mercredi 13 avril 2011

Le CSLF et la norme


En 2008, j’ai interpellé publiquement à deux reprises le président du Conseil supérieur de la langue française pour ses propos pour le moins ambigus sur la norme du français à recommander pour le Québec. (Je reviendrai plus en détail sur ces faits dans un billet ultérieur.)
Aujourd’hui il me semble important de participer à la diffusion du résultat des réflexions du Conseil.
Plusieurs paragraphes du Rapport annuel 2009-2010 du Conseil supérieur de la langue française portent sur la norme. J’en extrais les passages suivants :

« La norme commune de référence est quelque chose de « construit », le fruit de siècles d’évolution et de codification. On peut la qualifier de norme standard ou encore de norme internationale. Elle sert de norme à une pluralité de communautés francophones, dont celle du Québec. Bien qu’historiquement elle trouve sa  source  surtout  en  France,    elle    est    désormais « apatride » et n’appartient pas à une communauté francophone plus qu’à une autre; elle ne peut donc être confondue avec une norme exogène (issue de l’extérieur de la communauté) ou endogène (issue de la communauté elle-même). Elle ne peut non plus être confondue tout à fait avec la norme francofrançaise, parfois appelée norme hexagonale, laquelle renvoie avant tout à un concept géolinguistique, et ce, malgré l’influence déterminante que continue d’exercer le français de France sur l’évolution de la norme commune.

« Toutefois, cette norme commune comporte une certaine variation d’une communauté à l’autre (variation géographique). Le français en usage au Québec, en Belgique, en Suisse, au Sénégal et en France, par exemple, présente des particularismes relevant des divers niveaux de langue (du plus familier au plus soutenu). Ces particularismes sont généralement plus nombreux dans la langue orale que dans la langue écrite; de même, ils sont plus nombreux dans le style familier que dans le style neutre ou soutenu. On reconnaît néanmoins que, pour le français, la variation sociale (entre les classes instruites et moins instruites) est désormais plus déterminante que la variation géographique. » (p. 19)

mardi 12 avril 2011

Le québécois standard, langue calque : la conclusion /5


Si l’on fait abstraction, d’une part, des calques dont on a traité dans les billets précédents et, d’autre part, des 1000 à 2000 mots nécessaires pour rendre compte des réalités, surtout mais non uniquement administratives, propres au Québec (statalismes), il faut conclure que ce que certains appellent démagogiquement la langue québécoise est simplement et pour l’essentiel du français tout court, du moins en ce qui concerne la langue écrite.

Dans ces conditions, il n’y a pas lieu de s’étonner de la levée de boucliers contre le projet de traduction de Tintin en québécois (automne 2008). Car une telle traduction ne peut s’appuyer que sur l’une des propositions suivantes :

soit le québécois est une langue à part, calquée largement sur l’anglais avec addition de 1000 à 2000 statalismes et de quelques centaines d’archaïsmes, auquel cas une traduction se justifie mais heurtera la sensibilité des Québécois ;

soit le québécois est simplement un niveau de langue familier et la traduction sera, là aussi, mal reçue du public auquel on la destine.

Or, le québécois, débarrassé de ses calques, statalismes et archaïsmes, ne se différencie pas du français dit international et la traduction se révèle largement inutile.

Nous retiendrons de cette discussion qu’une des principales caractéristiques du québécois parlé ou écrit dans les circonstances « formelles » (formal) – sauf quand interviennent des réviseurs qui, pourtant bien malgré eux, ne sont pas sans laisser passer des scories – est l’interférence omniprésente de la langue anglaise, fait largement occulté par les partisans d’une norme propre au Québec qui préfèrent se servir pour illustrer leurs propos d’exemples autrement moins fréquents – et plus pittoresques – comme coquemart ou bombe (bouilloire), frasil, drave, etc., dans le but de faire vibrer la fibre du patrimoine linguistique en péril, argument qui a prouvé son utilité dans l’obtention de subventions, c’est-à-dire pour continuer de faire bouillir la marmite.

Le québécois standard, langue calque /4


Je me concentrerai maintenant sur la syntaxe en relevant quelques traits qui me semblent particulièrement caractéristiques et que l’on passe sous silence le plus souvent. Les exemples sont pris pour la plupart, mais non exclusivement, à des médias, écrits ou parlés, dont on s’accorde pour louer la haute tenue linguistique ou à des organismes publics dont on peut croire qu’ils font réviser leurs textes avant publication. Les exemples relevés à la radio ou à la télévision relèvent de l’ « écrit oralisé », ils ont été entendus dans des bulletins d’information ou ont été produits par des animateurs ou journalistes dont les propos indiquaient qu’ils se basaient sur des sources écrites.

1. Postposition du sujet sous l’influence de l’anglais dans la formule « non seulement… »
« Nulle part dans notre aménagement constitutionnel, le caractère laïque, séculier ou neutre de l'État (canadien ou québécois) ne se trouve-t-il affirmé. » (Jean-Claude Hébert, « Laïcité et suprématie de Dieu », Le Devoir, 21 décembre 2009). [inversion du sujet calquée de l’anglais]

2. Antéposition de l’adjectif (adjectif anormalement placé devant le nom comme dans « la romaine patrouille », « le Royal 22e régiment ») :
« …le très attendu film de James Cameron… » (Radio-Canada, Québec, 18 décembre 2009)
« Chose certaine, le prolifique et doué cinéaste mise ici sur un humour à froid… » (François Lévesque, « Mythomane inc. », Le Devoir, 19 et 20 septembre 2009, p. E7)
« Ce que Stephen Harper voulait, en mettant fin à la session, était de couper l'herbe sous le pied du comité parlementaire qui étudie la mission en Afghanistan et le controversé dossier du transfert des détenus. » (Manon Cornellier, « Abus de pouvoir », Le Devoir, 4 janvier 2010)
« … la plus fouillée monographie récemment publiée sur le peintre. » (Isabelle Paré, « Exposition – Le mystérieux jardin de J. W. Waterhouse », Le Devoir, 30 septembre 2009, p. B10.
« … une île française du Pacifique où vit celui qui est probablement le plus lointain abonné du Devoir » (« Le lecteur du bout du monde », Le Devoir, 29 mars 2010, p. A7)
« … il faudra effectuer de plus rigoureuses et nombreuses études scientifiques avant de pouvoir offrir ce traitement aux malades. » « … tant que son efficacité n'aura pas été prouvée par de rigoureuses études scientifiques » (Pauline Gravel, « Sclérose en plaques : l’espoir prudent d’une solution », Le Devoir, 16 avril 2010, p. A2).
« Comme l’américain Parti républicain, dont cette frange ultraconservatrice est une composante essentielle, le Parti conservateur est-il tranquillement mais sûrement infiltré par des groupes religieux […] ? (Marie-Andrée Chouinard, « Sans signe ostentatoire », Le Devoir, 8 avril 2011, p. A-8)
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il est intéressant de noter que l’anglais a conservé, du temps où il était soumis à une forte influence du français, certains usages où l’adjectif est postposé : court martial, Chapel Royal, Prince Royal, Peers of the Blood Royal, Lords Spiritual and Temporal, etc. Cette utilisation de l’adjectif postposé s’est maintenue dans le vocabulaire relatif aux institutions britanniques.



3. Absence de l’article devant certains titres de civilité (docteur, maestro, etc.) :


« Maestro Yoav Talmi entamera sa dixième saison à titre de directeur artistique en septembre 2008. » (Conseil des arts et des lettres du Québec, http://www.calq.gouv.qc.ca/jp/musique/os_qc.htm)
« En vedette, deux grands noms de la musique au Québec : l'Orchestre symphonique de Montréal avec maestro Kent Nagano au pupitre, et la chanteuse Ginette Reno. » (Site de Radio-Canada, 3 septembre 2009)

 « […] heureux d’annoncer la nomination de Dr Jean De Serres à titre de président et chef de la direction d’Héma-Québec. Dr De Serres est entré en fonction le 1er avril.» (publicité, Le Devoir, 9 avril 2011, p. C-3)

4. Sur-utilisation du démonstratif ce sous l’influence de l’anglais, comme dans ce début d’éditorial du Devoir, où il n’y a pas de raison d’écrire « ce gouvernement » puisqu’il n’en a pas encore été question de façon explicite dans le texte :
« Québec n'a encore jamais accordé de permis, mais 60 résidences de Malartic ont été déplacées pour faire place à une mine d'or à ciel ouvert. Malgré toutes ses mises en garde, le dernier rapport du bienveillant BAPE ne comporte pas de quoi ébranler ce gouvernement, car il a déjà joué ses dés. » (Marie-Andrée Chouinard, « Projet Malartic – Ruée vers l’or », Le Devoir, 14 juillet 2009, p. A6)
« Moins connue et plus petite, la Commission canadienne des affaires polaires fait, quant à elle, du surplace, a découvert Le Devoir. Ce gouvernement, qui prétend faire du Nord une priorité, a laissé tous les postes du conseil d'administration vacants depuis la fin d'octobre 2008, etc. » (Manon Cornellier, « Le 51e État », Le Devoir, 3 février 2010, p. A3)
« Dans la Gazette, on parle de cet incendie qui a détruit cette église… » (Radio-Canada, 1re chaîne à Montréal, 7 février 2010).
« Le terme ‘aspirateur’ désigne, plus spécifiquement, ce type d'appareil qui est destiné au nettoyage des sols, des tentures, etc. » (Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française, fiche « aspirateur », en ligne le 5 janvier 2011)
L’animateur d’une émission d’affaires publiques de la première chaîne de Radio-Canada fait une utilisation surabondante du démonstratif ce.
La sur-utilisation du démonstratif vient très probablement de l’usage parlementaire britannique. Voici quelques exemples pris dans le journal des débats (Hansard) du 10 décembre 2009 : this House calls upon the government to ratify the Convention on the Rights of Persons with Disabilities, the petitioners draw to the attention of this House, call upon this House to complete the process, all matters that this House has habitually respected, they have been misleading this House, etc. Les motions sont formulées elles aussi de la même façon: That this House call upon the Minister of Human Resources and Skills Development to ask the Employment Insurance Commission.
La syntaxe de l’Assemblée nationale du Québec se ressent fortement de cette influence anglaise (exemples pris dans les séances des 3 et 4 décembre 2009) : Sébastien Bois posait en cette Chambre un geste hautement répréhensible ; en ce qui concerne le projet de loi qui est ici, devant cette Chambre, nous allons voter pour ; je m'adresse à cette Chambre ; faire attention au niveau d'échange que nous tenons en cette Chambre ; le respect de la vérité en cette Chambre ; je tiens à dire à cette Chambre, etc.
À titre de comparaison, le style de l’Assemblée nationale de France est différent (séance du 21 janvier 2010) : je tenais à donner ces précisions à notre assemblée ; lors des explications de vote en première lecture à l'Assemblée nationale; la taxe sur les véhicules de société, que vous avez contestée quand nous l’avons proposée à l’Assemblée nationale ; notre assemblée examinait la proposition de loi de notre collègue ; en application de l’article 96 du règlement de l’Assemblée nationale; les articles de la proposition de loi dans le texte dont l’Assemblée a été saisie. Ce qui ne veut évidemment pas dire que le recours au démonstratif est absent dans les débats parlementaires en France mais il y est beaucoup moins fréquent : j’espère que mardi, par scrutin public, les collègues de cette assemblée, dans leur ensemble, vous ramèneront à la raison. Au Québec et dans les interventions en français à la chambre des Communes à Ottawa, le recours au démonstratif est en revanche systématique.

5. Traduction littérale de l’expression there is not such a thing as : there is not such a thing as fairies, les fées n’existent pas :

« Il n’y a plus désormais une telle chose que ce débat. » (Robert Laplante, « Revoir le cadre stratégique », L’Action nationale, janvier 2004)

« Fernand Dumont a soutenu qu'il n'y a pas à proprement parler une telle chose que la nation québécoise. » (Syllabus d’un séminaire de l’UQAM)

« Il n'y a pas de telle chose que des ‘acts of God’, des cas de force majeure. » (Lettre d’un lecteur, Le Devoir, 3 février 2010)

(À SUIVRE)

Le québécois standard, langue calque /3


Apportons maintenant quelques illustrations qui montrent que le québécois standard – la langue des Québécois « quand ils écrivent bien[1] » selon une définition aménageuse – est en fait un calque de l’anglais. Comme nous invite à le faire cette définition plus qu’approximative, nous laisserons de côté la langue parlée. Les exemples de calques surabondent : les travaux seront complétés (= terminés), ceci complète notre téléjournal, rencontrer les exigences (= satisfaire aux),  citoyen   corporatif   (entreprise citoyenne) ,    opérer une compagnie  (= exploiter) ,  sauver  du  temps   ( =  gagner)  ,   sauver  de   l’argent (= économiser), meilleurs vendeurs (= best-sellers, meilleures ventes), seringues et couches disposables (= jetables), cirer les skis (= farter), déductible employé comme nom dans le domaine des assurances (= franchise), etc.

« […] rappelons que Cart@gène a été initié et continue d'opérer en tant qu'infrastructure de recherche de l'Université de Montréal. » (Le Devoir, « Libre opinion - Cart@gène, un choix de société », 6 janvier 2010) [… was initiatedoperate…]

« Ils vont devoir faire la ligne au chômage » (Radio-Canada, 8 décembre 2009) [to wait in line, to stand in line, faire la queue]

« On a adressé cette question » (TVA Nouvelles 17 h, 25 janvier 2010)
« On met décidément trop l’accent sur la date du référendum. Logiquement, il devrait être appelé quand les souverainistes auront repris le pouvoir, seront prêts et que le moment sera propice » (Jacques Parizeau dans Le Québécois, cité par Michel David, Le Devoir, 14 septembre 2010, p. A3) [to call an election = déclencher une élection].


La chaîne V, anciennement TQS, diffuse depuis des années ce message sans que personne, semble-t-il, le trouve incompréhensible : « Ce film comporte des scènes de violence pouvant ne pas convenir à un jeune public. Le jugement des parents est conseillé. » Le jugement des parents est conseillé, cela ne veut rien dire en français. Il faudrait dire : on conseille aux parents de faire preuve de jugement.

Comme l'avait fait remarquer à l'époque le regretté Louis-Paul Béguin, le calque « mon nom est X » (je m’appelle X) a servi de modèle au slogan fédéraliste du référendum de 1980 « Mon non est québécois » : on ne pouvait mieux illustrer le sort réservé au français au Canada.
En fait, on pourrait citer par pages entières le Colpron, le Multi-dictionnaire de Marie-Éva de Villers et le Dictionnaire québécois français de Lionel Meney.

(À SUIVRE)


[1] Cité d’après Diane Lamonde, Anatomie d’un joual de parade, Montréal, Varia, 2004.

lundi 11 avril 2011

Le québécois standard, langue calque /2


Clarifions les termes que nous utiliserons dans la suite de notre analyse. Un anglicisme lexical, appelé aussi anglicisme formel, est un mot anglais employé tel quel en français (p.ex. : en informatique, chip au lieu de puce). Un anglicisme sémantique est un mot anglais que l’on traduit tel quel en français en y ajoutant un sens qu’il n’a pas dans cette dernière langue (p.ex. : to apply > appliquer, au lieu de postuler; notons en ce sens le néologisme candidater qui semble inconnu au Québec et qui, par sa brièveté, pourrait remplacer avantageusement faire application). Quand un mot anglais est décomposable et que l’on traduit directement les éléments dont il se compose ou encore quand on traduit littéralement une expression anglaise, on a affaire à un calque : fiddlehead > tête-de-violon au lieu de crosse de fougère ; fringe benefits > bénéfices marginaux, pour avantages sociaux.
*   *   *
L’anglicisme qui est le plus facilement repéré – souvent d’ailleurs le seul à l’être – est l’anglicisme lexical. Or, on exagère souvent l’importance de ces emprunts. En effet, des études de statistique lexicale ont montré que la fréquence d’occurrence des anglicismes formels dans le discours est relativement faible. Selon des données qui m’ont été fournies par l’Université de Sherbrooke pour mon rapport La qualité de la langue : un projet de société (Conseil de la langue française, 1999), sur un million d’occurrences dans le corpus alors analysé, il y avait 2 861 occurrences d’anglicismes (soit 0,28 %) ; les anglicismes représentaient 699 vocables (mots différents) sur 11 327, soit 6 %. De plus, 97 % des anglicismes critiqués dans les ouvrages lexicographiques étaient absents de la Banque de données textuelles de Sherbrooke ou présentaient une fréquence très basse (75 % étaient carrément absents). Des travaux menés au Mexique vont dans le même sens ; ils ont montré que seulement huit anglicismes font partie de la liste des 5 000 mots les plus fréquents.

Or, les véritables anglicismes, ceux qui sont le plus susceptibles de miner la structure du français, ce sont les anglicismes sémantiques et les calques, comme l’avait bien vu J.-P. Tardivel dans son pamphlet L’Anglicisme, voilà l’ennemi !


(À SUIVRE)

Le québécois standard, langue calque /1

J’entreprends la publication d’une série de billets sur ce que d’aucuns appellent la « langue québécoise standard » ou le « français standard en usage au Québec ».
Pour éviter les malentendus puisque la publication de ces billets s’étalera sur plusieurs jours, voici l’argumentation qui sera développée : si l’on fait abstraction, d’une part, des calques dont nous traiterons en long et en large et, d’autre part, des 1000 à 2000 mots nécessaires pour traiter des réalités, en particulier mais non seulement administratives, propres au Québec (statalismes), il faut conclure que ce que certains appellent démagogiquement la langue québécoise est simplement et pour l’essentiel du français tout court, du moins en ce qui concerne la langue écrite.
En d’autres termes, ce qui, dans le québécois standard, n’est pas du français standard tout court (ou du « français international ») est le plus souvent une traduction littérale de l’anglais.
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La notion de langue calque est peu connue. On l’emploie surtout pour décrire le ladino, langue liturgique utilisée jadis par les juifs de langue espagnole. Le ladino est aussi appelé judéo-espagnol calque. Le trait caractéristique de cette langue, c’est que sa syntaxe est hébraïque ou araméenne et son lexique espagnol. C’est le résultat de la traduction littérale des textes sacrés en espagnol. Bref, c’est de l’hébreu ou de l’araméen traduit mot à mot[1].
Le québécois standard prôné par les aménageux a les caractéristiques d’une langue calque : il est, plus souvent qu’autrement, une traduction littérale de l’anglais sans respect de la syntaxe française.
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Dans une causerie (« L’anglicisme, voilà l’ennemi ») faite au Cercle catholique de Québec le 17 décembre 1879, Jules-Paul Tardivel avait déjà attiré l’attention sur ce qui constitue le nœud de la question :

Le principal danger auquel notre langue est exposée provient de notre contact avec les Anglais. Je ne fais pas allusion à la manie qu'ont certains Canadiens de parler l'anglais à tout propos et hors de propos. Je veux signaler une tendance inconsciente à adopter des tournures étrangères au génie de notre langue, des expressions et des mots impropres; je veux parler des anglicismes. Il faut bien s'entendre sur la véritable signification de ce mot. On croit trop généralement que les seuls anglicismes que l'on ait à nous reprocher sont ces mots anglais qui s'emploient plus souvent en France qu'au Canada, tels que « steamer, » « fair-play, » « leader, » « bill, » «meeting, » « square, » « dock, » etc. À vrai dire ce ne sont pas là des anglicismes, et il n'y a que très peu de danger à faire usage de ces expressions, surtout lorsque le mot français correspondant manque. On peut, sans inconvénient, emprunter à une langue ce qu'il nous faut pour rendre plus facilement notre pensée. Aussi les Anglais ont-ils adopté une foule de mots français: Naïveté, ennui, sang-froid, sans-gêne, &c.

Voici comment je définis le véritable anglicisme: « Une signification anglaise donnée à un mot français ». Un exemple fera mieux comprendre ma pensée. Ainsi on entend dire tous les jours qu'un tel a fait « application » pour une place. Le mot « application » est français; il signifie « l'action d'appliquer une chose à une autre » et n'a d'autre signification. On fait « l'application » d'un principe ou d'un cataplasme. Mais on ne peut pas employer ce mot dans le sens de demande et dire : « Faire application pour une place ». C'est de l'anglais: To make application for a place.

Voilà l'anglicisme proprement dit qui nous envahit et qu'il faut combattre à tout prix si nous voulons que notre langue reste véritablement française. Cette habitude, que nous avons graduellement contractée, de parler anglais avec des mots français, est d'autant plus dangereuse qu'elle est généralement ignorée. C'est un mal caché qui nous ronge sans même que nous nous en doutions. Du moment que tous les mots qu'on emploie sont français, on s'imagine parler français. Erreur profonde.



129 ans plus tard, un linguiste français, Louis-Jean Calvet, pose le même diagnostic :

Début mai, étant à Québec pour un colloque, j'avais noté un usage proprement québécois dans le vocabulaire du tennis consistant à utiliser bris d'égalité à la place de l'anglais tie break pour désigner ce qu'on appelle en français hexagonal jeu décisif […]. Je me rends compte aujourd'hui que l'expression est généralisée : balle de bris pour balle de break, briser le service du rival, avoir une chance de bris, etc. Ce qui est frappant, ou du moins ce qui me frappe dans cette volonté québécoise de « désaméricaniser » le lexique, c'est que pour comprendre des formes que nous n'employons pas en France il suffit le plus souvent de se demander à quoi elles correspondent en anglais. Pour comprendre balle de bris il faut passer par balle de break. Or la néologie peut suivre plusieurs voies. Elle peut chercher dans le fonds traditionnel d'une langue des formes oubliées et remises au goût du jour. Elle peut aussi forger des mots nouveaux à partir des procédés productifs de la langue. Ces deux voies ont par exemple été suivies en Turquie à l'époque d'Ata Türk ou en Indonésie après l'indépendance. Mais on a souvent l'impression que l'on suit au Québec une troisième voie consistant à traduire mot à mot de l'anglais. En d'autres termes, les Québécois ont tendance, lorsqu'ils suivent les instructions officielles, à parler anglais en français. C'est-à-dire que la néologie se ramènerait souvent pour eux à la traduction, ou plutôt à ce qu'on appelle en termes techniques le calque. Le visage de la langue en est bien sûr transformé. Mais, surtout, cette tendance me semble conforter au plus au point la domination de l'anglais. S'il suffisait, dans les différentes langues du monde, de traduire le verbe to break pour former une expression tennistique « locale », alors tout le monde parlerait anglais dans sa langue. Que ceux qui ne s'intéressent pas au tennis me pardonnent, mais je ne parle pas ici de tennis, je parle de politique linguistique et de domination. Il se trouve que nous avons en français l'expression il pleut des hallebardes et que les Québécois n'ont donc pas besoin de dire il pleut des chats et des chiens (it rains cats and dogs). Mais briser, calqué sur to break, me fait furieusement penser à l'expression à la mode en France depuis quelques années, ce n'est pas ma tasse de thé, directement traduite de it's not my cup of tea. Franciser ainsi l'anglais en croyant lui résister constitue un phénomène étrange que j'aurais tendance à analyser non pas en termes linguistiques mais plutôt en termes psychanalytiques. J'écris ces quelques lignes en écoutant d'une oreille distraite une chaîne de télévision québécoise et j'entends sauver de l'argent, qui est bien sûr une traduction de to save money pour dire économiser. Il s'agit là d'une forme populaire, mais les responsables québécois de la politique linguistique me paraissent aller strictement dans le même sens. N'est-il pas? (Louis-Jean Calvet, http://pagesperso-orange.fr/Louis-Jean.Calvet/, 24 juillet 2008)


(À SUIVRE)


[1] Deux précisions techniques. Il ne faut pas confondre le ladino avec le ladin, langue rhéto-romane très minoritaire parlée encore par quelques milliers de personnes dans la région des Dolomites en Italie. Et ce n’est pas la même chose que le judéo-espagnol ou djudezmo, langue dérivée du vieux castillan et de l’hébreu et encore parlée par quelques sépharades.

mardi 5 avril 2011

À la recherche du référent perdu


« … on est en voie de donner forme à un référent québécois du langage d’ici… » (italiques de l’auteur ; Le Devoir, 4 mai 1985)
« … le développement, en cours, d’une conception nouvelle de la langue d’ici, fondée sur une organisation interne des usages québécois, c’est-à-dire où le référent du langage d’ici serait québécois avant d’être extérieur » (Québec français, mars 1986).
« Les temps étaient murs pour que s'opère tout naturellement le rapatriement du référent social et linguistique » (Actes du colloque sur l'aménagement de la langue au Québec. Communications et synthèses. Mont-Gabriel, 7 et 8 décembre 1989, Québec, Conseil de la langue française, 1990).
« … la norme québécoise que l’enseignement ou la politique officielle de l’État cherchent à diffuser est fondée actuellement sur un référent externe » (Colloque sur la lexicographie québécoise, congrès de l’ACFAS, 1986)
« Le rapatriement du référent linguistique qu’implique l’autonomie normative du français québécois constitue une prise de responsabilité exigeante » (69e congrès de l’ACFAS, 2001).

Rappelons que le référent est « ce à quoi le signe linguistique renvoie soit dans la réalité extra-linguistique ou univers réel, soit dans un univers imaginaire » (Trésor de la langue française).

Plus simplement disons que le référent est l’objet que désigne un mot.
La formule « le rapatriement du référent » n’a aucun sens.
Le rapatriement du référent ? C’est donc qu’il y aurait eu expatriation. Mais de qui ou de quoi ?
Le mot caribou renvoie dans la réalité à une espèce bien précise d’animal. Par conséquent, rapatrier le référent, ce serait faire revenir au Québec les caribous expatriés.

Caribous fuyant le Québec dans l’espoir
de se faire rapatrier le référent

Pour élucubrer la théorie du rapatriement du référent, il fallait en avoir fumé du bon. Du bon « tabac canadien », comme de bien entendu. Pas du colombien, dont le référent est étranger et, on le sait, inconnu sous nos latitudes.


Saisie de référent dans Lotbinière