mardi 13 mars 2018

L’âge de raison


Ce blog vient d’avoir sept ans. C’est l’âge de raison !


Je suis tombé ce matin sur l’allocution d’ouverture que j’ai faite en 2000 au colloque « La dynamique des langues : perspectives sociocritiques » (cliquer sur le titre du colloque pour avoir accès au programme). J’étais alors premier vice-président du Comité de recherche en sociolinguistique (RC25) de l’Association internationale de sociologie. Ce colloque s'inscrivait dans les « activités régionales » que tout comité de recherche de l'Association internationale de sociologie doit tenir entre chaque congrès mondial. Il était aussi parrainé par la revue en ligne DiversCité Langues. Dans le cas du colloque du RC-25 « Sociolinguistique », la région était l'Amérique du Nord et des chercheurs des trois pays de la région, le Mexique, les États-Unis et le Canada, étaient présents.


Comme mon texte n’a été que peu diffusé, je me permets de le reprendre aujourd’hui.


La dynamique des langues : perspectives sociocritiques
Allocution d'ouverture
par Jacques Maurais
1er vice-président du Comité de recherche en sociolinguistique (RC-25) de l'Association internationale de sociologie
membre du comité de rédaction de Diverscité Langues
et chercheur au Conseil de la langue française (Québec)


Le thème du colloque, la dynamique des langues, est un sujet d'actualité non seulement au Québec et au Canada, mais aussi à l'échelle internationale, où on se préoccupe de plus en plus du sort des langues menacées de disparition. Il s'agit d'un thème nécessairement interdisciplinaire. Il devient, en effet, de plus en plus évident que, du point de vue de l'analyse des politiques publiques, on ne peut plus étudier la dynamique des langues à partir du point de vue d'une seule discipline, sociologie, sociolinguistique ou démographie. Par exemple, dans le cas de la situation du français à Montréal, on ne peut pas restreindre l'étude à la seule île en faisant abstraction du fait qu'une grande partie de la population de la « couronne » (banlieue) vient dans l'île quotidiennement pour son travail ou ses loisirs. Un découpage géographique pour ne considérer que la seule île occulte l'importance de l'étalement urbain sur la dynamique des langues. Une discipline comme la géographie a donc son mot à dire sur la dynamique des langues à Montréal et notamment dans la définition d'un espace sociolinguistique.

À titre d’illustration, rappelons l'ancien projet de déménager l'Hôtel-Dieu à Rivière-des-Prairies, ce qui aurait privé le centre-ville de Montréal d'une importante institution francophone. À l'époque, plusieurs se sont objectés, dans la presse, à ce déménagement en montrant l'impact que cette décision aurait sur la situation du français. On a alors proposé que des projets de cette envergure fassent l'objet d'une procédure d'évaluation des impacts linguistiques tout comme on procède à des évaluations d'impact environnemental. On voit donc l'intérêt qu'il y a à étudier la dynamique des langues d'un point de vue écologique, c'est-à-dire un point de vue qui intègre le fait que les forces qui agissent sur l'évolution des langues ressortissent à plusieurs disciplines.

Car la dynamique des langues n'est pas une discipline, mais un champ d'études. Trop souvent, le point de vue adopté ne fait appel qu'à une seule discipline. Par exemple, la seule analyse des recensements peut laisser croire que les changements de langue s'accomplissent de façon quasi mécanique d'une génération à l'autre. À partir d'un point de vue aussi mécaniste, on aboutit à la conclusion que les transferts linguistiques sont nécessairement accomplis à la troisième génération, ce qui est en partie contredit par les faits (ainsi, les mennonites de langue allemande aux États-Unis conservent leur langue sur beaucoup plus que trois générations). À l'autre extrême, les études de type ethnologique, dont les modèles restent les admirables Language Shift. Social Determinants of Linguistic Change in Bilingual Austria (1979) de Susan Gal et Language Death : The Life Cycle of a Scottish Gaelic Dialect (1981) de Nancy Dorian, tout en renseignant de façon détaillée sur les conditions dans lesquelles s'opère le changement linguistique, ne sont pas applicables à grande échelle. Or, ce sont, la plupart du temps, des données sur l'ensemble de la population ou de gros échantillons dont les décideurs publics ont besoin dans la mise en œuvre des politiques linguistiques comme la francisation au Québec ou la politique de bilinguisme du gouvernement canadien.

L'étude de la dynamique des langues pose le problème de l'interdisciplinarité. Il arrive trop souvent que les travaux interdisciplinaires ou que les équipes soi-disant interdisciplinaires soient, en fait, dominés par une seule discipline. Il faut donc trouver les moyens de mettre en échec ce que l'on pourrait appeler l'impérialisme disciplinaire. Mais l'étude de la dynamique des langues pose aussi d'importants problèmes d'ordre méthodologique. Donnons quelques exemples. Les données des recensements canadiens sont surtout valables dans le cas des groupes linguistiques nombreux et se révèlent de peu d'utilité pour étudier la situation des langues autochtones : il faut alors avoir recours à des techniques proprement sociolinguistiques ou ethnologiques. De plus, les données censitaires sur le bilinguisme sont basées sur l'auto-évaluation : or, on a pu constater que l'auto-évaluation de ses compétences en matière de bilinguisme variait selon que l'on est membre de la majorité ou de la minorité linguistique, les membres de la majorité, anglophones dans le reste du Canada, francophones au Québec, ayant tendance à surestimer leurs compétences1. Christopher McAll2 a montré que les répondants à un sondage d'opinion affirment travailler plus en français que ce qu'ils font dans la réalité. On sait en fait depuis plus d'un quart de siècle que l'auto-évaluation n'est pas très fiable mais que l'évaluation des comportements linguistiques des autres est assez juste3 ; pourtant, on continue d'avoir recours à la technique de l'auto-évaluation sans aucune précaution supplémentaire. Beaucoup de publications en sociologie de la langue, du moins au Canada, sont en fait basées sur des sondages d'opinion, donc en dernier ressort sur l'auto-évaluation, et soulèvent conséquemment le même genre d'objections. C'est face à ces problèmes méthodologiques que l'interdisciplinarité peut être d'un grand secours car il devient évident qu'une seule discipline ou une seule technique d'enquête ne peut suffire à rendre compte de la complexité de la dynamique des langues.

Dans l'étude de la dynamique des langues, il arrive que des professionnels se comportent à l'occasion en amateurs et ce sont parfois les véritables amateurs qui peuvent réserver d'agréables surprises comme en témoignent le livre de Richard Joy, Languages in conflict : The Canadian Experience (1967) et celui de Reg Hindley, The Death of the Irish Language (1990), œuvre d'un géographe qui, sur plus de trente ans, a parcouru tous les coins et recoins d’Irlande où l'on parlait encore irlandais.

Le titre du colloque est suivi de la mention « perspectives sociocritiques ». Il apparaît en effet essentiel d'apporter un regard critique sur le phénomène de la dynamique des langues à partir du point de vue de plusieurs disciplines, bref un regard ou des regards de critiques croisées.

Cette vision critique paraît importante pour la santé même de la discipline qu'est la sociolinguistique. Selon l’analyse sévère du sociologue catalan Lluis Aracil4 dans sa critique du livre Un futuro para nuestro pasado de José M. Sanchez Carrión, la sociolinguistique est allée dégénérant depuis son apparition en 1953. Les concepts n'ont pas été affinés et on n'a pas mis au point une terminologie ordonnée. On s'est contenté d'accepter de façon ingénue et routinière le sens commun, ce qui a pu donner libre cours à l'improvisation prétentieuse. Aracil ajoute que l'absence de critique est dévastatrice pour la sociolinguistique et peut laisser la voie libre aux charlatans qui essaieront de faire illusion en ayant recours à des talismans, charmes et panacées relevant plus de la pensée magique que de la véritable science.

Glyn Williams a déjà émis, dans un article de 1986, des critiques analogues à celles d'Aracil à propos de l'aménagement linguistique, dont le niveau de conceptualisation demeure, selon lui, relativement bas. Et dans sa préface au volume du même Williams, Sociolinguistics. A Sociological Critique, Joshua Fishman5 n'a pas hésité à écrire : « After three decades, sociolinguistics has remained just as it was : a province of linguistics and anthropology, and a rather provincial province at that. »

Comme autre preuve du malaise qui semble frapper la sociolinguistique, on peut citer la publication, en 1996, des Lectures against Sociolinguistics de Rajendra Singh.

Ce colloque, dont les principaux textes seront publiés en ligne dans Diverscité Langues, en offrant des regards croisés sur la dynamique des langues à partir de plusieurs disciplines, a pour objectif un début de décloisonnement interdisciplinaire dans l'étude d'un phénomène qui demeure toujours d'actualité au Canada et au Québec et qui ne cesse d'attirer de plus en plus l'attention dans le reste du monde.
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Références :
1. Charles Castonguay (communication personnelle). Voir aussi Charles Castonguay, « Getting the Facts Straight on French. Reflections Following the 1986 Census », Inroads 8 (1999), p. 74.
2. Christopher McAll, Catherine Montgomery et Louise Tremblay, « Utilisation du langage et des langues au travail : la reconstruction de la journée de travail et la cartographie sociolinguistique de l'entreprise », Terminogramme 74, automne 1994, pp. 3 et 5.
3. William Labov, Sociolinguistique, Paris, Éditions de Minuit, 1976, p. 199.
4. Lluis V. Aracil, « Euskal-Herria i sociolingüistica : dues incerteses i una aposta (A proposit d'un llibre recent) », Limits 4 (mai 1988), pp. 39-73.
5. Joshua Fishman, « Foreword » to Glyn Williams, Sociolinguistics. A Sociological Critique, Londres, Routledge, 1992, p. viii.


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