J’entreprends la publication d’une série de billets sur ce que d’aucuns appellent la « langue québécoise standard » ou le « français standard en usage au Québec ».
Pour éviter les malentendus puisque la publication de ces billets s’étalera sur plusieurs jours, voici l’argumentation qui sera développée : si l’on fait abstraction, d’une part, des calques dont nous traiterons en long et en large et, d’autre part, des 1000 à 2000 mots nécessaires pour traiter des réalités, en particulier mais non seulement administratives, propres au Québec (statalismes), il faut conclure que ce que certains appellent démagogiquement la langue québécoise est simplement et pour l’essentiel du français tout court, du moins en ce qui concerne la langue écrite.
En d’autres termes, ce qui, dans le québécois standard, n’est pas du français standard tout court (ou du « français international ») est le plus souvent une traduction littérale de l’anglais.
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La notion de langue calque est peu connue. On l’emploie surtout pour décrire le ladino, langue liturgique utilisée jadis par les juifs de langue espagnole. Le ladino est aussi appelé judéo-espagnol calque. Le trait caractéristique de cette langue, c’est que sa syntaxe est hébraïque ou araméenne et son lexique espagnol. C’est le résultat de la traduction littérale des textes sacrés en espagnol. Bref, c’est de l’hébreu ou de l’araméen traduit mot à mot[1].
Le québécois standard prôné par les aménageux a les caractéristiques d’une langue calque : il est, plus souvent qu’autrement, une traduction littérale de l’anglais sans respect de la syntaxe française.
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Dans une causerie (« L’anglicisme, voilà l’ennemi ») faite au Cercle catholique de Québec le 17 décembre 1879, Jules-Paul Tardivel avait déjà attiré l’attention sur ce qui constitue le nœud de la question :
Le principal danger auquel notre langue est exposée provient de notre contact avec les Anglais. Je ne fais pas allusion à la manie qu'ont certains Canadiens de parler l'anglais à tout propos et hors de propos. Je veux signaler une tendance inconsciente à adopter des tournures étrangères au génie de notre langue, des expressions et des mots impropres; je veux parler des anglicismes. Il faut bien s'entendre sur la véritable signification de ce mot. On croit trop généralement que les seuls anglicismes que l'on ait à nous reprocher sont ces mots anglais qui s'emploient plus souvent en France qu'au Canada, tels que « steamer, » « fair-play, » « leader, » « bill, » «meeting, » « square, » « dock, » etc. À vrai dire ce ne sont pas là des anglicismes, et il n'y a que très peu de danger à faire usage de ces expressions, surtout lorsque le mot français correspondant manque. On peut, sans inconvénient, emprunter à une langue ce qu'il nous faut pour rendre plus facilement notre pensée. Aussi les Anglais ont-ils adopté une foule de mots français: Naïveté, ennui, sang-froid, sans-gêne, &c.
Voici comment je définis le véritable anglicisme: « Une signification anglaise donnée à un mot français ». Un exemple fera mieux comprendre ma pensée. Ainsi on entend dire tous les jours qu'un tel a fait « application » pour une place. Le mot « application » est français; il signifie « l'action d'appliquer une chose à une autre » et n'a d'autre signification. On fait « l'application » d'un principe ou d'un cataplasme. Mais on ne peut pas employer ce mot dans le sens de demande et dire : « Faire application pour une place ». C'est de l'anglais: To make application for a place.
Voilà l'anglicisme proprement dit qui nous envahit et qu'il faut combattre à tout prix si nous voulons que notre langue reste véritablement française. Cette habitude, que nous avons graduellement contractée, de parler anglais avec des mots français, est d'autant plus dangereuse qu'elle est généralement ignorée. C'est un mal caché qui nous ronge sans même que nous nous en doutions. Du moment que tous les mots qu'on emploie sont français, on s'imagine parler français. Erreur profonde.
129 ans plus tard, un linguiste français, Louis-Jean Calvet, pose le même diagnostic :
Début mai, étant à Québec pour un colloque, j'avais noté un usage proprement québécois dans le vocabulaire du tennis consistant à utiliser bris d'égalité à la place de l'anglais tie break pour désigner ce qu'on appelle en français hexagonal jeu décisif […]. Je me rends compte aujourd'hui que l'expression est généralisée : balle de bris pour balle de break, briser le service du rival, avoir une chance de bris, etc. Ce qui est frappant, ou du moins ce qui me frappe dans cette volonté québécoise de « désaméricaniser » le lexique, c'est que pour comprendre des formes que nous n'employons pas en France il suffit le plus souvent de se demander à quoi elles correspondent en anglais. Pour comprendre balle de bris il faut passer par balle de break. Or la néologie peut suivre plusieurs voies. Elle peut chercher dans le fonds traditionnel d'une langue des formes oubliées et remises au goût du jour. Elle peut aussi forger des mots nouveaux à partir des procédés productifs de la langue. Ces deux voies ont par exemple été suivies en Turquie à l'époque d'Ata Türk ou en Indonésie après l'indépendance. Mais on a souvent l'impression que l'on suit au Québec une troisième voie consistant à traduire mot à mot de l'anglais. En d'autres termes, les Québécois ont tendance, lorsqu'ils suivent les instructions officielles, à parler anglais en français. C'est-à-dire que la néologie se ramènerait souvent pour eux à la traduction, ou plutôt à ce qu'on appelle en termes techniques le calque. Le visage de la langue en est bien sûr transformé. Mais, surtout, cette tendance me semble conforter au plus au point la domination de l'anglais. S'il suffisait, dans les différentes langues du monde, de traduire le verbe to break pour former une expression tennistique « locale », alors tout le monde parlerait anglais dans sa langue. Que ceux qui ne s'intéressent pas au tennis me pardonnent, mais je ne parle pas ici de tennis, je parle de politique linguistique et de domination. Il se trouve que nous avons en français l'expression il pleut des hallebardes et que les Québécois n'ont donc pas besoin de dire il pleut des chats et des chiens (it rains cats and dogs). Mais briser, calqué sur to break, me fait furieusement penser à l'expression à la mode en France depuis quelques années, ce n'est pas ma tasse de thé, directement traduite de it's not my cup of tea. Franciser ainsi l'anglais en croyant lui résister constitue un phénomène étrange que j'aurais tendance à analyser non pas en termes linguistiques mais plutôt en termes psychanalytiques. J'écris ces quelques lignes en écoutant d'une oreille distraite une chaîne de télévision québécoise et j'entends sauver de l'argent, qui est bien sûr une traduction de to save money pour dire économiser. Il s'agit là d'une forme populaire, mais les responsables québécois de la politique linguistique me paraissent aller strictement dans le même sens. N'est-il pas? (Louis-Jean Calvet, http://pagesperso-orange.fr/Louis-Jean.Calvet/, 24 juillet 2008)
(À SUIVRE)
(À SUIVRE)
[1] Deux précisions techniques. Il ne faut pas confondre le ladino avec le ladin, langue rhéto-romane très minoritaire parlée encore par quelques milliers de personnes dans la région des Dolomites en Italie. Et ce n’est pas la même chose que le judéo-espagnol ou djudezmo, langue dérivée du vieux castillan et de l’hébreu et encore parlée par quelques sépharades.
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