Ce blog vient d’avoir sept ans. C’est l’âge de
raison !
Je suis tombé ce matin sur l’allocution d’ouverture
que j’ai faite en 2000 au colloque « La dynamique des langues : perspectives sociocritiques » (cliquer sur le titre du colloque pour avoir accès au programme). J’étais alors premier vice-président du
Comité de recherche en sociolinguistique (RC25) de l’Association internationale
de sociologie. Ce colloque s'inscrivait dans les
« activités régionales » que tout comité de recherche de l'Association internationale de sociologie doit
tenir entre chaque congrès mondial. Il était aussi parrainé par la revue en
ligne DiversCité Langues. Dans le cas du colloque du RC-25 « Sociolinguistique »,
la région était l'Amérique du Nord et des chercheurs des trois pays de la
région, le Mexique, les États-Unis et le Canada, étaient présents.
Comme mon texte n’a été que peu diffusé, je
me permets de le reprendre aujourd’hui.
La dynamique des
langues : perspectives sociocritiques
Allocution d'ouverture
par Jacques Maurais
1er vice-président du Comité de recherche en
sociolinguistique (RC-25) de l'Association internationale de sociologie
membre du comité de rédaction de Diverscité Langues
et chercheur au Conseil de la langue française (Québec)
Le
thème du colloque, la dynamique des langues, est un sujet d'actualité non
seulement au Québec et au Canada, mais aussi à l'échelle internationale, où on
se préoccupe de plus en plus du sort des langues menacées de disparition. Il
s'agit d'un thème nécessairement interdisciplinaire. Il devient, en effet, de
plus en plus évident que, du point de vue de l'analyse des politiques
publiques, on ne peut plus étudier la dynamique des langues à partir du point
de vue d'une seule discipline, sociologie, sociolinguistique ou démographie.
Par exemple, dans le cas de la situation du français à Montréal, on ne peut pas
restreindre l'étude à la seule île en faisant abstraction du fait qu'une grande
partie de la population de la « couronne » (banlieue) vient dans
l'île quotidiennement pour son travail ou ses loisirs. Un découpage
géographique pour ne considérer que la seule île occulte l'importance de
l'étalement urbain sur la dynamique des langues. Une discipline comme la
géographie a donc son mot à dire sur la dynamique des langues à Montréal et
notamment dans la définition d'un espace sociolinguistique.
À
titre d’illustration, rappelons l'ancien projet de déménager l'Hôtel-Dieu à
Rivière-des-Prairies, ce qui aurait privé le centre-ville de Montréal d'une
importante institution francophone. À l'époque, plusieurs se sont objectés,
dans la presse, à ce déménagement en montrant l'impact que cette décision
aurait sur la situation du français. On a alors proposé que des projets de
cette envergure fassent l'objet d'une procédure d'évaluation des impacts linguistiques
tout comme on procède à des évaluations d'impact environnemental. On voit donc
l'intérêt qu'il y a à étudier la dynamique des langues d'un point de vue
écologique, c'est-à-dire un point de vue qui intègre le fait que les forces qui
agissent sur l'évolution des langues ressortissent à plusieurs disciplines.
Car
la dynamique des langues n'est pas une discipline, mais un champ d'études. Trop
souvent, le point de vue adopté ne fait appel qu'à une seule discipline. Par
exemple, la seule analyse des recensements peut laisser croire que les
changements de langue s'accomplissent de façon quasi mécanique d'une génération
à l'autre. À partir d'un point de vue aussi mécaniste, on aboutit à la
conclusion que les transferts linguistiques sont nécessairement accomplis à la
troisième génération, ce qui est en partie contredit par les faits (ainsi, les
mennonites de langue allemande aux États-Unis conservent leur langue sur
beaucoup plus que trois générations). À l'autre extrême, les études de type
ethnologique, dont les modèles restent les admirables Language Shift. Social
Determinants of Linguistic Change in Bilingual Austria (1979) de Susan Gal et Language
Death : The Life Cycle of a Scottish Gaelic Dialect (1981) de Nancy Dorian, tout en renseignant
de façon détaillée sur les conditions dans lesquelles s'opère le changement
linguistique, ne sont pas applicables à grande échelle. Or, ce sont, la plupart
du temps, des données sur l'ensemble de la population ou de gros échantillons
dont les décideurs publics ont besoin dans la mise en œuvre des politiques
linguistiques comme la francisation au Québec ou la politique de bilinguisme du
gouvernement canadien.
L'étude
de la dynamique des langues pose le problème de l'interdisciplinarité. Il
arrive trop souvent que les travaux interdisciplinaires ou que les équipes
soi-disant interdisciplinaires soient, en fait, dominés par une seule
discipline. Il faut donc trouver les moyens de mettre en échec ce que l'on
pourrait appeler l'impérialisme disciplinaire. Mais l'étude de la dynamique des
langues pose aussi d'importants problèmes d'ordre méthodologique. Donnons
quelques exemples. Les données des recensements canadiens sont surtout valables
dans le cas des groupes linguistiques nombreux et se révèlent de peu d'utilité
pour étudier la situation des langues autochtones : il faut alors avoir
recours à des techniques proprement sociolinguistiques ou ethnologiques. De
plus, les données censitaires sur le bilinguisme sont basées sur
l'auto-évaluation : or, on a pu constater que l'auto-évaluation de ses
compétences en matière de bilinguisme variait selon que l'on est membre de la
majorité ou de la minorité linguistique, les membres de la majorité,
anglophones dans le reste du Canada, francophones au Québec, ayant tendance à
surestimer leurs compétences1. Christopher McAll2 a
montré que les répondants à un sondage d'opinion affirment travailler plus en
français que ce qu'ils font dans la réalité. On sait en fait depuis plus d'un
quart de siècle que l'auto-évaluation n'est pas très fiable mais que
l'évaluation des comportements linguistiques des autres est assez juste3 ;
pourtant, on continue d'avoir recours à la technique de l'auto-évaluation sans
aucune précaution supplémentaire. Beaucoup de publications en sociologie de la
langue, du moins au Canada, sont en fait basées sur des sondages d'opinion,
donc en dernier ressort sur l'auto-évaluation, et soulèvent conséquemment le
même genre d'objections. C'est face à ces problèmes méthodologiques que
l'interdisciplinarité peut être d'un grand secours car il devient évident
qu'une seule discipline ou une seule technique d'enquête ne peut suffire à
rendre compte de la complexité de la dynamique des langues.
Dans
l'étude de la dynamique des langues, il arrive que des professionnels se
comportent à l'occasion en amateurs et ce sont parfois les véritables amateurs
qui peuvent réserver d'agréables surprises comme en témoignent le livre de
Richard Joy, Languages in conflict : The Canadian Experience (1967) et celui de Reg Hindley, The
Death of the Irish Language (1990),
œuvre d'un géographe qui, sur plus de trente ans, a parcouru tous les coins et
recoins d’Irlande où l'on parlait encore irlandais.
Le
titre du colloque est suivi de la mention « perspectives sociocritiques ».
Il apparaît en effet essentiel d'apporter un regard critique sur le phénomène
de la dynamique des langues à partir du point de vue de plusieurs disciplines,
bref un regard ou des regards de critiques croisées.
Cette
vision critique paraît importante pour la santé même de la discipline qu'est la
sociolinguistique. Selon l’analyse sévère du sociologue catalan Lluis Aracil4
dans sa critique du livre Un futuro para nuestro pasado de José M. Sanchez Carrión, la
sociolinguistique est allée dégénérant depuis son apparition en 1953. Les concepts
n'ont pas été affinés et on n'a pas mis au point une terminologie ordonnée. On
s'est contenté d'accepter de façon ingénue et routinière le sens commun, ce qui
a pu donner libre cours à l'improvisation prétentieuse. Aracil ajoute que
l'absence de critique est dévastatrice pour la sociolinguistique et peut
laisser la voie libre aux charlatans qui essaieront de faire illusion en ayant
recours à des talismans, charmes et panacées relevant plus de la pensée magique
que de la véritable science.
Glyn
Williams a déjà émis, dans un article de 1986, des critiques analogues à celles
d'Aracil à propos de l'aménagement linguistique, dont le niveau de
conceptualisation demeure, selon lui, relativement bas. Et dans sa préface au
volume du même Williams, Sociolinguistics. A Sociological Critique, Joshua Fishman5
n'a pas hésité à écrire : « After three decades, sociolinguistics has
remained just as it was : a province of linguistics and anthropology, and
a rather provincial province at that. »
Comme
autre preuve du malaise qui semble frapper la sociolinguistique, on peut citer
la publication, en 1996, des Lectures
against Sociolinguistics de
Rajendra Singh.
Ce
colloque, dont les principaux textes seront publiés en ligne dans Diverscité
Langues, en offrant des regards croisés sur la dynamique des langues à
partir de plusieurs disciplines, a pour objectif un début de décloisonnement
interdisciplinaire dans l'étude d'un phénomène qui demeure toujours d'actualité
au Canada et au Québec et qui ne cesse d'attirer de plus en plus l'attention
dans le reste du monde.
________
Références :
1. Charles
Castonguay (communication personnelle). Voir aussi Charles Castonguay, « Getting
the Facts Straight on French. Reflections Following the 1986 Census », Inroads
8 (1999), p. 74.
2.
Christopher McAll, Catherine Montgomery et Louise Tremblay, « Utilisation
du langage et des langues au travail : la reconstruction de la journée de
travail et la cartographie sociolinguistique de l'entreprise », Terminogramme 74,
automne 1994, pp. 3 et 5.
3.
William Labov, Sociolinguistique,
Paris, Éditions de Minuit, 1976, p. 199.
4.
Lluis V. Aracil, « Euskal-Herria i sociolingüistica : dues incerteses
i una aposta (A proposit d'un llibre recent) », Limits 4 (mai 1988),
pp. 39-73.
5. Joshua Fishman, « Foreword »
to Glyn Williams, Sociolinguistics.
A Sociological Critique, Londres, Routledge, 1992, p. viii.
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