[…] sed quis custodiet ipsos
custodes?
Mais qui les gardera, ces gardiens ?
Juvénal, Satire VI
Qui gardera en effet nos gardiens de la langue ?
Dans une lettre ouverte adressée à la nouvelle présidente-directrice générale de l’Office québécois de la langue française (Le Devoir, 12 février 2011), un groupe de terminologues ayant tous déjà travaillé à l’Office a remis en cause la réorientation qui a été donnée au Grand Dictionnaire terminologique depuis une dizaine d’années. Cette démarche a depuis été appuyée par plusieurs dizaines de terminologues, traducteurs et réviseurs.
Le problème était pourtant connu depuis longtemps et avait déjà été porté à l’attention des autorités de l’Office.
En 2002, déjà, Marie-Éva de Villers, auteure du Multidictionnaire de la langue française, avait sonné l’alarme lors du congrès de l’ACFAS. Elle avait donné des exemples de fiches du Grand Dictionnaire terminologique qui témoignaient d’un changement d’orientation.
En 2008 et en 2009, j’ai eu l’occasion de faire part de mes propres observations à qui de droit. Voici l’essentiel de ma première intervention le 22 juillet 2008 (la seconde fera l’objet d’un billet plus tard) :
* * *
[...]
Pour vous faire comprendre la situation, je me contenterai de trois exemples qui me semblent bien définir la problématique actuelle.
1. La fiche crosse de fougère.- On vient de refaire cette fiche pour accepter comme quasi-synonyme (et non comme terme non retenu ou rejeté) tête-de-violon, sans même indiquer qu'il s'agit d'une traduction littérale de l'anglais (fiddle-head, fiddle étant le violon du violoneux), ce qui est déjà inacceptable dans une fiche de l'Office***. Plus inquiétant encore, une note ajoute : « Dans l'étiquetage des produits commerciaux, l'usage n'est pas encore fixé entre crosse de fougère et tête-de-violon. » Or, s'il est un domaine où l'on peut, et même où l'on doit, imposer un usage, c'est bien celui de l'étiquetage des produits alimentaires puisqu'il met en cause la loyauté des ventes et même la santé publique (que l'on pense aux aliments allergènes). Bien avant la loi 22, il y a eu le règlement 683 de 1967 du ministère de l'Agriculture qui imposait le bilinguisme dans l'étiquetage des produits alimentaires et dont l'application relevait du directeur de la répression des fraudes et de la loyauté des ventes au ministère de l'Agriculture. Le ministère travaillait alors étroitement avec l'Office (la responsable de la terminologie de l'alimentation avait même une carte d'inspectrice du ministère) et il obligeait les entreprises à utiliser la terminologie de l'Office, dont crosse de fougère, parce qu'il estimait qu'une terminologie incorrecte était susceptible de constituer un cas de fraude. Il ne peut donc s'agir, dans un tel contexte, de se contenter d'observer l'usage ou les usages en concurrence, comme le font les lexicographes et comme l'implique la note citée, mais de déterminer quel usage il faut préconiser. Je vous citerai une anecdote pour vous démontrer l'importance de cette question d'un point de vue purement commercial, surtout en cette époque de mondialisation.
Lors d'une réunion avec des spécialistes du ministère de l'Agriculture, de Pêches et Océans Canada et du Bureau des traductions d'Ottawa à l'époque où j'étais encore terminologue, on m'a cité le cas d'une entreprise française qui avait acheté au Québec une cargaison de turbot. Or, l'entreprise avait refusé la livraison parce qu'il ne s'agissait pas de turbot mais de flétan du Groenland, vendu improprement au Canada sous le nom de turbot.
2. La fiche boisson gazeuse.- Elle présente le même type de problème que la fiche précédente : on y accepte, comme quasi-synonyme, le mot liqueur. La note qui l'accompagne est rédigée d'un point de vue qui est clairement celui du lexicographe : le mot liqueur convient « en situation de discours usuel ». Or, le GDT n'a pas pour vocation de décrire la langue courante.
3. La fiche franchise (en assurances).- Dans une version antérieure de cette fiche, on acceptait comme synonyme le mot déductible mais, à la suite d'un incident dont je vous épargne le détail et qui est survenu lors du congrès de l'ACFAS en 2002, le rédacteur a dû refaire ses devoirs et signaler déductible comme terme non retenu. Toutefois, il a ajouté une note qui accepte ce terme tout en le refusant ! Si je cite ce cas, ce n'est pas pour son côté anecdotique mais bien plutôt pour son côté exemplaire. En effet, cette intervention sur un terme isolé viole un des principes du travail terminologique qui est, non pas d'intervenir sur des termes isolés, mais sur des champs sémantiques (l'ensemble des termes d'un domaine)[1]. Ce cas est aussi exemplaire du manque de mémoire institutionnelle à l'Office. En effet, il faut savoir qu'il a fallu que la direction de l'Office déploie beaucoup d'efforts, à la fin des années 1960 et dans les années 1970, pour convaincre les compagnies d'assurances (souvent britanniques) de se franciser. Je vous assure que cela a été un processus très long et très difficile. Et maintenant que toutes les polices d'assurances utilisent la terminologie de l'Office (y compris le mot franchise), quelqu'un a tenté, de sa propre initiative, d'intervenir dans ce domaine, remettant en cause l'œuvre de ses prédécesseurs.
Comme vous le savez, il y a deux écoles de pensée à l'Office. Mais on aurait tort d'y voir une nouvelle version de la querelle des Anciens et des Modernes et encore plus de considérer qu'il s'agit d'une opposition entre puristes et laxistes. Il s'agit bien plutôt d'une opposition entre terminologues et lexicographes. Et c'est en tant qu'ancien chargé de cours en terminologie à l'UQTR que je crois pouvoir affirmer qu'il y a bel et bien une dérive dans les travaux de l'Office, dérive qui se manifeste principalement dans la terminologie relative à la vie courante (alimentation, bâtiment, vêtement, etc.) et pas du tout, pour ce que j'en ai vu, dans les terminologies très techniques ou scientifiques. Les personnes recrutées depuis une dizaine d'années n'ont jamais eu de formation ou de mise à niveau en terminologie. C'est ce qui explique le malaise actuel et la dérive lexicographique à laquelle on assiste, les gens continuant à travailler comme s'ils faisaient un dictionnaire historique, chose légitime en soi mais qui ne relève pas du mandat de l'Office.
Ce qui illustre le plus cette dérive, c'est le recours, plus fréquent dans le GDT depuis environ 2000, à des références aux dialectes français dans les notes : « Au XXe siècle, [le mot gravelle] est relevé en France dans plusieurs parlers régionaux ». Ce genre d'affirmation prête à confusion. En effet, il faut savoir que ces attestations de termes proviennent des atlas linguistiques (dont l'un des objectifs est d'éclairer l'histoire de la langue). Or, un des principes méthodologiques de ces ouvrages est le recours à des informateurs les plus âgés possibles. La moyenne d'âge des informateurs dépasse largement les 70 ans. Ainsi, l'Atlas linguistique de la France, publié de 1902 à 1910, représente les usages qui avaient cours au milieu du XIXe siècle. Et les atlas les plus récents ne peuvent donc représenter au mieux que les usages du début du XXe siècle. La citation que je viens de faire du GDT laisse croire que le mot gravelle serait actuellement d'usage courant dans plusieurs parlers régionaux en France, affirmation que je mets en doute (et qui, de toute façon, n'a pas sa place dans un ouvrage terminologique).
Je ne voudrais pas laisser croire que mon opinion des travaux terminologiques de l'Office est uniquement négative. Au contraire. Le travail de l'Office est très utile dans la terminologie de l'informatique, où plusieurs de nos néologismes commencent à s'implanter, même dans d'autres pays francophones. Et je m'en voudrais de ne pas mentionner le récent vocabulaire des conventions collectives, qui est un modèle du genre.
*** La fiche a depuis été refaite et mentionne maintenant que tête-de-violon pourrait être un calque de l'anglais.
[1] Autre principe dont on n'a pas tenu compte dans le cas qui nous occupe : la consultation d'experts du domaine.
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