L’ancien président de l’Asulf, l’Association pour le soutien et l’usage de la langue française, le juge Robert Auclair, a écrit en 2008 à l’Office québécois de la langue française pour demander des explications sur l’acceptation, par l’Office, du calque tête-de-violon comme « quasi-synonyme » du terme crosse de fougère jusqu’alors préconisé. Comme il s’agit de la réponse d’un organisme officiel à une question posée par une association, et avec l’autorisation de M. Auclair, j’en publie le texte. (Comme pour les autres billets de mon blogue, j'omets les noms propres lorsque cela risque de trop personnaliser le débat.)
Québec, le 24 novembre 2008
Monsieur Robert Auclair
ASULF
***
Québec (Québec) ***
Monsieur,
Nous avons bien reçu votre lettre au sujet du quasi-synonyme tête-de-violon. Voici les raisons qui ont motivé nos choix terminologiques.
Il est sans doute exact que le terme tête-de-violon pour désigner la crosse de fougère est un calque de l’anglais fiddlehead, mais nous considérons que le seul fait de l'emprunt à l'anglais n'est pas une raison valable pour rejeter d'emblée un terme. Dans tous les cas, il faut pousser l'analyse plus loin. Il faut voir ici que d'une part il s'agit d'une réalité bien de chez nous, la crosse de fougère cuisinée ne faisant pas partie des habitudes alimentaires des Français. En outre, le terme crosse de fougère (que nous présentons tout de même en entrée principale) est quasi inusité au Canada, tant chez les cueilleurs que chez les gourmets et les cuisiniers.
D'autre part, tête-de-violon est une belle analogie avec l'extrémité du manche des instruments à corde. Ce sens est attesté dans les ouvrages français de lutherie (celui de François-Joseph Pommet et celui de Lamario pour ne citer que ceux-là) de même que dans des dictionnaires de langue comme le Trésor de la langue française (celui de France) sous le vocable violon et le Dictionnaire culturel de la langue française (sous tête). En outre, “ notre ” produit est vendu sous te nom de tête de violon en France sous l'étiquette Délices sauvages du Canada, ce qui prouve le pouvoir évocateur de la dénomination.
Enfin, le mot tête est utilisé en botanique pour dénommer l'extrémité arrondie de certains végétaux : tête d'asperge, tête d'artichaut, tête de champignon, tête d'arbre, etc. (voir notamment Le Petit Robert). Ces observations font que nous considérons tête-deviolon comme un emploi légitime qui contribue à conserver le caractère original et vivant de notre variété de français
En espérant que ces explications vous éclaireront sur notre choix, nous vous prions d'agréer, Monsieur, l'expression de nos sentiments distingués.
La directrice générale des services linguistiques,
* * *
M. Auclair m’a demandé ce que je pensais de la réponse qu’il avait reçue de l’Office. Voici les commentaires que je lui ai fait parvenir. Copie en a été transmise par mes soins à qui de droit à l’Office le 11 février 2009 :
Québec, le 22 décembre 2008
M. Robert Auclair
***
Québec (Québec)
Monsieur le Juge,
Vous m'avez transmis la lettre que vous adressait le 24 novembre la directrice générale adjointe des Services linguistiques de l'Office québécois de la langue française en me demandant si l'argumentation qu'elle présentait me convainquait. La lettre de Mme *** portait sur le mot tête-de-violon, donné comme « quasi-synonyme » de crosse de fougère dans le Grand dictionnaire terminologique de l'OQLF.
J'ai passé plusieurs heures à étudier la réponse de l'Office.
Je commenterai chacun des points mentionnés dans la lettre de Mme ***.
L'expression « quasi-synonyme » utilisée dans le premier paragraphe
Si tête-de-violon est acceptable, il est alors un synonyme de plein droit, non un quasi-synonyme. Il y là une erreur de conceptualisation.
« … la crosse de fougère ne faisant pas partie des habitudes alimentaires des Français. »
Vérification faite, il est signalé à plusieurs endroits que les crosses de fougère se sont consommées autrefois en France, particulièrement en période de disette. Aujourd'hui ceux qui pratiquent la survie en forêt savent encore qu'on peut en consommer moyennant certaines précautions (toxicité).
Du point de vue de la simple logique, il est toujours hasardeux de faire des assertions portant sur la non-existence d'un terme. La formulation utilisée dans la lettre est donc imprudente. La même remarque s'applique au point qui suit.
« Le terme crosse de fougère est quasi inusité au Canada »
Dans le domaine du vocabulaire, les travaux de Claude Poirier l'ont amené à parler de l'« intrication » des québécismes et des mots du français dit de référence car il est impossible de prouver qu'un mot du français de référence n'est pas utilisé au Québec. Mon étude récente Le vocabulaire des Québécois, étude comparative (1983 et 2006) apporte de nouveaux arguments à cette position.
D'un point de vue plus pratique, une simple consultation dans Internet par le moteur de recherche Google permet de trouver plus de 900 attestations de l'emploi du terme crosse de fougère, la plupart dans des textes canadiens et québécois. Il est utilisé dans des sites officiels des gouvernements du Canada et du Nouveau-Brunswick et dans celui de l'émission L'épicerie (Radio-Canada). Le site de l'Association canadienne de distribution de fruits et légumes ne donne que l'appellation crosse de fougère. Le site de la chaîne d'alimentation Métro n'utilise, dans la page « Les légumes tiges », que le terme crosse de fougère, celui de la chaîne IGA l'utilise comme synonyme de tête-de-violon.
Le terme crosse de fougère est inusité « chez les gourmets et les cuisiniers »
Il est toujours difficile de prouver une assertion portant sur la non-existence. C'est la troisième occurrence dans la lettre de ce type d'argumentation.
Une recherche sur Google révèle qu'en plus d'être utilisé par des chaînes d'alimentation, le terme se trouve dans la revue Coup de pouce. Le site Passeport Santé offre une recette de crosses de fougère sautées au sésame. On trouve aussi dans Internet des recettes de velouté de crosses de fougère et poires et de crosses de fougères aux champignons. Le Bulletin des agriculteurs donne aussi une recette de crosses de fougère et précise que le terme tête-de-violon est à proscrire.
« Tête-de-violon est une belle analogie avec l'extrémité du manche des instruments à corde. »
Plus exactement, c'est une métaphore.
« Ce sens est attesté dans les ouvrages français de lutherie (celui de François-Joseph Pommet et celui de Lamario pour ne citer que ceux-là.) »
Renseignements pris, il n'y pas d'ouvrage de ces deux auteurs à la bibliothèque de l'OQLF ni dans aucune bibliothèque gouvernementale.
En fait, François-Joseph Pommet est un luthier de Reims qui a son propre site Internet où on peut voir des images présentant les diverses parties d'un violon.
Lamario n'est pas un nom de personne mais la marque de commerce d'un luthier québécois, Mario Lamarre.
La formulation de la phrase est donc de nature à induire en erreur.
Source : http://www.lamario.ca/
« Ce sens est attesté … dans des dictionnaires de langue comme le Trésor de la langue française (celui de France, sous le vocable violon)… »
Mais il ne désigne pas alors une partie du violon, encore moins d'une plante, mais une partie d'un foret de sculpteur utilisé pour percer le béton :
b) TECHNOL. Petit touret à main actionné à l'aide d'un archet; foret de sculpteur utilisé pour percer le marbre. Le ministre et son amie voyaient avec effroi tout autour de la chambre à coucher les vrilles percer les portes et les volets, les violons faire des trous dans les murs [pour les observer] (A. FRANCE, Île ping., 1908, p. 377).
Tête de violon, clef de violon. Tête de vis ayant la forme des clefs de cheville et que l'on manœuvre à la main. Lorsque le fléau est muni d'une vis de sûreté à tête de violon placée sur le support au-dessus du fléau, une plus-value est prévue [à la série] (ROBINOT, Vérif., métré et prat. trav. bât., t. 3, 1928, p. 72).
Tête de violon, clef de violon. Tête de vis ayant la forme des clefs de cheville et que l'on manœuvre à la main. Lorsque le fléau est muni d'une vis de sûreté à tête de violon placée sur le support au-dessus du fléau, une plus-value est prévue [à la série] (ROBINOT, Vérif., métré et prat. trav. bât., t. 3, 1928, p. 72).
Il est pour le moins curieux que des terminologues, dont la mission consiste à travailler sur des vocabulaires spécialisés, puissent faire ce genre de confusion.
Par ailleurs, le Trésor de la langue française donne bien l'expression tête de violon pour désigner la partie recourbée de l'instrument de musique mais on trouve ce sens au mot… crosse !
Ce que l'Office ne dit pas : dans le Trésor de la langue française, sous le vocable crosse, on indique clairement que ce mot est le terme technique pour désigner l'extrémité de la tige de certaines plantes, en particulier des fougères :
Spéc. [En parlant de certaines parties de plantes, en partic. lorsqu'il s'agit de fougères] Feuille en crosse. Les fougères sèches jonchaient le sol que perçaient les nouvelles crosses, d'un vert acide (MAURIAC, Th. Desqueyroux, 1927, p. 193).P. méton. Partie d'un élément présentant une certaine courbure.
A. [En parlant d'obj. fabriqués]
1. Usuel. Crosse de canne. Mme de Cambremer tenait à la main, avec la crosse d'une ombrelle, plusieurs sacs brodés (PROUST, Sodome, 1922, p. 808).
2. MUS. [Dans un instrument à cordes] Partie recourbée du manche qui porte les chevilles. Crosse de luth, de viole, de violon, La tête ou crosse [du luth] était légèrement renversée et était munie de chevilles qu'on tournait pour tendre plus ou moins les cordes (ROUGNON 1935, p. 379).
A. [En parlant d'obj. fabriqués]
1. Usuel. Crosse de canne. Mme de Cambremer tenait à la main, avec la crosse d'une ombrelle, plusieurs sacs brodés (PROUST, Sodome, 1922, p. 808).
2. MUS. [Dans un instrument à cordes] Partie recourbée du manche qui porte les chevilles. Crosse de luth, de viole, de violon, La tête ou crosse [du luth] était légèrement renversée et était munie de chevilles qu'on tournait pour tendre plus ou moins les cordes (ROUGNON 1935, p. 379).
Ce que l'Office ne dit pas non plus : dans le Trésor de la langue française au Québec, on trouve au moins 27 attestations de l'expression crosse de fougère, par exemple :
« Plusieurs lecteurs ont gentiment appelé et écrit à l'auteur de ces lignes pour lui rappeler que son texte sur les crosses de fougère (cessez donc d'appeler ça à tort des têtes de violon) ne faisait nulle part mention de la façon de les cueillir pour éviter leur disparition. » (Robert Fleury, Le Soleil, 30 mai 1984, p. D-2).
En comparaison, le TLFQ donne 77 attestations de tête-de-violon (ratio 3/1), dont plusieurs disent soit que c'est un synonyme de crosse de fougère, soit que c'est un anglicisme à éviter.
« Ce sens est attesté … dans le Dictionnaire culturel de la langue française (sous tête). »
Le sens est attesté dans cet ouvrage pour la partie de l'instrument de musique, non pour la crosse de la fougère, même si l'article tête fait plus de quatre colonnes et demie.
En revanche, ce que l'Office ne dit pas : dans le même ouvrage, au mot crosse, on indique le sens « jeune feuille de fougère enroulée sur elle-même ».
« En outre, 'notre' produit est vendu sous le nom tête de violon en France sous l'étiquette Délices sauvages du Canada. »
Je ne vois pas ce que cela apporte comme argument puisqu'une simple consultation d'Internet nous apprend que le produit est étiqueté au Canada.
Source : TerroirsQuébec
« Enfin, le mot tête est utilisé en botanique pour dénommer l'extrémité arrondie de certains végétaux : tête d'asperges, tête d'artichaut, tête de champignon, tête d'arbre, etc. (voir notamment Le Petit Robert) »
Mais il y manque la tête de violon (et, me permettrai-je d'ajouter, la tête de nœuds).
En fait, il s'agit de deux séries qui n'ont rien de commun : en botanique, le syntagme est composé de tête + nom d'une plante, alors que le syntagme tête de violon, est composé de tête + nom d'un instrument ! Dans tête d'artichaut, seul le terme tête est métaphorique, alors que dans tête de violon, c'est l'ensemble qui l'est : curieux dérapage dans le raisonnement et manque de rigueur.
Le Petit Robert est un ouvrage de lexicographie générale et on pourrait s'attendre à ce que des terminologues citent plutôt des ouvrages spécialisés. S'ils avaient consulté l'Encyclopaedia Universalis, par exemple, ou un ouvrage pour spécialistes comme Le Bon Jardinier, ils auraient découvert que le terme technique est crosse.
Mes analyses m'amènent à conclure que la réponse de l'Office est mal rédigée, confuse et incomplète. Tout comme la fiche du Grand Dictionnaire terminologique, sur laquelle voici quelques commentaires.
La fiche traite de deux domaines : alimentation et botanique. Or, si crosse de fougère peut avoir crosse de fougère à l'autruche comme synonyme et tête de violon comme « quasi-synonyme », c'est uniquement dans le domaine de l'alimentation.
Dans le domaine de la botanique, le terme crosse de fougère à l'autruche, qui désigne une fougère en particulier parmi des centaines d'autres, ne peut pas être le synonyme de crosse de fougère. En effet, en français, le terme crosse de fougère ne s'applique pas uniquement à Matteuccia struthiopteris comme pourrait le faire croire la fiche. C'est un terme générique pour désigner la partie recourbée de la tige (la fronde) des fougères, de toutes les fougères comme aussi, par exemple, Onoclea sensibilis ou Dryopteries marginalis.
La définition de la fiche est inexacte, pour la botanique (crosse de fougère : Jeune fronde de fougère qui se consomme comme légume vert). Toutes les crosses de fougère ne se consomment pas (d'ailleurs la fiche signale ce fait…). Et le premier sens de crosse de fougère s'applique d'abord à la botanique (extrémité recourbée de la fronde de la fougère), ensuite à l'alimentation.
Le terme fougère à l'autruche ou fougère de l'autruche est vraisemblablement un calque de l'anglais ostrich fern… La fiche ne donne pas les équivalents français standard de fougère à l'autruche. En Europe francophone, ses noms vernaculaires sont fougère plumes d'autruche, fougère allemande, fougère d'Allemagne ou matteucie, mais visiblement cela n'intéresse pas le GDT, qui pourtant prétend s'adresser à un public francophone international…
La fiche ne donne pas les marques d'usage attendues (Canada ou Québec). Il faut aller aux commentaires pour comprendre que tête de violon est peut-être un québécisme. Rien n'est dit pour fougère à l'autruche.
Le GDT rejette les termes crosse de violon et queue de violon (« termes non retenus »). On se demande pourquoi. En effet, les termes crosse de violon et queue de violon sont attestés dans le TLF pour désigner « la partie où s'attache les cordes d'un violon » ou « la partie recourbée du manche qui porte les chevilles ». Si la métaphore est valable pour tête de violon, pourquoi ne le serait-elle pas pour crosse de violon et queue de violon ?
La fiche ne mentionne pas le terme pousse de fougère, très fréquent. D'ailleurs, le terme pousse de + est fréquent dans les termes composés du domaine de l'alimentation.
Comme vous le voyez, votre demande m'a amené à faire des recherches approfondies. Je ne prétends pas avoir de réponse définitive quant au statut de l'expression tête-de-violon mais deux conclusions se dégagent de mes recherches :
1) Un sondage auprès de botanistes européens effectué par un ami m'indique que le terme tête-de-violon, dans cet emploi, ne semble pas usité en Europe francophone, du moins en langue de spécialité, mais les spécialistes savent que ce terme s'utilise au Canada. Cela tendrait à prouver que l'origine de notre tête-de-violon est à rechercher dans l'anglais fiddlehead. Mais, de même qu'il n'est pas possible de prouver l'inexistence d'un terme dans une variété de langue, il est également impossible de prouver l'interférence de l'anglais ici (la même image ayant pu apparaître de manière indépendante en français) mais il est évident qu'il s'agit d'un cas qui s'apparente à un calque.
2) Selon la documentation consultée, le terme technique est bel et bien crosse de fougère. Comme le GDT est censé être un dictionnaire terminologique, c'est le seul terme qui devrait être présenté en entrée, tête-de-violon pouvant être relégué dans une note.
Quoi qu'il en soit, l'analyse que j'ai faite suscite en moi des doutes sur les méthodes de travail de l'Office qui me semblent plus près d'une simple description lexicographique que de la terminologie proprement dite.
Je vous autorise à utiliser ma lettre dans d'éventuelles démarches auprès de la présidente de l'Office ou auprès de la ministre. Si vous l'utilisez pour votre bulletin, ce ne pourrait alors être que sous forme de résumé étant donné la longueur de ma lettre et j'aimerais dans ce cas pouvoir lire le texte avant publication.
Veuillez recevoir, Monsieur le Juge, avec mes meilleurs vœux pour la nouvelle année, l'expression de mes meilleurs sentiments.
Quoi de mieux pour se libérer de cette obsession des têtes-de-violon que d’écouter celle d’Eugène Ysaÿe ?
Eugène Ysaÿe, Sonate pour violon solo, op. 27, no 2, 1er mouvement « L’obsession »
Interprète : Julia Fischer
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