La « novlangue SMS » va-t-elle envahir les bancs de
l’école ? Va-t-on trouver, dans les copies des élèves, des « tu fé
koi ? » (tu fais quoi ?) ou des « g croier que tu devè
venir » (je croyais que tu devais venir) ? L’écriture SMS ne fait pas
seulement hurler les défenseurs de la langue française. Elle inquiète aussi de
nombreux parents et enseignants, qui y voient une menace sur le niveau
d’orthographe des adolescents.
– Aurélie Collas, « Écrire ‘SMS’ ne
nuit pas à l’orthographe », Le Monde
(blog « Peut mieux faire »), 19 mars 2014
Les
«textismes», variantes et approximations orthographiques d’un mot par rapport à
l’écrit traditionnel utilisées dans les SMS, sont souvent pointés du doigt par
les parents et les enseignants comme source de difficultés en orthographe.
– « Orthographe des ados :
c’est pas la faute des SMS », Libération,
18 mars 2014
Les messages textes représentent pour
plusieurs un véritable affront à la langue de Molière. Maux de tous les mots,
ils sonneraient le glas d’une compétence scripturale déjà en baisse constante
chez les jeunes du Québec.
– Thierry Karsenti et Simon Collin,
« Le mal d’écrire : la faute aux textos ? », Québec français 163, automne 2011,
p. 82
Pour les deux derniers auteurs, « il
s’avère impossible de confirmer la croyance populaire de l’influence négative
des messages textes sur la qualité du français écrit des jeunes. »
N’insistons pas : la réponse convenue des pédagogues, c’est que les SMS*
ou textos ne constituent pas une menace pour le niveau en orthographe à l’école
mais sont des occasions de plus de pratiquer l’écrit.
Il y a plus intéressant que de se plaindre
de l’orthographe des SMS ou que de répéter le mantra que les parents et les
enseignants ont tort de voir dans les SMS une menace pour l’acquisition de
l’orthographe.
Les plaintes répétées sur une
méconnaissance des règles de l’orthographe par les jeunes ciblent
essentiellement le recours à des abréviations comme LOL ou MDR*, des
compactages (ds = dans), la combinaison de lettres et de chiffres utilisés
pour leur valeur phonétique du type a2min,
« à demain », k7,
« cassette » et l’écriture « au son » (g été faire mes courses; s ke tu pe ht 1 kdo; jc c koi; keske). Or,
ces manières d’écrire sont non seulement anciennes mais antiques.
L’utilisation de raccourcis graphiques ne
doit en effet pas étonner, car elle est ancienne. Dans l’Antiquité, les supports sur lesquels on écrivait
étaient coûteux (les papyrus, plus tard le parchemin) ou de taille réduite (les
tablettes de terre cuite en Mésopotamie, les tablettes enduites de cire chez
les Romains) et, dans le cas des œuvres littéraires, la copie des manuscrits
était longue, fastidieuse et coûteuse. Il fallait des moyens de réduire les coûts.
Écrire avec des abréviations (ou, si l’on
préfère, une forme de sténographie) a existé à Athènes depuis le ive siècle av. J.-C. On
trouve des formes tachygraphiques dans les papyrus et les manuscrits grecs et
latins. À Rome, Sénèque en aurait relevé 5 000. Ces abréviations se
présentent sous des formes qu’il est difficile de reproduire même avec les
milliers de caractères d’Unicode. Je donnerai quelques exemples parmi les plus
simples à reproduire. Je commencerai par l’un des plus curieux** :
Le sigle peut s’interpréter de différentes
manières : ὦ ἂνδρες
Ἀθηναῖοι,
ὦ Ἀθηναῖοι,
ὦ ἂνδρες
« ô Athéniens ! ».
Les juifs hellénisés écrivaient ΘC= ΘЄOC, Dieu; KC= KYRIOC, « Seigneur ».
Parmi les abréviations latines fréquentes
dans les manuscrits, je citerai : ACT.= actum; ED.= edictum; Qo=
quo; Hc= hunc; ÷= est, etc.
Les Romains, qui écrivaient habituellement
leur correspondance sur des tablettes enduites de cire, pouvaient commencer
ainsi leurs lettres : S.V.B.E.E.A.U (si
vales, bene est, ego autem valeo = si tu vas bien, tout est bien ;
quant à moi, je vais bien).
Voici le début d’une lettre de Cicéron à
Pompée (Ad familiares, V, 7) :
Scr. Romae a.u.c. 692.
M. TULLIUS M. F. CICERO S. D. CN. POMPEIO CN. F. MAGNO IMPERATORI.
M. TULLIUS M. F. CICERO S. D. CN. POMPEIO CN. F. MAGNO IMPERATORI.
S. T. E. Q. V. B. E. Ex
litteris tuis, quas publice misisti, cepi una cum omnibus incredibilem
voluptatem, etc.
Je me contente d’expliquer S. T. E. Q. V. B. E. : si tu exercitusque valetis, bene est (si
toi et ton armée allez bien, tout est bien).
Ajoutez à cela que dans l'écriture les mots n'étaient pas encore séparés :
Compliqué, n’est-ce pas ? Au fond, au moins autant que certains textos.
Ajoutez à cela que dans l'écriture les mots n'étaient pas encore séparés :
Papyrus
de l’épître de Jacques (1, 15-18), iiie
siècle
(Par
Inconnu — Papyrus Oxyrhynchys 1229, Domaine public,
https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=11380691)
|
Compliqué, n’est-ce pas ? Au fond, au moins autant que certains textos.
*
* *
Quant aux formulations du type a2min ou 4ever, elles s’apparentent aux rébus, des suites de dessins ou de
lettres qui donnent des syllabes composant un mot ou une phrase. Par exemple ce
rébus attribué à Voltaire : Ga (= g grand a petit = j’ai grand
appétit).
C’est par ce genre de procédé que les
pictogrammes ont progressivement permis à l’écriture de devenir phonétique. En
sumérien, « le mot ti ‘vie’ ou ‘maintenir
en vie’ est rendu par son homophone ti
‘flèche’, sans doute parce qu’il est malaisé de trouver un symbole pour l’idée
de ‘vivre»’ »***. Au début du iiie
millénaire av. J.-C., le procédé est appliqué de façon courante. Il a évolué vers le syllabaire (un caractère = une syllabe) puis vers l'écriture alphabétique (un caractère = une lettre).
Plus ça change, plus c'est pareil... Évidemment, les esprits chagrins se demanderont si on ne refait pas l'évolution à l'envers...
_______
* Un latiniste a proposé de traduire LOL ou MDR par PR, perii ridendo « je suis mort en
riant » !
** Exemple que j’emprunte à Victor Martin et Guy de Budé dans leur
édition des discours d’Eschine, Paris, Belles Lettres, t. 1, 1927, p. xxiii.
*** James G. Février, Histoire de l’écriture, Paris, Payot,
1984, p. 108.
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