mardi 8 mars 2016

Les interprètes autoproclamés de la norme sociolinguistique /2


Dans mon avant-dernier billet, j’ai parlé de la fiche « magasinage / shopping » du Grand Dictionnaire terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française (OQLF) où on lit : « L'emprunt intégral à l'anglais shopping ne s'inscrit pas dans la norme sociolinguistique du français au Québec. »

J’ai rappelé que pour avoir une idée de cette norme sociolinguistique, il faut des enquêtes et que le Conseil et l’Office de la langue française ont déjà effectué de pareilles études. Dans mon billet du vendredi 4 mars, j’en citais trois dont les résultats auraient dû convaincre les rédacteurs du GDT de faire preuve d’un peu plus de prudence. Aujourd’hui, je vais en citer deux autres.

En 1983, Annette Paquot a effectué une enquête sur le vocabulaire des Québécois. On a alors présenté à un échantillon représentatif de francophones nés au Québec des illustrations de différents objets en leur demandant comment ils les appelaient habituellement. En 2006, la même enquête a été reprise, dans les mêmes conditions et avec les mêmes illustrations. La proportion des Québécois qui donnaient comme premières réponses des mots du français « international » a passé de 34,6 % à 46,8 % de 1983 à 2006*. Il faudrait peut-être se demander si la modernisation du vocabulaire ne pourrait pas aussi faire partie de la « norme sociolinguistique du français au Québec. »

Résumons maintenant les résultats d’une étude portant sur la connaissance et l’utilisation des termes de l’automobile par le personnel travaillant chez les concessionnaires automobiles et par les élèves en mécanique automobile. En ce qui concerne la connaissance des termes standard, les enquêtés – vendeurs, commis à la clientèle, commis aux pièces, mécaniciens et élèves –, déclarent les connaître à plus de 60 %. Mais pour l’utilisation qu’ils déclarent faire des termes standard, les répondants se répartissent en deux groupes bien typés : les commerciaux ou cols blancs, plus en contact avec le public et déclarant utiliser le plus souvent, dans une forte proportion, les termes standard, et les ouvriers ou cols bleus, qui conservent l’utilisation d’un vocabulaire largement anglicisé (dans le domaine de l’automobile les québécismes étant surtout des anglicismes).

Les élèves se rattachent à cette dernière catégorie, soit parce que leurs enseignants sont d’anciens travailleurs qui leur transmettent le vocabulaire anglicisé, soit parce que ce dernier constitue la norme valorisée dans leur endogroupe.




Au moment de l’adoption de la loi 101, on a cru que les élèves apprendraient à l’école la terminologie française de leur discipline. Par la suite, on s’est demandé si leur arrivée sur le marché du travail ne pouvait avoir pour conséquence, dans un grand nombre de cas, de les angliciser. Or, les données de l’étude invalident cette hypothèse. Avant même leur arrivée sur le marché du travail, les élèves déclarent un comportement linguistique analogue à celui des commis aux pièces et des mécaniciens, mais à un niveau plus ou moins sensiblement inférieur.

Il y a ici un clivage social sur lequel il convient d’insister : d’une part, les commerciaux ou cols blancs ; d’autre part, les ouvriers ou cols bleus ainsi que les élèves. D’une part, ceux qui peuvent s’offrir une voiture ou une auto ; d’autre part, ceux qui ne peuvent songer qu’à un char de seconde main. Il y a donc deux normes sociolinguistiques qui s’opposent. En pareil cas, on ne saurait parler de « la norme sociolinguistique du français au Québec » sans sombrer dans l’exclusion sociale.

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Annette Paquot, Les Québécois et leurs mots, Étude sémiologique et sociolinguistique des régionalismes lexicaux au Québec, Presses de l’Université Laval et Conseil de la langue française, 1990.
*Jacques Maurais, Le vocabulaire des Québécois, étude comparative (1983 et 2006), Montréal, OQLF, 2008 (cf. p. 12).
Jacques Maurais, Le vocabulaire français au travail : le cas de la terminologie de l’automobile, Montréal, OQLF, 2008.



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