vendredi 4 mars 2016

Les interprètes autoproclamés de la norme sociolinguistique


On m’a signalé que la fiche « magasinage / shopping » du Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF) avait récemment été refaite. On y lit maintenant : «L'emprunt intégral à l'anglais shopping ne s'inscrit pas dans la norme sociolinguistique du français au Québec. Il n'est pas acceptable en vertu des critères de traitement de l'emprunt linguistique en vigueur à l'Office québécois de la langue française ».


Le mot shopping ne « s’inscrit » pas dans la norme sociolinguistique du français au Québec. Notons le caractère pour le moins curieux de la formulation. En français normal, on aurait simplement dit que le mot n’est pas conforme à la norme.


Mais quelle est cette norme sociolinguistique ? Pour y voir clair, il faut des enquêtes sociolinguistiques. Il se trouve que, sur le point précis de l’opinion des Québécois sur les anglicismes, le Conseil et l’Office de la langue française ont effectué trois enquêtes d’opinion, en 1983, en 1998 et en 2004. Elles contredisent en bonne partie la prétention des terminologues de l’OQLF.


Évolution des opinions des Québécois sur les anglicismes


Commençons par la question la plus générale sur les anglicismes dans les trois sondages.


En 1983 plus des trois quarts des personnes enquêtées dans les régions métropolitaines de Montréal et de Québec croyaient qu’« il faudrait éliminer les mots anglais du français d’ici ». Il n’y avait pas de différence significative entre les tranches d’âge : le rejet des anglicismes était donc largement partagé par toutes les générations. Deux décennies plus tard, cette opinion aura perdu près de 20 points (79 % en 1983, 60,3 % en 2004).






Cette plus grande tolérance envers les anglicismes est le fait des générations plus jeunes. Dans les enquêtes de 1998 et de 2004, plus on est jeune et moins on est hostile aux mots anglais. Un peu plus du tiers des jeunes se disent hostiles aux anglicismes comparativement à plus des deux tiers chez les plus âgés.



À la lumière des réponses à la proposition qu’« il faudrait éliminer les mots anglais du français d’ici », la « norme sociolinguistique du français au Québec », invoquée dans la fiche du GDT, est donc claire : ouverture de plus en plus grande aux mots anglais. On peut s’en désoler, on peut estimer que 60 % des plus jeunes générations sont dans l’erreur, mais on ne peut faire dire aux chiffres le contraire de ce qu’ils disent.


Une opinion encore divisée

Une autre question laisse croire que l’opinion publique québécoise est encore très divisée sur les anglicismes. À la question « À partir du moment où les autres francophones utilisent un mot emprunté à une autre langue (par exemple, le terme week-end), trouvez-vous que les Québécois devraient l’utiliser ? », les réponses sont plus partagées :




La question ne figurait pas dans l’enquête de 1983. Il aurait été intéressant de voir si sur ce point particulier l’opinion avait autant changé entre 1983 et 1998. Le oui et le non sont presque à égalité en 1998 mais on note la progression, légère, du rejet du mot week-end de 1998 à 2004. Pourtant, le mot week-end s’entend partout au Québec à la radio, comme j’ai pu le constater dans mon analyse des bulletins d’information.


Ce que nous connaissons de la norme sociolinguistique du français au Québec devrait amener les terminologues de l’OQLF à faire preuve de plus de prudence dans leurs affirmations.
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Jacques Maurais, Les Québécois et la norme : l’évaluation par les Québécois de leurs usages linguistiques, Montréal, OQLF, 2008.

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