route de gravelle, cour de gravelle, sentier de gravelle, côte de gravelle, voyage de gravelle et il a même donné lieu à une expression familière être à genoux dans la gravelle, qui marque la ferveur avec laquelle une requête est transmise. [fiche route de gravier de 2003]

Depuis le seizième siècle, dans la langue générale, le mot détour peut avoir le sens d'« action de parcourir un chemin plus long que le chemin direct qui mène au même point », et, par extension, « ce chemin ». C'est ce sens qui est employé dans la signalisation québécoise, les panneaux détour servant à baliser l'itinéraire prolongé résultant de la déviation.
La distinction faite au Québec entre la déviation de voie et le détour est présente dans toute l'Amérique du Nord; ainsi, la signalisation routière canadienne et américaine oppose diversion et detour. En signalisation routière française, on emploie le panneau déviation dans les cas où le panneau détour serait utilisé au Québec. De même, en Grande-Bretagne, on utilise le panneau diversion.
En anglais, le mot detour est un emprunt au français remontant au dix-huitième siècle. En anglais nord-américain, on a étendu son utilisation à la terminologie routière, ce qui a par la suite induit la même extension d'emploi du mot français détour au Québec. [fiche de 2001]

Le terme aréna est un emprunt ancien à l'anglais canadien arena. [fiche de 2006; le Dictionnaire historique du français québécois date l'emprunt de 1898; curieusement, on ne donne pas la date comme si une attestion de 1898 n'était pas assez ancienne]

L'emploi de mitaine pour désigner une moufle conçue pour effectuer certains travaux est relevé au Québec depuis 1779-1795. [fiche de 2001; formulation curieuse : depuis 1779 ou depuis 1795 ?]

La locution être à l'emploi de est d'un usage ancien et généralisé au Québec, tant dans le registre spécialisé que dans le registre courant. [fiche de 2003; signalons que le Bureau des traductions à Ottawa considère qu’il s’agit d’un anglicisme !]

Le terme vidanges est utilisé comme synonyme de déchets ou d'ordures ménagères dans la langue courante au Canada français depuis plus d'un siècle. Même s'il est encore critiqué dans certains ouvrages correctifs, il est conforme au système du français. Dans son édition de 1762, le Dictionnaire de l'Académie française atteste l'emploi du mot au pluriel pour désigner « les immondices, les ordures qu'on ôte d'un lieu qu'on vide, ou qu'on nettoie ». [fiche de 2006; à la lecture de la fiche, on ne sait pas très bien ce que recommande l’Office : d’un côté, il affirme que déchets ménagers serait plus exact que ordures ménagères et de l’autre il justifie l’utilisation de vidanges par son caractère historique; la fiche de 2006, dont le domaine est l’Administration publique, donne déchets ménagers comme terme principal mais une fiche de 2007 ayant comme domaine la protection de l’environnement lui préfère ordures ménagères]

Certains ouvrages déconseillent l'emploi du terme boyau d'arrosage en raison du fait qu'il est vieilli dans le reste de la francophonie. Cependant, ce terme est toujours prédominant dans l'usage au Québec (et ailleurs au Canada francophone), où il est généralement senti comme relevant du style soigné. [fiche de 2004]



La leçon du mulet du maréchal de Saxe

L'ancienneté ne saurait être en soi un indice de capacité. Le maréchal Bugeaud disait avec raison que le mulet du maréchal de Saxe avait fait la guerre pendant trente ans et était toujours resté un mulet.
Source : Wikipedia

vendredi 6 mai 2011

Phylactères en joual vert

On aura remarqué que, dans mes billets sur le « québécois standard illustré par l’exemple », j’ai mis « en prime » des planches de la version « en québécois » de l’album de Tintin Coke en stock renommé, pour des raisons qui m'apparaissent toujours obscures, Colocs en stock.
www.librairiemonet.com/blogue/2009/humeur/tintin-en-joualvert

À l’automne 2008, quand on a annoncé la parution prochaine de cet album, puis lors de sa parution à l'automne 2009, il y a eu un grand émoi : dans la presse des dizaines d’articles ont traité de la question. Ceux dont on aurait pu attendre le plus qu’ils se réjouissent de l’occasion ainsi offerte d’illustrer la langue québécoise standard ont, au contraire, adopté une attitude de rejet. Pourquoi ne pourrait-on pas traduire Tintin dans notre « variante nationale » alors qu'on le réclame à cor et à cri pour les films ? Je ne me hasarderai pas à répondre à cette question pour le moment.

La journaliste Odile Tremblay résume ainsi la deuxième planche de l’album Colocs en stock :
« À la brunante », en sortant « des vues », Tintin et Haddock viennent de percuter le général Alcazar qui visiblement ne veut pas se faire trop loquace. « C'est ça. Astheure, i faut que j'y aille. Adios, amigos! », lance-t-il. Et le capitaine de souligner: « Eh ben! Franchement! I yé pas très jasant, vot'Alcazar! Entékâ, i nous a fait une belle façon. » (Odile Tremblay, « Joual en stock », Le Devoir, 24 octobre 2009)

Odile Tremblay poursuit :
Quoi? Le chef des armées de la république de San Theodoros et farouche détracteur du général Tapioca parle le joual ? Oui, et il n'est pas le seul: le célèbre reporter du Petit Vingtième, son copain Archibald, son chien Milou, Nestor, le petit Abdallah, Dupond et Dupont, Tournesol et tous les autres personnages de Coke en stock en font autant dans Colocs en stock (Casterman), première édition des aventures de Tintin en français du Québec. (Ibid.)

Un de ces jours, je me propose de faire un billet plus détaillé sur le débat qui a entouré la publication de cet album de Tintin. Pour l’heure, je me contente de souligner le fait que, pour son responsable, il s’agit d’une adaptation en français québécois mais que les commentateurs ont souvent parlé plutôt d’une version en joual, comme on le voit sous la plume d’Odile Tremblay. Alors, québécois ou joual ? Jugeons-en sur preuves.

Version en québécois


Casterman via www.zoneculture.com/lit_colocsenstock.html

Casterman via espritvagabond.blogspot.com
Casdterman via www.zoneculture.com/lit_colocsenstock.html
Casterman via www.zoneculture.com/lit_colocsenstock.html

Notons certaines fantaisies orthographiques :
Passé-moé = passez-moé
Les chars d’assauts = les chars d’assaut
Tu m’la d’mandé = tu m’l’as d’mandé
J’té-tu dis ça = j’t’ai-tu dit ça

Parodie de Tintin en joual
www.librairiemonet.com/blogue/2009/humeur/tintin-en-joualvert


En prime, une planche de Tintin en ch’ti :
Casterman via www.bedetheque.com/serie-16423-BD-Tintin-En-langues-regionales__1.html

jeudi 5 mai 2011

Réflexions sur l'emprunt et en particulier sur le calque


Quels enseignements peut-on tirer des cinq billets intitulés « Le québécois standard, langue calque » et mis en ligne au cours du mois d'avril ?

Rappelons que notre propos n’était pas de traiter des emprunts lexicaux proprement dits qui, pour nombreux qu’ils soient, ne changent pas nécessairement la syntaxe et la grammaire d’une langue. Dans une perspective historique à long terme, des exemples montrent que les emprunts lexicaux massifs ne touchent guère la structure de la langue même s’il est attesté que l’emprunt massif peut introduire de nouveaux sons (phonèmes) dans la langue emprunteuse. C’est ainsi que le grand linguiste français Antoine Meillet a pu dire de l'arménien : « L'importance de l'élément iranien, dans le vocabulaire, est telle qu'on a pris longtemps l'arménien pour un dialecte iranien. » Pourtant, les linguistes ont fini par montrer que sa structure était différente de celle des langues iraniennes.
Le propos n’était pas non plus de discourir sur les emprunts sémantiques, il suffit de savoir que le phénomène est très répandu.
Plus intéressants apparaissent les emprunts phraséologiques, d’autant qu’ils ont tendance à être transnationaux : prendre part se traduit littéralement en anglais to take part, en allemand teilnehmen, en russe принимать участие, en hongrois részt venni; et le français contemporain offre de multiples exemples de calques de l’anglais : ce n’est pas ma tasse de thé, garder un profil bas, etc. Alors que l’expression jeter le bébé avec l’eau du bain, présentée souvent comme une traduction de l’anglais to throw the baby out with the bathwater, est plus vraisemblablement, car attestée à date plus ancienne, un calque de l’allemand das Kind mit dem Bad ausschütten, comme d’ailleurs l’affirme André Gide :

Les Allemands usent d’une image excellente et dont je cherche vainement un équivalent en français pour exprimer ce que j’ai quelque mal à dire : on a jeté l’enfant avec l’eau du bain. (André Gide, Retour de l’U.R.S.S., 1936).

Dans le processus actuel de mondialisation, la phrase suivante de Meillet, écrite pourtant il y a près d’un siècle, prend tout son sens : « L’unité de civilisation tend à exiger l’unité de langue » (dans son ouvrage Les langues dans l’Europe nouvelle, 1918). Il faut souligner le paradoxe : on n’a jamais autant parlé de défendre la diversité culturelle et linguistique mais il n’y a jamais eu autant de forces à l’œuvre poussant à l’homogénéisation. Mais c’est un thème dont personne ne parle. Citons encore Meillet :


Il n’y a jamais eu plus de langues écrites différentes qu’au début du xxsiècle; et il n’y a jamais eu moins d’originalité linguistique. Avec des mots différents et des formes grammaticales différentes, toutes ces langues sont les calques les unes des autres. On n’a pas enrichi le trésor intellectuel de l’humanité; on a multiplié des manières banales de dire les mêmes choses.

Les langues modernes, qui servent pour une même civilisation, se traduisent de plus en plus exactement les unes les autres : on retrouve partout des tours semblables et équivalents, et le profit intellectuel qu’un Européen occidental trouve à étudier la langue de ses voisins diminue au fur et à mesure que cette langue se borne davantage à exprimer la civilisation actuelle.

Les calques proprement dits méritent une attention particulière parce qu’ils sont un symptôme de l’homogénéisation en cours, parce qu'ils sont plus difficiles à détecter et parce qu'ils ont joué un rôle essentiel dans l'élaboration des langues européennes. Il ne me semble pas nécessaire de porter un jugement moral ou politique sur l’homogénéisation linguistique – d’autres pourront s’en charger à ma place – mais il me semble capital d’en prendre conscience plutôt que de continuer de prononcer des palabres creux sur la diversité linguistique.

Le calque comme procédé d’enrichissement des langues est ancien. Sans remonter à la période de bilinguisme sumérien-akkadien (IIe millénaire avant J.-C.), on peut mentionner que le vocabulaire philosophique latin a souvent été calqué sur le grec. C’est ainsi que Cicéron a forgé le mot latin qualitas (< qualis + -tās) sur le modèle du grec ποιότης (< ποῑος + -της).

Le vocabulaire chrétien a aussi été marqué dès ses origines par un grand nombre de calques de l’hébreu (cf. shalom et pax vobis) et du grec, langue du Nouveau Testament, quand il n’est pas formé d’emprunts directs à ces langues (amen, alleluia, hosanna, Dominus Deus Sabbaoth, κκλησία > latin ecclesia > église, πρεσβύτερος > latin presbyter > prêtre). Un exemple particulièrement intéressant d’emprunt sémantique : l’hébreu mashia'h (araméen meshi'ha), littéralement l’Oint (du Seigneur), la personne consacrée par l’onction, qui se traduit en grec par Χριστός (du verbe χρίω, oindre, enduire), d’où l’emprunt lexical Christus en latin. Mais le mot a aussi été emprunté intégralement, c’est-à-dire sans traduction, ce qui nous a donné le mot Messie.

Plus intéressant encore parce qu’ayant eu une influence considérable sur la syntaxe, l’exemple de calque dont résulte la forme progressive de l’anglais. Citons ici l’angliciste Fernand Mossé :

Les premiers écrivains anglais avaient même aperçu les possibilités que recèle la périphrase faite du verbe ‘être’ et du participe présent pour exprimer la continuité de l’action. Ils disaient hē wæs singende comme l’anglais d’aujourd’hui dit he was singing. Ils avaient calqué cette forme sur le bas-latin qui la tenait du grec, lequel l’avait développée sous l’influence de l’hébreu. Mais ce n’est qu’à l’époque moderne que la langue exploitera à fond cette tournure jusqu’à l’étendre à l’ensemble de la conjugaison (Fernand Mossé, Esquisse d’une histoire de la langue anglaise, Lyon, 1947, p. 88).


L’action du calque peut s’exercer dès que l’on peut décomposer un mot en divers composants. Ainsi du mot (français et anglais, mais aussi allemand, italien, espagnol, etc., avec de légères variations orthographiques) international, composé d’un préfixe (inter-), d’un noyau central (nation) et d’une désinence adjectivale (-al) :

inter-nation-al

Il a été calqué en hongrois (mais avec inversion des éléments constitutifs pour respecter le génie de cette langue) :

nemzet-köz-i (= nation + entre + suffixe adjectival)

Quant à lui, le calque russe respecte l’ordre des constituants des langues européennes occidentales :

между-народ-ный (= entre + nation + suffixe adjectival)

Soyons donc réalistes : l’homogénéisation manifestée par les calques – et aussi par les emprunts lexicaux et sémantiques – est là pour rester. Les Français, maintenant soumis à une influence plus forte de l’anglais, ont commencé à utiliser des emprunts sémantiques et des calques que l’on cherche à faire disparaître au Québec depuis des décennies : ainsi en est-il de définitivement (= bien sûr, assurément), auparavant perçu comme propre à l’île Maurice et au Canada, et d’éligible employé au lieu d’admissible. Mais tout est une question de degré : ces calques sont beaucoup plus fréquents au Québec. Or, la politique de l’emprunt adoptée par l’Office québécois de la langue française ne tient pas compte de la notion d’emprunt de fréquence, notion pourtant pas si nouvelle puisqu’elle a été proposée dans les travaux de l’université de Giessen en Allemagne dans les années 1920.

Cette fréquence accrue des emprunts à l’anglais n’est pas propre au français, que ce soit celui du Québec ou celui de France. On n’a qu’à penser à l’invasion de vocables anglais dans le vocabulaire russe depuis les années 1990, spécialement dans le vocabulaire de l’informatique : логин (log-in), блог (blog), компьютер (computer), веб-мастер (Web-master), портал (portal), интерфейс (interface), сайты (sites), десктопы (desktops), чат (chat), etc. On trouve même en russe harware écrit en caractères latins, ainsi qu’une curiosité, le gallicisme пароль (parole) pour désigner le mot de passe. Une recherche rapide a livré les exemples suivants pour le hongrois, qui semble moins touché par cette mode : híradó online (informations en ligne), blogmagazin, high-tech, partnereink (< partner, nos partenaires), linkek (< links, liens).

L’homogénéisation, on a eu l’occasion de l’entrevoir, n’est pas un phénomène nouveau. Auparavant, elle se faisait, dans les langues européennes, principalement à partir des racines grecques et latines et spécialement dans les sciences. Dans les langues d’Extrême-Orient, elle a plutôt tendance à se faire en recourant à des idéogrammes chinois. En japonais, les emprunts faits à des langues occidentales sont, eux, transcrits à l’aide d’un syllabaire spécial, le katakana. C’est comme si nous écrivions systématiquement soprano, patio, lied, football en italiques puisqu’ils ont été empruntés à des langues étrangères il y a un ou plusieurs siècles. Même un mot comme (pan, « pain »), emprunté au portugais il y a des siècles, continue de s’écrire en katakana.

Si l’homogénéisation prenant sa source dans l’anglais devait continuer de se répandre dans la Francophonie, et même de s’accroître, il faudrait bien finir par se résigner et s’ajuster plutôt que de jouer les irréductibles Gaulois et de nourrir un purisme rétrograde (expression qui, j’en suis conscient, constitue en soi un pléonasme). Il n’en faudra pas moins essayer de préserver dans la mesure du possible la spécificité du français face à cette homogénéisation croissante mais ce combat doit être mené avec les autres francophones et non en maintenant un orgueilleux isolement s’inspirant du mot de Duplessis voulant que les Canadiens franças sont des Franças amiliorés.

mercredi 4 mai 2011

Quel micmac !

Le québécois standard illustré par l’exemple /3

Voici la suite d’une série de billets qui seront mis en ligne de façon irrégulière. Ils seront consacrés à la langue de « l’élite intellectuelle, politique et scientifique québécoise, qui possède un français de qualité tout en incluant dans leurs [sic] discours des mots, des expressions, des références, des sens différents du français de France. » L’objectif est seulement de démontrer l’absurdité de soutenir que l’ « usage valorisé, nous le retrouvons [retrouvons ? était-il perdu ?] dans l’ensemble des textes de divers genres écrits par la classe instruite de notre société. » Et qu’il est tout aussi absurde de dire que le bon usage est « la somme des usages linguistiques utilisés au Québec »[1].
J’emprunte aujourd’hui mon exemple au blogue d’Antoine Robitaille « Mots et maux de la politique » (Le Devoir, 3 mai 2011). Antoine Robitaille cite une longue déclaration, basée sur un texte (nous sommes donc loin de l’improvisation), d’un député qui est un ancien enseignant, ancien directeur d’école et ancien directeur général d’une commission scolaire, donc de quelqu’un qui est à ranger a priori dans « la classe instruite de notre société ». Les caractères gras et les remarques entre crochets sont de M. Robitaille :
«Ces nations sont les premières [sic] habitants de notre territoire. Ce sont eux [sic] qui ont accueilli les premiers [sic] Européens. Ces communautés sont réparties dans différentes régions qui enrichissent... là... nos régions par leur présence. Je  pense  ici aux  Inuits, aux  Cris, aux  Naskapis   [M. Matte prononce Naskapissses] dans le nord du Québec, aux Innus  [M. Matte prononce INNOUSSSES, ce qui déclenche un début de fou rire] sur la Côte-Nord, aux  Micmacs  dans  la  péninsule  gaspésienne, aux  Algonquins  en    Abitibi-Témiscamingue.   Aux Hurons [M. Matte prononce Zurons] de Québec, aux Atikamek de la Haute-Mauricie, aux Mohawks près de Montréal, aux Malécites du Bas-Saint-Laurent, aux Abénaquis du centre du Québec, ainsi que... plusieurs de mes collègues députés comptent des communautés dans leur comté. Toutes ces communautés sont désireuses d'être parties prenantes de notre développement socio-économique... et qui se déploient dans nos régions au même titre que les non-autochtones. Historiquement, le Québec a signé des ententes importantes avec les premières nations et les Inuits et a posé des gestes concrets et porteurs pour l'avenir de nos relations. Ici, je voudrais mentionner que nous avons signé justement avec la nation huronne-wendate un [sic] entente pour la route 175. C'est déjà un geste concret, qui fait en sorte que cette nation-là est heureuse. Ça va lui permettre d'avoir une fierté, de pouvoir développer la formation de la main-d'oeuvre et de faire en sorte de pouvoir participer à la richesse de notre province. Ces gestes ont permis d'établir des balises solides pour l'essor entre [sic] les entreprenariats autochtones et je pense à des compagnies comme Air Inuit et Air Creebec [M. Matte prononce Air Greekbec] qui sont des exemples concluantes [sic] de ce que peuvent accomplir les autochtones du Québec. Ou encore à l'Hôtel-Musée des premières nations de Wendake [M. Matte prononce Wendéte] dont [sic] j'ai eu l'occasion de visiter. Et j'encourage aussi ceux qui n'ont pas eu le plaisir...ou l'occasion... [fou rire]... je m'eScuZe...»

En prime :
Le québécois standard illustré par l’exemple /4

Casterman via espritvagabond.blogspot.com



[1] Textes cités par Diane Lamonde, Anatomie d’un joual de parade, Montréal, Varia, 2004, p. 53.

mardi 3 mai 2011

La norme du français au Québec : le nouveau paradigme

Le nouveau paradigme décrit dans le billet précédent permet de dépasser l’opposition, de plus en plus stérile, entre langue québécoise standard, encore promue dans certains milieux, et français standard européen. Comme le montre Lionel Meney dans son livre Main basse sur la langue, on ne peut plus utiliser des équations du type UQ (usage du Québec) tomber en amour = UF (usage de France) tomber amoureux, parce que cela ne reflète pas l’usage réel que permettent maintenant de contribuer à décrire des instruments comme la base de données Eureka. Grâce à cette dernière, Lionel Meney a pu montrer que le québécisme (en fait, calque de l’anglais) tomber en amour est minoritaire même dans les journaux publiés au Québec (36 % des occurrences). Il fournit de nombreux autres exemples montrant que les termes qui passent pour « spécifiquement québécois » sont en concurrence avec les termes français internationaux et que les seconds sont souvent plus fréquents que les premiers dans la presse québécoise.
L’opposition entre UQ et UF, qui ne tient manifestement plus la route, est un anachronisme à l’époque de la mondialisation et ne pourra satisfaire les jeunes qui ne peuvent guère y voir qu’une manière de les ghettoïser en les enfermant dans une variété de langue à usage purement local et en rendant plus difficile leur affirmation et leur mobilité sur le plan international.

dimanche 1 mai 2011

La fin d’une opposition stérile

Dans son ouvrage Main basse sur la langue, Idéologie et interventionnisme linguistique au Québec (Montréal, Liber, 2010), Lionel Meney introduit dans le débat sur la langue la notion de diglossie, terme technique dont on peut simplifier la définition de la façon suivante : la diglossie est la cohabitation, au sein d’une même population, de deux variétés de langue, une variété de type dialectal, et une variété codifiée dans des dictionnaires et des grammaires. Des sociétés comme la Grèce, l’Allemagne, l’Italie, la Suisse alémanique ou les pays arabes vivent dans des situations de diglossie. Selon Lionel Meney, il y a au Québec deux systèmes linguistiques, un vernaculaire qui nous est propre et un véhiculaire partagé avec les autres sociétés de langue française.
« Il existe une répartition fonctionnelle entre ces deux systèmes : le premier étant réservé aux situations de communication les plus courantes, les plus familières (avec la famille, les amis, les voisins, les collègues; dans le divertissement); le second, aux situations de communication les moins familières, aux situations publiques, officielles, solennelles (textes officiels, cérémonies, discours, rapports, etc.). » (p. 121)
L’acceptation de l’existence d’une situation de diglossie au Québec est, peut-être paradoxalement, ce qui permettra de décrisper le débat sur la norme en reconnaissant qu'il y a deux variétés linguistiques en concurrence. On ne condamne ni ne relègue aux oubliettes le français vernaculaire québécois. On lui fait une place dans la communication au Québec. L'argument maintes fois servi selon lequel on méprise la langue des Québécois, sinon les Québécois eux-mêmes, quand on prône une norme internationale, ne tient plus selon cette nouvelle façon de voir.
Par ailleurs, ce que l’on appelle le courant « endogéniste », c’est-à-dire un groupe de linguistes qui cherchent à établir une norme pour le Québec différente de ce qu’ils appellent « français de référence » (le français international), se trouve à exclure les Québécois du groupe qui détermine la norme du français. Lionel Meney, en revanche, en affirmant que le groupe de référence est l'élite francophone internationale, montre bien que la norme du français a une base non territoriale mais sociale, ce qui revalorise l’apport des Québécois. Dans cette optique, l'élite québécoise fait partie du groupe qui contribue à définir la norme et participe, en fonction de son importance numérique et de sa créativité (la force de la seconde compensant souvent la faiblesse de la première) à la détermination de la norme.
Dans un document publié (ou plutôt mis en ligne) le 30 octobre 2009 mais passé largement inaperçu, le Conseil supérieur de la langue française avalise cette conception lorsqu’il écrit qu’« on ne doit pas conclure que la langue française est constituée d’un ensemble de variétés géographiques fonctionnant en parallèle et de façon étanche, chacune possédant une norme distincte jouissant d’un prestige ou d’une légitimité semblables. » Le même document parle de la « norme internationale », qui « ne peut non plus être confondue tout à fait avec la norme franco-française ». C’est cette norme internationale que 76,8 % des Québécois veulent voir enseigner dans les écoles et, pour ce faire, 88,3 % croient qu’on devrait utiliser les mêmes ouvrages de référence partout dans la Francophonie, selon les résultats de l’enquête Les Québécois et la norme, publiée par l’Office québécois de la langue française en 2008. Plus étonnant encore, la même enquête révèle que 40,3 % des parents francophones, 56,9 % des parents anglophones et 66,9 % des parents allophones souhaitent que leurs enfants apprennent, dans leurs cours de français, à parler « à la manière française » plutôt qu’« à la manière québécoise ».
Le débat sur la norme au Québec vient donc d’entrer dans un nouveau paradigme, c’est-à-dire un nouveau cadre d’interprétation.

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« La norme du français au Québec : le nouveau paradigme »